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§. XIV.

Que l’Ame des Betes est
une Preuve que la Ma-
tiere eut acquérir
la Faculté de
penser.


Le Pere Mallebranche veut démontrer l’Impoſſibilité de la Matérialité de l’Ame, en prouvant que les Bêtes en ſont entiérement privées. Mais, les Preuves qu’il donne, pour autoriſer & appuïer ſon Sentiment, ont plus de Brillant que de Solidité. Si l’on conçoit, dit-il, que la Matiere figurée d’une telle Maniere, comme en Quarré, en Rond, en Ovale, ſoit de la Douleur, du Plaiſir, &c. on peut aſſûrer, que l’Ame des Bêtes, toute matérielle qu’elle eſt, eſt capable de ſentir, &c… De même, ſi l’on conçoit que la Matiere extrémement agitée de haut en bas, en Ligne circulaire, ſpirale, parabolique, elliptique, ſoit un Amour, une Haine, une Joïe, une Triſteſſe ; on peut dire, que les Bêtes ont les mêmes Paſſions que nous. Que ſi on ne le voit pas, il ne le faut pas dire, à moins qu’on ne veuille parler ſans ſavoir ce qu’on dit… : car, il ne faut aſſurer que ce que l’on conçoit[1].

Il eſt aiſé de répondre à ces Objections, & d’en former qui ont la même Force pour ſoutenir la Matérialité de l’Ame ; & l’on eſt en Droit de dire au Pere Mallebranche : Si vous concevez clairement, comment une Choſe, qui n’a point d’Etendue, exiſte ; comment une Choſe, qui n’a point de Parties, agit ſur la Matiere ; comment la Matiere, à ſon tour, agit ſur une Choſe, qui n’a, ni Etendue, ni Largeur, ni Profondeur : vous pouvez aſſûrer, que l’Ame eſt une Subſtance incorporelle. Que ſi vous ne le concevez pas, il ne faut pas le dire, à moins que vous ne veuilliés parler ſans ſavoir ce que vous dites ; … car, il ne faut aſſûrer que ce que vous concevez clairement ; & je crois, que vous avez aſſez de Bonne-Foi pour m’avouër, que vous ignorez, ou, du moins que vous n’avez qu’une Connoiſſance bien incertaine, de la Maniere dont une Subſtance étendue agit ſur une qui ne l’eſt pas, & qui n’étant pas matérielle n’a point de Parties.

Les Preuves du Pere Mallebranche ſont donc des Brodequins de Théâtre, des Chauſſures qui peuvent ſervir à toutes ſortes de Pieds : il n’y a que la différente Façon de les accommoder ; & ſi l’on ne doit juger de la Spiritualité ou de la Matérialité de l’Ame, que par la Clarté qu’on aperçoit dans les différens Sentimens qui regardent cette Diſpute, elle ſera éternelle parmi les Gens de Bonne-Foi. Ils pancheront même vers l’Opinion qui veut qu’elle ſoit matérielle. Car, n’eſt-il pas plus aiſé de croire que Dieu accorde la Penſée à une Subſtance que nous connoiſſons, & dont nous avons une Notion claire & diſtincte ; que de concevoir qu’une Subſtance, qui n’a point d’Etendue, & dont nous n’avons aucune Notion, agiſſe ſur la Matiere ?

Il n’y a, dans le Siſtême de l’Ame matérielle, qu’une ſeule Difficulté ; encor eſt-elle légere, lorſqu’on veut ne point borner la Puiſſance de Dieu, & qu’on convient de bonne-foi, que celui, qui de Rien a créé la Matiere, peut lui communiquer la Perception. Mais, dans l’Opinion contraire, à chaque Pas, on rencontre une nouvelle Difficulté. Il faut d’abord admettre une Subſtance non étendue, dont nous n’avons aucune Notion. Secondement, on ne peut comprendre comment une Subſtance, qui n’a point de Parties, qui eſt ſpirituelle, enfin qui n’eſt point matérielle, peut agir ſur la Matiere. Troiſiémement, on ignore également comment la Matière peut à ſon tour agir ſur ce qui n’eſt pas matériel. Il eſt encor pluſieurs autres Embarras. Et certes, ceux, qui bornent ſi hardiment la Puiſſance de Dieu, qu’ils veulent qu’il n’ait pas le Pouvoir de communiquer la Penſée à la Matiere, ont bien de la Complaiſance pour leur Sentiment, de lui accorder la Permiſſion de faire tant de Miracles en faveur de leurs Opinions.

Je vais continuer, Madame, d’éxaminer les Raiſons qui engagent le Pere Mallebranche à refuſer une Ame aux Bêtes. Comme vous voïez, qu’ainſi que tous les Cartéſiens, il ſoutient que la Matiere ne peut jamais recevoir la Perçeption, ni le Sentiment, il eſt obligé de priver entièrement les Bêtes de l’Ame ; car, s’il leur en accordoit une, il réſulteroit de ſon Siſtême, qu’elle ſeroit ſpirituelle, ce qu’aucun Philoſophe n’ôſeroit ſoutenir. Il eſt vrai, dit-il, que les Actions, que font les Bêtes, marquent une Intelligence : car, tout ce qui eſt réglé le marque. Une Montre même le marque. Il eſt impoſſible que le Haſard en compoſe les Roues ; & il faut que ce ſoit une Intelligence qui en regle le Mouvement… Enfin, tout ce que nous voïons que font les Plantes, auſſi bien que les Animaux, marque certainement une Intelligence… Mais, continue le Pere Mallebranche, cette Intelligence n’eſt point de la Matiere : elle eſt diſtinguée des Bêtes, comme celle qui arrange les Roues d’une Montre eſt diſtinguée de la Montre. Car, cette Intelligence paroit infiniment ſage, & infiniment puiſſante… Ainſi, dans les Animaux, il n’y a, ni Intelligence, ni Ame… Autrement, il faudroit dire, qu’il y a plus d’Intelligence dans le plus petit des Animaux, ou même, dans une ſeule Graine, que dans le plus ſpirituel des Hommes : car, il eſt conſtant, qu’il y a plus de différentes Parties, & qu’il s’y produit plus de Mouvemens réglez, que nous n’en ſaurions connoître[2].

J’avoue, que ſi jamais Preuves m’ont paru peu convaincantes, ce ſont celles-là. Pour mieux les éxaminer, je vais les détailler l’une après l’autre.

Le Pere Mallebranche poſe d’abord pour Principe, que l’Intelligence, qui paroît dans les Bêtes, ne vient point de la Matiere. Mais, c’eſt-là ce qu’il falloit prouver. C’eſt cette même Theſe, que je viens de montrer être ſi peu certaine, & ſi peu claire. Lorſqu’on philoſophe ſur ſes propres Principes, il eſt facile d’en tirer les Conſéquences que l’on veut. Mais, lorſque ces Principes ſont, ou faux, ou incertains, tous les Raiſonnemens qui en découlent ſe reſſentent des Défauts de la Source. Avant de mettre pour Principe, que l’Intelligence, qui paroît dans les Bêtes, n’eſt point de la Matiere, il faut avoir prouvé évidemment, que la Matiere eſt incapable du Sentiment & de la Perception, & qu’elle ne peut en être ſuſceptible, même par le Pouvoir de Dieu. Pourſuivons l’Examen des Raiſons du Pere Mallebranche. L’Intelligence, dit-il, que marquent les Bêtes, paroît infiniment ſage, infiniment puiſſante. Ainſi, il ne doit y avoir dans les Bêtes aucune Intelligence même ; parce que, ſi l’Intelligence, qu’on y découvre y étoit une Suite de leur Âme, elles auroient plus de Perception & d’Intelligence, que le plus ſpirituel des Hommes, qui ne ſauroit en connoître les Mouvemens & les différentes Parties[3].

Je ne puis comprendre ſur quoi le Pere Mallebranche ſe figure, qu’une Choſe ne doive pas être, parce qu’elle eſt au-deſſus de la Portée de la Connoiſſance Humaine. Eh quoi ! Parce que notre Eſprit ne pourra comprendre comment le Bled germe dans la Terre, je ſerai en Droit de dire qu’il ne germe pas ? En vérité,

Homere quelquefois radotoit bonnement.[4]
Je crois qu’il en eſt des grands Philoſophes comme des grands Poëtes : ils s’égarent quelquesfois. Qu’auroit dit le Pere Mallebranche, ſi Montagne avoit ſoutenu, que l’Ame ne pouvoit être immortelle, parce qu’il ne concevoit pas comment elle pourroit l’être ? Il n’eût pas manqué de lui dire : Vous n’êtes pas en Droit de nier qu’une Choſe ne puiſſe étre, parce que vous ne concevez pas comment elle ſe fait. Tout ce que vous pouvez faire eſt de nier qu’elle puiſſe être, lorſque vous en connoiſſez évidemment l’Impoſſibilité. Ainſi, quoique le Pere Mallebranche ne comprenne pas comment les Bêtes peuvent avoir une Ame matérielle, il n’eſt pas fondé à aſſûrer, comme il fait, qu’elles évitent machinalement, & ſans crainte, tout ce qui eſt capable de les détruire ; … qu’elles mangent ſans plaiſir ; qu’elles crient ſans douleur ; quelles croiſſent ſans le ſavoir ; qu’elles ne deſirent rien, & ne craignent rien ; qu’elles ſont, enfin, de pures Machines, que Dieu conſerve.

Plus j’éxamine cette Opinion, plus je la trouve extraordinaire, & contraire à toutes nos Notions. Le plus petit Animal, une Fourni, une Abeille, dément ce Sentiment, qui n’eſt fondé que ſur la prétendue Croïance de l’Impoſſibilité de la Matérialité de l’Ame. Je demande, s’il n’eſt pas auſſi vrai-ſemblable, que Dieu donne la Perception à certains Atomes & Corpuſcules légers, que d’accorder à des Machines le Pouvoir d’agir avec autant de Sageſſe, que ſi elles étoient intelligentes ? Mais, je vais plus avant, & je ſoutiens, que les Bêtes ont une Ame capable de toutes les Opérations que forme l’Eſprit de l’Homme. La prémiere eſt de concevoir, la ſeconde d’aſſembler ſes Penſés, & la troiſieme d’en tirer une juſte Conſéquence. Je vois diſtinctement dans le Chien ces trois différentes Opérations, quand je veux l’apprendre à ſauter ſur un Bâton. Lorſqu’il ſaute, je le flatte : prémiere Penſée. Je le bats, lorſqu’il ne ſaute pas : ſeconde Penſée. Il ſaute toujours : voilà la Conſéquence des deux prémieres Penſées. Je réduis en Forme l’Argument que fait le Chien. Si je ſaute, je ſuis flatté. Si je ne ſaute pas, je ſuis battu. Sautons donc.

Si les Animaux ne ſont que de ſimples Machines, incapables du Sentiment & de la Connoiſſances ; ſi elles ne peuvent ſentir, ni Douleur, ni Plaiſir, que les Cartéſiens me donnent une Raiſon probable, pour me montrer qu’un Chien, qui meurt de Triſteſſe ſur le Tombeau de ſon Maître, eſt inſenſible à l’Amitié & à la Compaſſion. Si Dieu a formé les Animaux de façon qu’ils évitent machinalement, & ſans crainte, tout Ce qui peut les détruire, pourquoi le Chien ne réſiſte-t-il donc pas à ce Mouvement de Triſteſſe, qui lui cauſe la Mort ? Pourquoi ne mange-t-il pas, & refuſe-t-il la Nourriture qu’on lui donne ? Pourquoi ſon Air morne & abbattu démontre-t-il ce qui ſe paſſe dans ſon Entendement ? En vérité, ſoutenir ſérieuſement, que les Animaux ne ſont que de ſimples Machines, ou des Plantes, c’eſt vouloir abuſer de la Licence du Paradoxe.

Si les Bêtes ont donc une Ame matérielle, le Sentiment n’eſt donc point incompatible avec la Matiere : elle en eſt donc ſuſceptible. Qui peut nier, que Dieu ne puiſſe, en la ſubtiliſant, & la purifiant, l’élever juſqu’au Dégré de Connoiſſance de l’Ame des Hommes ?


  1. Mallebranche, Recherche de la Vérité, Liv. IV. Chap. VII. pag. 430.
  2. Mallebranche, Recherche de la Vérité ; Livr. IV, Chap. VII, pag.431.
  3. Mallebranche, Recherche de la Vérité, Livr. IV, Chap. VII, pag. 432.
  4. Aliquando bonus dormitat Homerus.