La philosophie du bon sens/V/VIII

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§. VIII.

de l’Existence de Dieu.


Personne, à ce que je penſe, n’eſt aſſez ſot & aſſez extravagant, pour ôſer nier qu’il n’y ait quelque Choſe qui ait exiſté de toute Eternité ; & il eſt impoſſible que quelqu’un dans l’Univers ſe figure que le pur Néant, le Rien, une parfaite Négation, puiſſe produire un Etre actuellement éxiſtant. Or, puiſqu’il faut que quelque Choſe ait exiſté de tout Tems, il faut examiner quelle eſt cette Choſe.

Nous ne connoiſſons, & nous ne concevons, dans ce Monde, que deux Sortes d’Etres ; ſavoir Etre penſant, & Etre non-penſant.

Par Etres non-penſans j’entes ceux qui ſont purement matériels, qui n’ont, ni Connoiſſance, ni Perception, ni Penſée, ni Sentiment, comme ſont les Cheveux, les Rognures des Ongles, &c.

Par Etres penſans, je ſignifie & je déſigne nous-mêmes, qui ſentons & connoiſſons, avons du Sentiment, concevons, & réfléchirons.

S’il y a un Etre qui ait exiſté de toute Eternité, il faut neceſſairement qu’il ſoit de la Sorte d’un de ces deux Etres.

L’Esprit connoit aiſément, & la Lumiere Naturelle nous montre d’abord, qu’une Matiere non-penſante ne ſauroit produire un Etre intelligent, qui penſe C’eſt ici, où l’on peut, appliquer juſtement cet Axiome & ce Principe, Nemo dat quod non babet, c.à.d. Une Choſe ne peut donner, ni communiquer, ce qu’elle n’a pas. Et il eſt, auſſi impoſſible de croire, qu’une Matiere non-penſante peut produire la Connoiſſance & la Penſée, qu’il l’eſt de ſe perſuader que le Néant & la Privation de tous les Etres ſoient l’Origine de tous ceux qui éxiſtent. Qu’on briſe un Caillou, qu’on le réduite en Pouſſiere. Qu’on remue enſuite avec violence cette Pouſſiere. Si l’on en fait réſulter quelque Conception, quelque Penſée ; ſi cette Poudre, cette Matiere non-penſante, peut devenir ou produire un Etre intellectuel, je ſuis prêt à croire le Siſtême des Athées. Car, pour abréger toutes Diſputes, je veux même ſuppoſer avec ceux contre qui je raiſonne, que la Matiere a eu ſon Mouvement de tout Tems. En leur accordant ce faux Principe, je les défie de pouvoir jamais donner aucune Raiſon plauſible, pour prouver, que, du Mouvement, & d’une Matiere non-penſante, puiſſe naitre la Penſée.

D’ailleurs, ſi la Matiere étoit le prémier Etre éternel penſant, il n’y auroit pas un ſeul prémier Etre penſant, mais il y en auroit un Nombre infini ; & chaque Atome ſeroit un Etre éternel penſant, qui ne dépendroit point des autres. Chaque Grain de Sable, chaque Goute d’Eau, deviendroit un Dieu intelligent éternel. Car, il eſt auſſi impoſſîble qu’un Etre penſant ſoit compoſé de Parties non-penſantes, qu’il l’eſt qu’un Etre étendu ſoit compoſé de Parties non-étendues. Il faut donc que chaque Partie de la Matiere penſe, & ſoit un Etre intellectuel. Je vous ai déjà fait voir, Madame, le Ridicule de cette Opinion, en réfutant le Siſtême de Spinoſa. On eſt donc obligé d’avouër, lorſqu’on ne veut point s’aveugler entiérement, non-ſeulement qu’il eſt impoſſible que d’un Etre matériel & non-penſant émane la Penſée, mais encore que le prémier Etre penſant, qui doit être ſouverainement intelligent & puiſſant, n’eſt point matériel ; puiſque, s’il l’étoit, il n’auroit pas plus de pouvoir que le plus petit Atome, qui ſeroit Dieu auſſi bien que lui. Or, je demande s’il eſt poſſible, que l’Arrangement, l’Ordre, & la Magnificence de l’Univers, ſoient produits par un Nombre de Dieux ſans ceſſe contraires & oppoſez les uns aux autres, qui cherchent à ſe détruire, a empiéter ſur leurs Droits, & à s’échapper de leurs Bornes ? Les Dieux du Feu, & ceux de l’Eau, ſont dans un perpétuel Diſcord. Ceux de l’Eau font auſſi la Guerre à ceux de la Terre. Et certes, j’admire la Complaiſance de ce Nombre immenſes de Dieux, qu’enferme chaque Goute d’Eau de la Mer, de ſe contenir avec autant de Sageſſe dans leurs Bornes preſcrites. Il me ſemble qu’une Conduite auſſi réglée de tant de petits Dieux ſemble ſuppoſer la Puiſſance d’un prémier Dieu qui les gouverne, & les retient dans leur Devoir. Si je n’avois pas le Bonheur de connoître une Divinité éternelle & ſpirituelle, j’en admettrois du moins, comme Platon, une Maitreſſe de toutes les autres.

L’aveuglement de ceux, qui font Dieu matériel, me paroît auſſi grand que celui dans lequel étoient ceux qui croïoient que la Confuſion & le Deſordre avoient produit l’Arrangement de l’Univers ; & qu’un Ramas d’Atomes, en s’accrochant les uns aux autres, avoient formé le Monde[1]. Je ne ſçai, à dire le vrai, laquelle de ces deux Erreurs eſt la plus abſurde, d’admettre le Deſordre & la Confuſion pour le Principe de l’Ordre & de la Regle ; & de croire, qu’une Suite aveugle de ce Déſordre eſt la ſseule Choſe qui conſerve l’Arrangement : ou de ſe figurer, que chaque Partie de la Matiere eſt une Divinité, & qu’il y a autant de Dieu que d’Atomes dans l’Univers[2].

  1. « je croïois le Siſtême d’Epicure, chaque Jour ; en éxaminant le Cours du Soleil, en le voïant paroître ſur notre Horizon, & s’acheminer à grands Pas vers les Antipodes, je m’écrirois : Je te ſalut, ô Haſard éternel, Dérangement incompréhenſible, Confuſion admirable, qui maintiens l’Ordre & l’Arrangement ! Souffre, que je te rende des Honneurs, que d’autres Mortels aveuglez, rendent à un Dieu tout bon, tout puiſſant, & tout ſage. » Lettres Juives, Lettre XXVIII, pag. 230.
  2. « N’est-ce pas de toutes les Choſes inconcevables la plus inconcevable, que de dire qu’une Nature, qui ne ſent rien, qui neconnoit rien, ſe conforme parfaitement aux Loix éternelles ; qu’elle a une Activité qui ne s’écarte jamais des Routes qu’il faut tenir ; & que dans la Multitude des Facultez dont elle eſt douée, il n’y en a point qui ne faſſe ſes Fonctions de la derniere Régularité ? Conçoit-on des Loix, qui n’aient pas été établies par une Cauſe intelligente : en conçoit-on, qui puiſſent être éxécutées réguliérement par une Cauſe qui ne les connoît point, & qui ne ſait pas même qu’elle ſoit au Monde ? » Bayle Continuation des Penſées diverſes ſur les Cometes, Tom. I, pag. 526.