La philosophie du bon sens/IV/XIII

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§. XIII.

qu’il semble que l’Opinion
qui admet le Vuide est
la plus naturelle, et
qu’il peut y en avoir.


Vous connoiſſez trop ma Bonne-Foi, pour vouloir éxiger ? Madame, que je décide une Queſtion auſſi incertaine que celle qui regarde la Néceſſité du Vuide. Je vous reïtere encore ce que j’ai eu l’Honneur de vous dire ; je la crois inpénétrable : mais, pour vous ſatisfaire, & contenter votre Curioſité, je veux bien vous avouër que le Sentiment des Gaſſendiſtes me paroît plus naturel & plus probable, que celui de leurs Adverſaires.

Des-Cartes fait conſiſter l’Eſſence du Corps dans l’Extenſion, & conclut enſuite, que, par-tout où il y a de l’Etendue, y aïant de la Matiere, le Vuide ne peut ſubſiſter.

Je demande d’abord, quelle eſt la Raiſon pourquoi l’Extenſion doit conſtituer la Nature & l’Eſſence du Corps, plûtôt que la Solidité, ou quelque autre Qualité eſſentielle a la Matiere ? Car, de cette Attention qu’on fait à un ſeul & unique Attribut, par l’Abſtraction qu’on fait de tous les autres, il ne ſuit point du tout que ces autres ne puiſſent ſubſiſter ſans lui, & qu’il ne puiſſe ſubſiſter ſans les autres. Je puis trouver un Attribut particulier auquel je m’arréterai, & que je ſuppoſerai conſtituer l’Eſſence du Corps. Si je tiens ſur ma Main une Sphere péſante, par Abſtraction je puis concevoir que la Peſanteur eſt toute dans ſon Centre, & ne faire Attention qu’à l’Idée de ce Centre. Il ſeroit pourtant abſurde, que je concluſſe de-là, que la Nature & l’Eſſence du Corps conſiſte dans ſa Gravité. D’ailleurs, tout ce qui eſt dans le Corps ne nous eſt point connu, ou du moins ne pouvons-nous démontrer qu’il nous le ſoit. Ainſi, nous, ne ſavons point préciſément ce qui le conſtitue : &, parceque nous n’appercevons que ſept ou huit Attributs dans le Corps, nous ne devons point aſſurer qu’il n’en puiſſe avoir d’autres, ſans leſquels ſon Exiſtence ſoit auſſi impoſſible que ſans les ſept ou huit qui nous ſont connus. Si la Nature d’une Choſe conſiſte en trente Attributs néceſſaires & inſéparables les uns des autres, & qu’on en prenne dix, il ſeroit ridicule de conclure qu’on eut cette Choſe qui en éxige trente abſolument : on en auroit au contraire un autre, qui n’en demande que dix pour former ſon Exiſtence. Il en eſt de même du Corps, dont nous ne pouvons démontrer que nous connoiſſons les Attributs. Ainſi, nous ne ſavons point préciſement ce qui conſtitue ſon Eſſence.

La plûpart des Philoſophes ont ſur cette Queſtion des Sentimens très différens. Ceux, qui veulent que la Nature du Corps conſiſte dans la Solidité, me paroiſſent mieux fondez que les autres, qui la font réſider dans l’Extenſion. La Solidité, dit Locke, eſt une Idée ſi inſéparable du Corps, que c’eſt parce que le Corps eſt ſolide, qu’il remplit l’Eſpace, qu’il touche un autre Corps, qu’il le pouſſe, & par-là lui communique du Mouvement. Que ſi l’on peut prouver, que l’Eſprit eſt différent du Corps, parceque ce qui penſe n’enferme point l’Idée de l’Etendue : ſi cette Raiſon eſt bonne, elle peut, à mon Avis, ſervir tout auſſi-bien à prouver que l’Eſpace n’eſt pas Corps, parcequ’il n’enferme pas l’Idée de la Solidité ; l’Eſpace & la Solidité étant des Idées auſſi différentes entre elles, que la Penfée & l’Etendue, enſorte que l’Efprit peut les ſéparer entièrement l’un de l’autre. Il eſt donc évident, que le Corps & l’Etendue ſont deux Idées diſtinctes[1].

Lorsque les Cartéſiens exigent qu’on leur explique & qu’on leur faſſe comprendre ce pur Eſpace étendu & dénué de tout Corps, on peut leur demander à eux-mêmes d’expliquer ce que c’eſt que l’Etendue dont ils parlent tant : &, s’ils ne répondent qu’à leur maniere ordinaire, & diſent que l’Etendue, c’eſt d’avoir partes extra partes ; c’eſt-à-dire, que l’Etendue eſt étendue, (car ce n’eſt dire autre choſe, que de répondre que la Nature de l’Etendue conſiſte à avoir des Parties étendues, extérieures à d’autres Parties étendues ;) n’eſt-on pas en Droit de leur réprocher qu’ils n’éclairciſſent point ce qu’on leur demande, & qu’il en eſt d’eux comme d’un Médecin, qui, interrogé ſur la Qualité & la Nature des Nerfs, répondroit que ce ſont des Choſes compoſées des Nerfs ? Mais, objecte-t-on, il n’y a que la Subſtance & l’Accident, qui méritent le Nom d’Etre. L’Eſpace n’eſt, ni Subſtance, ni Accident. Il n’eſt donc point un Etre ; &, par conſéquent, n’éxiſte point. Je répons à cela, qu’il eſt vrai que l’Eſpace pur n’eſt, ni Subſtance, ni Accident ; mais, qu’il eſt le Lieu des Subſtances & des Accidens, & un Etre à ſa maniere, étant inconcevable qu’une Subſtance éxiſte, & qu’elle n’éxiſte point en aucun Lieu. Ainſi, l’Eſpace ne peut être, ni Subſtance, ni Accident, de même que la Subſtance, ou l’Accident, ne peuvent être l’Eſpace : & ſi l’on en demande une Explication plus claire, & qu’on perſiſte à nier qu’il ſoit un Etre, on eſt en Droit de répondre, qu’après avoir dit, que l’Eſpace eſt une certaine Etendue, qui fait que deux Choſes ſont éloignées l’une de l’autre, & que c’eſt une certaine Capacité propre à recevoir les Corps ; on eſt en Droit, dis-je, de répondre, qu’il eſt des Choſes dont on ne peut éxiger que certaine Définition, parce que, dès qu’on en eſt venu à ce qu’il y a de plus connu, & aux Principes clairs & évidens, on ne peut faire autre choſe qu’un Cercle, & dire que l’Eſpace eſt une certaine Capacité propre à recevoir les Corps, & qu’une certaine Capacité propre à recevoir les Corps, eſt l’Eſpace. De même, lorſqu’on en eſt venu au Point, ſur la Nature de l’Homme, de dire qu’il eſt un Animal raiſonnable, ſi l’on en éxige d’avantage, on ne peut dire autre Choſe ſi ce n’eſt qu’un Animal raiſonnable, eſt un Animal qui raiſonne, ou qui eſt raiſonnable[2].

Les Auteurs, qui preſſent ſi fort, qu’on leur explique clairement ce que c’eſt que l’Eſpace pur, & qu’on leur en développe les Qualitez, ſeroient eux-mêmes bien embarraſſés, ſi l’on éxigeoit d’eux, qu’ils explicaſſent ce que c’eſt que la Subſtance qu’ils nomment à toute heure, & qu’ils citent à chaque inſtant. Ils me feroient plaiſir de m’inſtruire, ſi, lorſqu’ils appliquent ce Mot de Subſtance à Dieu, l’Etre infini, l’Etre ſouverainement ſpirituel, & ils le prennent dans le même Sens, & en ont la même Idée, que lorſqu’ils l’appliquent aux Eſprits finis, & au Corps. S’ils me diſoient que ouï, je les prierois de conſidérer, qu’il faut donc que ces trois Etres, Dieu, les Eſprits finis, & le Corps, participant de la même Subſtance, ne ſoient que des Modifications différentes de cette même Subſtance, dont ils ſont tous compoſez. C’eſt-là le Siſtême de Spinoſa dans tout ſon Jour ; & je crois qu’il eſt peu de Gens éclairez, qui ſe ſentent portez à l’admettre. Si, au contraire, ils me répondoient, qu’ils ont du Mot de Subſtance trois Idées différentes ; & que celle, qui regarde Dieu, ne convient point aux Eſprits finis, ni celle des Eſprits finis au Corps ; Définiſſez donc, leur dirois-je alors, ces trois Idées par trois Mots différens & diſtincts : faites-moi comprendre ainſi clairement ce que vous ne me dites qu’obſcurement, par un ſeul, qui a à peine une unique Signification claire & déterminée ; &, dès le moment que vous m’aurez montré, que vous avez trois Idées claires & diſtinctes de la Subſtance, je vous prouverai facilement, que je puis en avoir une quatrieme. En attendant, vous me permettrez de croire, que l’Eſpace exiſte, & que je puis l’appeller un Etre à ſa maniere, quoi qu’il ne ſoit, ni Subſtance, ni Accident.

Voilà, je crois, ce qu’on peut répondre à ceux qui ſe récrient ſur l’Explication qu’on donne de l’Eſpace pur. Car, quant à l’Opinion qu’il ne ſauroit y avoir de Vuide, outre qu’elle entraine après ſoi l’abſurde Néceſſité d’admettre la Matiere infinie, ainſi que je le montrerai dans la Suite, il ſemble qu’on ne peut nier prémiérement que le Vuide ne ſoit poſſible ; & ſecondement, qu’il ne ſoit néceſſaire. Je vais, Madame, vous en montrer les Raiſons dans les deux Paragraphes ſuivans.

  1. Locke, Eſſai Philoſophique ſur l’Entendement Humain, Livr. II, Chap. XIII, pag. 187.
  2. « Les Idées ſimples ſont telles préciſement que l’Experience nous les fait connoître. Mais ſi, non contens de cela, nous voulons nous en former dés Idées plus nettes dans l’Eſprit, nous n’avancerons pas davantage, que ſi nous entreprennions de diſſiper par de ſimples Paroles les Tenebres dont l’Ame d’un Aveugle eſt environnée, & d’y produire par le Diſcours des Idées de la, Lumiere & des Couleurs. J’en donnerai la Raiſon dans un autre Endroit. » Locke, Eſſai Philoſophique ſur l’Entendement Humain, Livr. II, Chap. IV, pag. 124.