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§. IX.

Que la Matiere n’est pas
coeternelle avec Dieu.


Quelques Philoſophes, qui admettent la Spiritualité de Dieu, tombent dans un autre Erreur que la précédente : ils veulent, que la Matiere ait été coëternelle avec lui, Ils diſent, qu’ils ne ſauroient concevoir comment elle peut avoir été créée & tirée du Néant. Mais, ils ſeront convaincus évidemment de la Toute-Puiſſance de Dieu, s’ils veulent faire quelque Attention ſur eux-mêmes.

Ils verront d’abord, qu’ils n’ont commencé d’éxiſter que depuis un certain Nombre d’Années. Quand je dit eux, je n’entens point parler de la Matiere dont leurs Corps ſont compoſez, puiſque cette Matière étoit déjà créée, & qu’elle n’a commencé que lors de la Formation de leurs Corps à s’arranger d’une certaine Maniere. Mais, je veux parler de ce Principe penſant & intellectuel ; qui eſt en eux, & que je regarde véritablement comme eux-mêmes. Je ne crois pas, qu’ils ſe figurent, & qu’ils oſent ſoutenir, qu’ils ont été de toute Eternité, & qu’ils ont toujours penſé. Il faut donc qu’ils avouent qu’ils ont commencé d’éxiſter depuis un certain Nombre d’Années. Or, pourquoi ſe perſuadent-ils qu’il ſoit difficile à un Etre ſouverainement puiſſant, qui de Rien crée un Etre penſant & intellectuel, de tirer du Néant un Etre uniquement matériel[1] ? Il eſt pour le moins auſſi au-deſſus de nos Forces de connoître l’un, que de pénétrer l’autre : & ſi nous voulons réfléchir ſur ces deux différentes Créations, celle d’un-Principe penſant & intellectuel nous paroîtra encore plus incompréhenſible, que celle de la Matiere. D’ailleurs, de ce que nous ne comprenons pas une Choſe, il eſt ridicule de vouloir nier qu’elle puiſſe être, & borner la Puiſſance de Dieu ; d’autant que nous avons déjà une Conviction en nous-même, que de Rien il a créé un Etre penſant & intellectuel, bien plus parfait que n’eſt la ſimple Matiere, qui n’a aucune Connoiſſance, & qu’on ne ſauroit dire coëternelle avec Dieu, ſans donner dans une Erreur abſurde. Car ; tout ce qui eſt incréé eſt néceſſairement infini, puiſqu’il n’y a rien qui le puiſſe borner, ni limiter[2]. La Matiere étant donc coëternelle avec Dieu, il y a deux Infinis, Dieu & la Matière. A cette prémiere Raiſon, j’en ajoute une autre auſſî convaincante. Si la Matiere étoit incréée, Dieu ne pourroit la détruire, puiſqu’une Choſe incréée ne ſauroit avoir aucune Fin. La Divinité ne ſeroit donc pas toute-puiſſante, & la Matiere ſeroit indépendante de lui. Or, n’eſt-il pas abſurde d’admettre un Etre coëternel avec Dieu indépendant de lui, & infini dans ſon Etendue ? N’eſt-ce pas ſuppoſer deux Dieux & deux Infinis ?

  1. Je dis uniquement matériel, c’eſt-à-dire, non penſant, parce qu’on verra dans la ſuite, ou du moins je tâcherai de le prouver, qu’il n’étoit pas impoſſible que nos Ames n’euſſent pû être matérielles ; & que Dieu éternel & ſpirituel peut accorder la Penſée à la Matiere. Auſſi me ſuis-je toujours ſervi du Terme d’Etre penſant & non-penſant, au lieu du Terme de matériel & d’immatériel  ; ſe pouvant faire que Dieu, qui eſt néceſſairement ſpirituel, ait formé tous les autres Etres, ſoit penſans ſoit non penſans, matériels.
  2. Omne Ens creatum neceſſe eſt ex ſe infinitum & illimitatum eſſe, non habet enim à quo limitetur. Smiglecius de Baptismo adverſus Moſcorovium, pag. 40.’'