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§. X.

de notre Ignorance sur
la Nature de l’Ame.


Tous les Philoſophes anciens ont été auſſi peu certains de la Nature de l’Ame, que le ſont ceux d’aujourd’hui, & que le ſeront tous les Hommes juſqu’à la Fin des Siécles. Il nous ſera toujours impoſſible de pénétrer comment cet Etre, ou cette Choſe, qui eſt en nous, & que nous regardons comme nous-mêmes, eſt unie à certain Aſſemblage d’Eſprits animaux, qui ſont dans un Flux continuel. Nous ne pourrons jamais connoître comment cet Etre penſant, que nous appellons Ame, peut avoir la Faculté de penſer & de ſe reſſouvenir hors d’un Corps organiſé comme les nôtres. Nous ne ſaurons jamais par la Raiſon, s’il eſt matériel, ou immatériel : & la Foi ſeule fxera notre Incertitude ſur la Mortalité ou l’Immortalité de cet Etre penſant que l’on appelle l’Ame.

Chaque Philoſophe a donné une Définition différente de ſa Nature. Les Anciens ſe ſont ſeulement accordé en ce Point, quelle étoit matérielle ; car, toutes les Subtilitez qu’on a inventées de nos Jours, pour ſoutenir que pluſieurs Philoſophes païens ; avoient reconnu la Spiritualité de l’Ame ſon inutiles, ridicules & faciles à détruire. Si l’on conſidère, que tous les Anciens, excepté Platon, ont fait Dieu même corporel, & qu’ils regardoient cette Opinion comme inſoutenable & inintelligible[1], on conviendra aiſément, qu’il eſt abſurde de dire, que des Gens, qui faiſoient Dieu matériel, cruſſent l’Ame immatérielle.

Les païens, ou, du moins quelques-uns d’entre eux, diſtinguoient l’Ame de l’Eſprit, Anima & Mens ; mais par cette Diſtinction, ils n’entendoient point ce que quelques-uns de nos Philoſophes d’aujourd’hui ſoutiennent ; ſavoir, que l’Ame, Anima, eſt le Principe, de la vie ; & l’Eſprit, Mens, le Prinçipe du Raiſonnement, qui eſt un Etre incorporel, & immortel, qui doit être regardé proprement comme la véritable Ame, l’autre n’étant que le Principe vital, que nous avons de commun avec les Bêtes. Quelque rempli de Difficulté que ſoit ce Sentiment, il peut cependant paſſer pour orthodoxe. Macrobe & Lactance l’ont ſoutenu ouvertement, ſans avoir été condamnez. l’Eſprit, dit le premier, eſt proprement l’Entendement, qu’on ne ſauroit douter n’être quelque choſe de plus divin que l’Ame. Voici l’Opinion du ſecond : Il eſt difficile de ſavoir ſi l’Ame eſt la même choſe que l’Eſprit.

Lorsque les Philoſophes Païens, ont diſtingué l’Ame & l’Eſprit, ils n’ont pas cru que ce fuſſent deux Etres diſtincts & ſéparez l’un de l’autre : mais, ils ont regardé l’Eſprit comme une Modification produite par l’Ame[2]. Pour avoir une Idée claire de ce que les Anciens entendoient par l’Eſprit, il faut conſidérer que quelques Philoſophes le concevoient comme le Mouvement de l’Ame. Or, il eſt bien certain, que le Mouvement n’eſt rien en lui-même de corporel : mais, il ne ſauroit exiſter ſans quelque choſe de corporel ; car, il n’y auroit point de Mouvement, s’il n’y avoit point de Matiere : ainſi, ſelon ce Siſtême, l’Eſprit, qui n’étoit qu’un Mouvement, étoit une Suite néceſſaire de la Matérialité de l’Ame, & ne pouvoit être regardé comme un Etre diſtinct & indépendant de la Matière.

Lucrece, qui-croïoit, ainſi que tous les Epicuriens, la Mortalité de l’Ame, qui n’était ſelon eux qu’un Ramas d’Atomes ſubtils & déliés, diſtingue auſſi la Nature de l’Ame, & la Nature de l’Eſprit. Il faut voir, dit-il, en quoi conſiſte la Nature de l’Ame & de l’Eſprit[3]. Mais, il les fait tous les deux corporels : &, ſelon lui, l’Eſprit eſt fait de Principes très menus, ainſi que l’Ame.

Quant aux autres Philoſophes, qui ne ſe ſont point expliqués auſſi clairement que les Epicuriens, & qu’on dit avoir diſtingué l’Ame ſpirituelle & matérielle, je ſoutiens, qu’ils n’ont entendu par l’Eſprit incorporel, que le Mouvement produit par l’Ame, qu’ils croïoient matérielle. Eſt-il probable, que des Gens, qui donnoient un Corps à la Divinité, reconuſſent Un autre Etre ſpirituel ? Jamais donc les Anciens, ſi l’on en excepte Platon, n’ont regardé l’Eſprit, lorſqu’ils l’ont diſtingué de l’Ame ; que comme une Suite de la Matiere. Ils ont embrouillé leurs Diſcours & leurs Opinions de beaucoup de Diviſions & de Subdiviſions : & ceux, qui ſont venus, après eux, ont cherché dans cette Obſcurité de quoi autoriſer leurs nouveaux Sentimens. Ils auroient mieux fait, ſi, au lieu de rechercher des Autoritez inutiles dans une Queſtion auſſi incompréhenſible, ils euſſent avoué naturellement, à l’Exemple de St. Jérôme ; de St. Auguſtin, de St. Grégoire, &c, qu’ils ne pouvoient rien ſavoir de certain ſur la Nature de l’Ame ; & que cet Eclairciſſement étoit réſervé pour l’autre Vie.

Platon, qu’on ne peut douter avoir eu Connoiſſance des Livres de Moïſe, & de la Religion Judaïque, dans les Voïages qu’il fit en Egipte, aïant reconnu la Spiritualité de Dieu, crut quel’Ame de l’Homme étoit une Partie ou Portioncule de la Divinité, comme ſon Corps étoit une Portion de la Matiere. Cette Opinion approchoit de celle de l’Ame du Monde. Mais, je ſuis certain, que, ſi l’on éxaminoit avec attention tous les différentes Siſtêmes des Philoſophes anciens, on trouveroit, en le réduiſant à un certain Point, qu’il n’en eſt pteſque point qu’on ne pût y amener ; & en démontrer la Confortmité.

Thales ſoutenoit que l’Ame etoit une Nature ſans Repos. Cette Définition prouve évidemment ce que je viens de dire ſur, la Diſtinction de l’Ame & de l’Eſprit ; car, qu’eſt une Nature ſans Repos, qu’une Choſe dans un Mouvement perpétuel ?

Anaximandre diroit, que l’Ame, étoit une Çhoſe compoſée de Terre & d’Eau. Ce n’était, pas en vérité la peine de réver beaucoup, pour dire qu’une Choſe, qu’on croïoit matérielle étoit compoſée de Matiere.

Empédocle la faiſoit conſiſter dans le Sang[4]. Son Opinion avoit quelque Apparence de Probabilité : car, l’Expérience nous apprend, que tout Animal ceſſe de vivre, dès le moment qu’il ne reſte aucune Goute de Sang.

Quelques autres Philoſophes diſoient, qu’elle étoit un Feu Céleſte[5] : d’autres, une Harmonie.

Aristote, toujours déciſiſ, même dans les Choſes qu’il n’entendoit pas, définit l’Ame, une Action qui fait mouvoir le Corps, qu’il appelle Entelechios ; Suis-je plus ſavant ſur la Nature de l’Ame, lorſqu’on m’en a donné cette Définition, qu’avant que de l’avoir appriſe ? Le Pere Mallebranche n’a-t-il pas eu Raiſon de dire : Certainement, il faut avoir bien de la Foi, pour croire ainſi Ariſtote, lorſquil ne nous donne que des Raiſons de Logique, & qu’il n’explique les Effets de la Nature, que par les Notions confuſes des Sens ; principalement, lorſqu’il décide hardiment ſur des Queſtions qu’on ne voit pas qu’il ſoit jamais poſſîble aux Hommes de pouvoir réſoudre. Auſſi Ariſtote prend-il un ſoin particulier d’avertir, qu’il faut le croire ſur ſa Parole : car, c’eſt un Axiome inconteſtable à cet Auteur, qu’il faut que le Diſciple croïe ; δεῖ πιϛέυειν τὸν μανθαίοντα[6].

N’eſt-il pas cent fois plus ſage, plus glorieux, & plus digne d’un Philoſophe, d’avouër qu’on ignore ce qu’on ne connoît pas, que de vouloir donner des Mots pour des Raiſons ? Combien Lucrece eſt-il plus naturel qu’Ariſtote, &, par conſéquent, plus digne d’Eſtime ? Il avoue, qu’on ignore la Nature de l’Ame, & qu’on ne peut pénétrer ſi elle naît avec le Corps, ſi elle meurt avec lui[7], où ſi elle paſſe dans d’autres ſelon le Siſtême de quelques Philoſophes qui admetroient la Métempſicoſe[8].

Nous ſerions encore aujourd’hui, Madame, dans la même Incertitude que les Anciens, ſi la Révélation n’avoit déterminé notre Croïance. Mais comme, en fixant nos Doutes, elle ne les éclaircit pas, je vais vous dire les Raiſons réciproques ſur leſquelles fondent leur Opinion ceux qui croient la Matérialité, ou l’Immatérialité, de l’Ame.

  1. Quod Plato ſine Corpora Deum eſſe cenſet, id quale eſſe poſſit intelligi non poteſt. Cicero de Naturâ Deor. Libr. I.
  2. Nunc Animum atque Animam dico conjuncta terrner
    Inter ſe, atque unam Naturam conſicere ex ſe.

    Lucretius de Rerum Narurâ,
    Libr. III, Verſ. 137.
  3. Unde Animæ atque Animi conſtet Natura videndum. Lucretius Libr. I, Verſ. 132.
  4. Sanguineam vornis ille Animan.
    Virgil Æneïd. Libr. IX.
  5. Igneus eſt ollis Vigor, & cæleſtis Origo.
    Virgil. Æneïd. Libr VI
  6. Mallebranche, Recherche de la Verité, Livr. III, pag. 180.
  7. Ignoratur enim quæ ſit Natura Anime,
    Nata ſit, an contra Naſcentibus inſinuetur,
    Et ſimul intereat nobis cum Morte dirempta,
    An Tenebras Orci viſat, vaſtaſque Lacunas
    An Pecudes alias, divinitùs inſinuet ſe.

    Lucretius de Rerum Naturâ, Libr. I, Verſ. 113 & ſeqq.
  8. Ipse ego, nam memini, Trojani Tempore Belli phanthonides Euphorbus eram.
    Ovid. Metam. Libr. XV, Verſ. 160.