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§. VII.

Que le Consentement géné-
ral n’est point une Preu-
ve nécessaire de l’Exis-
tence de Dieu.


La Lumière Naturelle nous fournit tant de Preuves convaincantes de l’Exiſtence de Dieu, qu’on ne doit point héſiter à rejetter celles, qui, non-ſeulement ne ſont point démonſtratives, mais même qui peuvent être fauſſes. Car, c’eſt faire beaucoup de Tort à une bonne Cauſe, que de la ſoutenir indifféremment par de bonnes & de mauvaiſes Raiſons. On donne un Avantage à ſes Adverſaires, en agiſſant de la ſorte.

Les Athées, qui ôſent attaquer l’Exiſtence de la Divinité, s’attachent toujours aux Preuves les plus foibles & les moins ſolides ; &, lorſqu’ils ſont venus à bout de les détruire, ils paſſent légérement ſur les eſſentielles. Ils jettent ainſi de la Poudre aux Yeux du Vulgaire : &, par ce Moïen, rendent ſuſpectes toutes les Raiſons de leurs Adverſaires. Lorſqu’on veut donc prouver quelque Vérité, il faut s’attacher aux Argumens eſſentiels, ſaiſir la bonne & vraie Raiſon, s’y fixer, & ne s’en jamais départir. Elle ſeule eſt plus capable de convaincre, que lorſqu’elle eſt affoiblie par pluſieurs autres qui en offuſquent l’Evidence.

Le Conſentement général de tous les Peuples à reconnoître la Divinité, qu’on cite, non-ſeulement comme une Preuve de l’Idée innée de Dieu, mais même comme une Démonſtration évidente de ſon Exiſtence, eſt une Preuve, non-ſeulement ſoible & peu ſolide, mais même ſauſſe. Elle entraine d’ailleurs pluſieurs Abſurdites après elle, qu’on découvre dès qu’on l’éxamine avec Attention. En effet, ſi cette Preuve étoit bonne, elle auroit ſervi, & ſerviroit encore, à établir le Dogme impie & : abominable de la Pluralité des Dieux, & non pas l’Exigence d’un ſeul & vrai Dieu. Car, pendant un tems, tous les Peuples de la Terre, excepté les Juifs, qui n’étoient qu’un Point dans le Monde, s’accordoient univerſellement à croire qu’il y avoit pluſieurs Dieux. Or, le Conſentement général prouvant la Divinité, il devoit donc, par la même Raiſon, prouver la Pluralité des Dieux. Et, lorſque les Païens ſe ſont ſervis de l’Argument de l’Aſſentiment & de l’Accord univerſel de tous les Peuples ſur l’Exiſtence de la Divinité, ils l’ont toujours emploïé à prouver la Pluralité des Dieux : Eſſe igitur Deos confitendum eſt, dit Ciceron[1]. Il veut qu’on avoue, que la Pluralité des Dieux éxiſte, puiſque tous les Hommes s’accordent en ce Point. C’eſt auſſi par cet Argument, que Maxime de Tyr prouvoit l’Exiſtence & la Divinité de Jupiter, de Junon ſon Epouſe, de Ganimede ſon Giton, & d’une Troupe de Nimphes & Néréïdes dont il avoit fait ſes Concubines ; le Séjour de l’Olimpe étant aſſez ſemblable à l’Opera de Paris, & les Déeſſes du Paganiſme auſſi peu chaſtes que celles du Palais Roïal. Voïez, diſoit ce Philoſophe Platonicien[2], ""& éxaminez les diverſes Penſées des Hommes dans ce grand Conflict d’Opinions. Vous verrez les Loix & les Sentimens, qu’il y a un Dieu, Roi & Pere de toutes Choſes, & pluſieurs autres Dieux, qui ſont ſes Enfans & ſes Collègues à la Roïauté. En cela, le Grec s’accorde avec le Barbare, l’Habitant de Terre ferme avec Pinſulaire, & le Savant avec l’Ignorant. Qu’on parcourre juſqu’aux Extrémitez de l’Océan, on y trouvera des Dieux, qui ſe levent, & qui ſe couchent, les uns près des autres.

Je crois, Madame, que vous n’avez pas de Peine à vous appercevoir, que, ſi Maxime de Tyr raiſonne conſéquemment, & que le Contentement général des Peuples ſoit la Marque de la Vérité d’une Opinion, il faudra donc qu’on ait cru avec raiſon pendant un Tems, qu’il y avoit pluſieurs Dieux, & même qu’ils aient éxiſtés puiſqu’une Croïance reçue unanimement chés tous les Peuples ne peut être ſauſſe.

Epicure, qui avoit banni toutes les Raiſons convaincantes de l’Exiſtence de Dieu, y ſubſtitua celle-là, pour tromper & abuſer le Peuple. Il la croïoit d’autant plus mauvaiſe, qu’il avoit un très grand Mépris pour l’Autorité Populaire, & le Conſentement univerſel. Mais, l’Appréhenſion qu’il avoit de l’Aréopage l’obligeoit à quelque Ménagement. Il craignoit qu’il ne lui arrivât le même Accident qu’à Protagoras, qui fut exilé par le Commandement des Athéniens, pour avoir dit au commencement de ſon Livre, qu’il n’avoit rien à dire ſur le Sujet des Dieux, s’ils éxiſtoient, ou s’ils n’exiſtoient pas. Epicure avoit donc donné la Preuve la plus foible qu’il avoit pu trouver de l’Exiſtence de Dieu. Auſſi les Epicuriens, attentifs à avillir & à anéantir la Divinité, tirérent de ce Principe une Fauſſeté ridicule, qui en découloit pourtant naturellement ; c’eſt que les Dieux étoient de Figure Humaine, piuſque tous les Hommes les concevoient de cette maniere[3].

Samuel Parker, Anglois, fameux Docteur en Théologie, rejette tout-à-fait l’Argument tiré du Conſentement général. Il avoue de Bonne-Foi, que rien ne l’en a plus dégouté, que de voir que les Epicuriens, qui s’en ſervoient très ſouvent, ne reconnoiſſoient aucune Divinité véritablement, & n’admettoient des Dieux que d’une Façon auſſi inutile, que s’ils en euſſent nié ouvertement l’Exiſtence[4].

On répondra peut-être à toutes ces Raiſons, qui peuvent paſſer, ſi je ne me trompe, pour des Démonſtrations, que tous les Peuples ne donnoient point leur Conſentement a pluſieurs Divinitez, puiſque les Juifs ne s’accordoient point avec les Païens, & ne reconnoiſſoient qu’un ſeul Dieu. Mais, les Iſraëlites, n’étant qu’un, Point dans le Monde, formoient un Nombre ſi petit en comparaiſon des autres, que, ſi l’on ſoutenoit cette Theſe, il s’en ſuivrois naturellement, que tous les Hommes n’ont point généralement reconnu une Divinité : puiſqu’il y avait pluſieurs Secte de Philoſophes parmi les Païens, qui ne croïoient point à ſon Exiſtence ; & que Strabon aſſure, qu’on trouvoit des Peuples en Eſpagne, & dans l’Ethiopie, qui n’avoient aucune Connoiſſance de Dieu. Pluſieurs Auteurs, & pluſieurs Voïageurs, qui ont donné des Relations de ce nouveau Monde que nous avons découvert, confirment le Sentiment de Strabon, & le rendent vraiſemblable. Ils certifient, qu’ils ont vû & connu eux-mêmes des Peuples entiers, qui n’ont aucune Notion de la Divinité. Or, ſi un Peuple ſeul eſt capable d’ôter le Crédit que doit avoir le Conſentement univerſel j’en conclus que l’idées de Dieu n’eſt point connue de tout l’Univers : & ſi, un, ou deux Peuples ne doivent point empécher que l’on ne s’en tienne au Contentement unanime de tous les autres, je conclus encore, qu’il faut donc croire, que, pendant un Tems, il a éxiſté pluſieurs Divinitez ; tous les Peuples dormant à cette Croïance leur Conſentement, & ce Conſentement univerſel étant une Preuve évidente de la Vérité d’une Choſe.

Quiconque voudra éxaminer de Sens froid, & ſans prévention, ces Raiſons, en connoîtra aiſément la Vérité : il abandonnera d’autant plus aiſément l’Erreur dans laquelle il étoit, qu’elle devient contraire à la bonne Maniere dont il faut prouver l’Exiſtence de Dieu, de laquelle je crois qu’on peut faire une Démonſtration, auſſi évidente, qu’il eſt évident que les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux droits.

  1. Cicero e Naturâ Deorum Libr. I) pag. 68.
  2. In hac tantâ Pugnâ, Contemione, atque Opinionum Varietate in eo Leges ubique Terrarum atque Opiniones convenire videbis : Deum eſſe, unum Regem omnium & Patrem ; huic multos additos eſſe Deos alios, qui Supremi illius Filit ſint v quaſi in Imperio Collegæ, in eo Græcus cum Barbaro, Mediterraneus cum Inſulano, Sapiens conſentit cum Stulto. Ut ſi uſque ad extrema Occeani Littora proceſſeris, hîc quoque Deo inventurus ſic, qui non procul ab aliis orientur, ab aliis occidant.Maximus Tyrius, Orat. I pag. 4.""
  3. A Naturâ habemus omnes omnium Gentium, Speſciem nullam aliam, niſi Humanam, Deorum. Qua enimm alia Forma occurrit unquam aut vigilanti cuiquam, aut dormiente ? Cicero de Naturâ Deor. Libr. I.
  4. Qui quæſo, omnem de Deo Notionem majori Contemptu onerare potuit, quàm quod in Multitudinis temeritatem referet, ipſamque in Cauſam ab omni Ratione ſecretam. Atque adeo hoc tandem pervenit Viri inſulti diſputatio, quamvis vulgaris fit de Deo Opinio, eam tamen nullâ Ratione demonſtrari poſſe. quo me hercle non minus apertè ipſum ſuſtulit, quàm ſi nullum certè dixiſſet. Samuel Parker de Deo & Providentia Divina, Diſput. VI, Sect. XVII, pag. 141.