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§. XII.

Si notre Ame est matériel-
le, et si elle est mor-
telle[1] ?


Le Pere Mallebranche, qui a affecté d’avoir beaucoup de Mépris pour Montagne, parce qu’il paroiſſoit embarraſſé de réſoudre la Queſtion de l’Immatérialité & de l’Immortalité de l’Ame, donne lui-même des Preuves très-foibles de l’une & de l’autre. L’Ame dit-il, étant une Subſtance qui penſe, doit être immortelle parce qu’il n’eſt pas concevable, qu’une Subſtance puiſſe devenir rien. Il faut recourrir à une Puiſſance de Dieu toute extraordinaire, pour concevoir que cela ſoit poſſible[2].

Je demande au Pere Mallebranche, pourquoi il eſt beſoin d’une Puiſſance extraordinaire de Dieu, pour qu’il permette & qu’il veuille, qu’une Subſtance, qui a eu un Commencement, ait une Fin ? Pour moi, je crois, (& je penſe que tout le Monde eſt de mon Sentiment, ) qu’il ne faut pas un Pouvoir plus grand, pour réduire à rien une Subſtance, que pour la créer de rien. Ainſi, ſi Dieu, en créant l’Ame, a voulu qu’elle eut une Fin, elle périra auſſi aiſément qu’elle a été créée. Le Pere Mallebranche pouroit répondre, que Dieu n’annéantiſſant point l’Ame, elle reſtera éternelle. Je conviens, que, ſi Dieu le veut, elle le ſera : mais, il reſte à prouver, que Dieu ſoit obligé eſſentiellement de vouloir que l’Ame ſoit éternelle. Juſqu’alors, on n’eſt point obligé de croire qu’une Subſtance créée ne puiſſe avoir une Fin : & il eſt inutile pour cela de recourrir à une Puiſſance toute extraordinaire de Dieu, pour concevoir que cela ſoit poſſible. Le Pere Mallebranche n’eſt point en Droit d’autoriſer ſon Opinion par la Révélation ; parce qu’il eſt uniquement queſtion des Preuves Philoſophiques, que nous pouvons avoir ſur l’Immortalité & l’Immatérialité de l’Ame, par la ſeule Lumiere Naturelle.

La ſeconde Raiſon, qu’il apporte, pour ſoutenir ſon Sentiment, eſt auſſi peu convaincante que la prémiere, L’Ame eſt immortelle, dit-il, parce qu’elle ne peut ſe corrompre, ni ſe réſoudre en Vapeurs, ou en Fumée : car, il eſt évident, que ce qui ne peut ſe diviſer en une Infinité de Parties ne peut ſe corrompre ou réſoudre en Vapeurs. Je voudrois bien que ce Philoſophe me fît la Grace de m’apprendre comment il ſait certainement, que l’Ame ne peut ſe réſoudre en Vapeur, ou en Fumée. Juſques à ce qu’il m’aie prouvé clairement, que Dieu ne peut pas communiquer & accorder quelque Sentiment & quelque Perception à certains Corpuſcules très déliés de la Matiere, & qu’ainſi l’Ame même, par le Pouvoir Divin, ne peut être matérielle, je ſuis en Droit de lui dire, Vous mettez pour Principe certain et dont nous diſputons ; vous fondez l’Immortalité de l’Ame ſur ſa Spiritualité, & ſon Indiviſilité : & moi, je veux qu’elle ſoit mortelle, parce qu’étant Matérielle, elle eſt ſujette à la Diviſion. Voïons donc clairement auparavant, quelle eſt ſa Nature. Sans cela, il eſt impoſſible que nous puiſſions raiſonner conſéquemment. Je ſuis en Droit de rejetter toutes vos Preuves, puiſque vous les fondez ſur un Principe, dont vous ne me pouvez prouver la Certitude, & encore moins l’Evidence.

Le Pere Mallebranche ſemble avoir prévû une Partie de ces Objections ; car, il éxamine la Néceſſité de la Spiritualité de nos Ames, en réfutant l’opinion de ceux qui en accordent une matérielle aux Bêtes, qu’il leur refuſe en les réduiſant au Rang de ſimples Machines. Avant de répondre aux Objections qu’il forme contre l’Opinion de la Matérialité de nos Ames, je vais, Madame, vous dire un Mot ſur les Raiſonnemens que font généralement tous les Cartéſiens : & je vous prie de vouloir bien y apporter quelque Attention ; afin qu’aïant parfaitement dans l’Eſprit les Raiſons qui favoriſent la Spiritualité & l’immortalité de l’Ame, vous puiſſiés en faire un juſte Parallele avec celles qui les combattent.

Les Cartéſiens ſoutiennent, que la Penſée eſt l’Eſſence & le Propre de l’Ame. Elle peut douter, diſent-ils, de tous les autres Attributs : mais, elle ne le ſauroit de celui par lequel elle a le Droit de penſer, puiſque le Doute même eſt une Penſée. Or, la Penſée n’a, ni Longueur, ni Largeur, ni Profondeur. Elle n’a rien de ce qui appartient au Corps. Ainſi donc, elle n’eſt point un Mode d’une Subſtance étendue. Si elle n’eſt point un Mode d’une Subſtance étendue, il faut donc qu’elle en ſoit un d’une Subſtance incorporelle : car, puiſqu’elle éxiſte, & qu’elle eſt un Mode réel & effectif, il faut néceſſairement, ne pouvant l’être d’une Subſtance corporelle & étendue, qu’elle le ſoit d’une incorporelle & ſans étendue ; ce qui emporte la Signification du Mot ſpirituel.

Voilà, Madame, la Maniere la plus préciſe & la plus nette, par la quelle les Cartéſiens ſoutiennent la Spiritualité de l’Ame. Dès qu’on la leur a accordée, il leur eſt aiſé d’en tirer des Preuves très fortes pour ſon Immortalité. La Deſtruction d’une Subſtance, diſent-ils, n’emporte point la Deſtruction de l’autre. Ainſi, la Subſtance étendue étant diſtincte de la ſpitituelle elles ne ſont point détruites enſemble. D’ailleurs, la Subſtance étendue ne périt point entiérement : il n’arrive qu’un Changement, ou une Diſſolution, dans quelques Parties de la Matiere, qui demeure toujours dans la Nature ; comme, l’orſqu’on briſe une Horloge, il n’y a point de Subſtance détruite, quoiqu’on diſe que l’Horloge eſt détruite. Ainſi, une Subſtance n’étant appellée détruite, que par la Diſſolution de ſes Parties, l’Ame ou la Subſtance ſpirituelle ne peut être jamais détruite, puiſqu’elle n’eſt point diviſible, ni compoſée d’aucune Partie, & doit, par conſéquent être immortelle.

Quelque fortes que paroiſſent ces Raiſons, prenez garde, Madame, qu’en accordant aux Cartéſiens la Spiritualité de l’Ame, ils ne ſont pas même en Droit de conclurre, qu’elle doive être abſolument immortelle : car, lorſqu’ils diſent que l’Ame, n’étant point compoſée de Parties, & ne pouvant être diviſée, ne peut périr ; il ne réſolvent point la Difficulté, que Dieu peut avoir créé l’Ame ſpirituelle, & avoir voulu qu’elle mourût avec le Corps. Toute Choſe, qui a eu un Commencement, peut avoir une Fin. Celui, qui a créé la Matiere de Rien, peut l’annihiler : & celui, qui a créé l’Eſprit, peut l’avoir créé mortel, ou le rendre tel, s’il le veut. Ainſi, en ſuppoſant que l’Ame fût ſpirituelle, nous n’aurions point encore de Preuve évidente qu’elle dût être abſolument immortelle, ſi la Révélation ne nous l’apprenoit : & l’Objection qu’on fait, que n’étant point compoſée, & n’étant point diviſible, elle ne peut être détruite, n’a de Force, qu’autant qu’on ſuppoſe que le Créateur a voulu qu’elle fût immortelle ; puiſque celui, qui crée de Rien une Choſe, ſoit ſpirituelle, ſoit corporelle, peut lui fixer un Tems où elle retournera à Rien : à moins qu’on ne ſe figure, qu’il faut beaucoup plus de Puiſſance pour créer un Etre, que pour l’annihiller, & que Dieu ait appris en confidence à certain Philoſophe juſqu’où va ſa Puiſſance.

Le Pere Mallebranche n’a donc pas dû parler avec autant de Mépris de Montagne, ſur ce qu’il ne voïoit pas évidemment la Néceſſité de l’Immortalité de notre Ame : puiſque je défie tous les Philoſophes, dès qu’ils ne voudront point s’appuïer de l’Autorité de la Révélation, de prouver qu’il ſoit abſolument néceſſaire que l’Ame ſoit immortelle, en leur accordant même l’Avantage de reconnoître avec eux ſa Spiritualité.

Vous concevez, Madame, que ceux, qui ſoutiennent que l’Ame eſt matérielle, ont encore un Avantage bien plus conſidérable pour combattre ſon Immortalité. Je vais donc vous faire éxaminer leurs Raiſons, & celles de leurs Adverſaires.

  1. On examine cette Question par les ſeuls Secours de la Lumière Naturelle, & comme pourroient faire des Gens qui ne ſeroient point éclairez par la Révélation.
  2. Mallebranche, Recherche de la Vérité, Livre IV, Chap VII, pag. 428.