La philosophie du bon sens/V/XIII

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§. XIII.

Qu’il n’est aucune Preuve
évidente contre la Ma-
térialité de nos
Ames.


Les Cartéſiens poſent pour un Principe certain & évident, que la Penſée ne peut être un Mode d’une Subſtance étendue. Qui vous a dit, leur peut-on demander, que la Penſée ne peut être communiquée à la Matiere par la Volonté de la Divinité ? Qui vous en a inſtruit ? Vous y a-t-elle révélé ? Non, répondent-ils : c’eſt par la Refléxion, que nous jugeons qu’il faut que l’Ame ſoit abſolument ſpirituelle. Nous voïons que la Matiere, quelque Déliée qu’elle ſoit, quelque Mouvement qu’elle ait, ne ſauroit être ſuſceptible du Raiſonnement, & de-là nous concluons, que l’Ame, qui raiſonne, n’eſt point matérielle. « Nous connoiſſons », dit Des-Cartes, « que, pour être, nous n’avons pas beſoin d’Extenſion, de Figure, d’être en aucun lieu, ni d’aucune autre Choſe qu’on peut attribuer au Corps ; & que nous ſommes, par cela ſeul que nous penſons[1] » Mais, il n’eſt rien de moins évident & de moins prouvé, que cela : car, l’on peut ſoutenir d’un autre côté, que nous ne connoiſſons que nous, éxiſtons, & que nous ne penſons, que parce que nous ſommes étendus ; c’eſt-à-dire, que parce que notre Ame, qui eſt matérielle, a là Faculté de penſer. Quoique nous ne comprenions pas, quelque déliée, quelque légère, que ſoit la Matiere, quelque Mouvement qu’elle ait, qu’elle puiſſe acquérir la Penſée, nous ne devons pas croire, que Dieu, par des Secrets qui nous ſont inconnus, ne puiſſe la lui communiquer. Ainſi, l’on en eſt toujours réduit à revenir au prémier Point, qui eſt de prouver que Dieu ne peut accorder la Penſée à la Matiere ; juſques à ce qu’on ait montré que le Pouvoir de la Divinité eſt ſi borné, qu’elle ne ſauroit rendre une Bête raiſonnable ; ſans changer l’Eſſence de ſon Ame, & lui en donner par conſéquent un autre : juſqu’alors, dis-je, on eſt en Droit de ſoutenir, qu’il n’eſt aucune Preuve évidente contre l’Immatérialité de l’Eſprit.

Il n’eſt rien de ſi plaiſant & de ſi fragile, que la Façon dont quelques Philoſophes ſoutiennent que Dieu ne ſauroit accorder la Penſée aux Bêtes. La Penſée, diſent-ils, eſt le Mode d’une Subſtance ſpirituelle. Or, l’Ame des Bêtes étant matérielle, Dieu ne ſauroit leur accorder la Penſée ; parce qu’il ne peut changerles Eſſences des Choſes. Mais, il n’eſt rien de ſi extraordinaire, que d’admettre pour Principe une Choſe conteſtée. Car, il s’agit uniquement de ſavoir ſi la Penſée ne peut être le Mode d’une Subſtance ſpirituelle, & ſi la Matiere, par le Pouvoir Divin, ne peut être ſuſceptible de Perception ?

Les vrais Cartéſiens ne ſe ſervent point de cet Argument ; parce que, par une Abſurdité aſſez grande, ils prétendent, que Dieu peut changer les Eſſences, & faire qu’un Bâton ſoit Bâton, ſans avoir de Bout ; ce qui eſt de toutes les Opinions la plus ridicule. Mais, ils ne ſont pas moins entêtez à nier que la Matiere puiſſe être capable de la Penſée.

  1. Des-Cartes, Principes de Philoſophie, Livr. I, pag. 6.