La philosophie du bon sens/IV/XII

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§. XII.

de Raisons qu’ont les Ga-
sendistes pour admettre
des Espaces incorpo-
rels, et du Vuide
dans le Monde.


Vous avez déjà vû, Madame, que Gaſſendi définit la Nature ou l’Eſſence du Corps différemment que Des-Cartes. Il la fait conſiſter dans la Solidité, comme étant ce qu’il y a de prémier dans la Matiere, & la Cauſe originaire de l’Etendue. Nous concevons, dit ce Philoſophe, que ce qui fait que deux Parties de Matiere gardent leur Etendue, ou demeurent de ſuite l’une hors de l’autre ſans ſe reduire & ſe confondre dans un ſeul & même Lieu, c’eſt parce qu’elles ſe réſiſtent mutuellement l’une à l’autre, & qu’elles ſe réſiſtent, parce qu’elles font dures & ſolides : d’où il faut inſérer, que l’on doit plutôt faire conſiſter l’Eſſence de la Matiere dans la Solidité qui eſt prémiere, que dans l’Etendue, ou, ſi l’on veut, que dans l’Impénétrabilité, qui ſont des Suites néceſſaires de la Solidité. C’eſt en vain, continue-t-il, qu’on voudroit objecter qu’il eſt des Corps, qui, n’aïant aucune Solidité comme l’Air, l’Eau, le Feu, & bien d’autres Choſes Matérielles, ceſſeroient d’être Çorps, ſi la Solidité faiſoit leur Eſſence, puiſque n’étant point ſolides, n’aïant aucune Dureté ni Réſiſtance, ils n’auroient plus cette Nature ou cette Eſſence qui fait qu’ils exiſtent ou qu’ils n’éxiſtent pas. Il n’eſt aucun Corps, quelque mol qu’il paroiſſe, qui n’ait quelque Solidité. D’ailleurs, les prémieres & les principales Parties, dont tous ſont compoſez, ſont extrêmement ſolides : & ceux, qu’elles forment ne paroiſſent mous & ſans réſiſtance, que par les petits Vuides qui ſont interceptez entre elles, & qui leur donnent moïen de céder aiſément. Si l’on conſidere la Poudre de Diamant, on verra, que, quoi qu’elle paroiſſe molle, les Parties dont elle eſt compoſée, ſont extrêmement dures.

Si l’Eſſence du Corps conſiſte dans ſa Solidité, comme le dit Gaſſendi, ou dans l’Etendue déterminée, ſolide, & impénétrable, comme prétendent quelques-uns de ſes Eleves, le Vuide eſt non-ſeulement poſſible, mais il eſt même néceſſaire pour réaliſer l’Eſſence des Corps mous, & qui cédent ſans Réſiſtance par ſon Secours, comme nous venons de le voir.

Les Philoſophes, qui mettent l’Eſpace incorporel, prétendent, que s’il n’y avoit point de Vuide dans le Monde, il ne pourroit y avoir de Mouvement, & qu’aucun Corps ne pourroit paſſer d’un Lieu à un autre. Tout étant occupé, où ſe logeroit-il ? Il ne peut ſe placer avec un autre Corps. Ce ſeroit introduire une Pénétration de Dimenſion, contraire à l’Ordre de la Nature. Il faut donc qu’il y ait quelque Eſpace vuide, pour recevoir les Corps. Si tout étoit rempli, il ſeroit impoſſible à ces mêmes Corps qu’aucun d’eux pût croître & augmenter. Les Alimens, ou, ſi l’on veut, les Parties par le Moïen desquelles ſe fait leur Accroiſſement, ne pourroient ſe répandre & s’écouler par l’Empêchement qu’elles rencontreroient en d’autres Parties qui occupoient déjà la Place.

Les Cartéſiens répondent à ces Objections, que le Mouvement ſe fait par la Facilité que les Corps ont de céder, les plus foibles & les plus mous aux plus durs & aux plus ſolides ; comme l’Air & le Feu cédent & font Place à nos Corps. Quoiqu’il n’y ait, diſent-ils, aucun Vuide répandu dans l’Eau, un Poiſſon avance librement, parce que qu’à meſure qu’il avance, il laiſſe de la Place par derriere, ou l’Eau coule & ſe retire par un Eſpece de Mouvement circulaire. Mais, cette Réponſe ne réſout pas la Difficulté. Car, il paroit que, s’il n’y a point de Vuide, il n’y aura pas la moindre Partie de l’Eau qui aïe le Pouvoir de commencer à ſe remuer, de céder, & de quitter ſa Place. Comment le Poiſſon pourra-t-il avancer, & agir, au milieu d’une Maſſe qui eſt également reſiſtante de tout Côté, remplie de Corps, qui, ne pouvant ſe pénétrer, ne doivent céder que par le Secours de certains Eſpaces vuides, qui puiſſent les recevoir[1]. Ainſi, loin que le Mouvement du Poiſſon dans l’Eau ſerve de Preuve contre le Vuide, il en montre au contraire la Néceſſité.

Voilà, Madame, les Raiſons réciproques des Philoſophes ſur l’Etendue corporelle, ſur l’incorporelle, & ſur les petits Vuides que quelques-uns d’entre eux diſent être répandus dans le Monde & dans tout l’Univers, pour recevoir les Atomes, & leur procurer la Liberté d’agir & de mouvoir. Je crois qu’on peut dire de ces diverſes Opinions ce que Cicéron diſoit des différens Sentimens des Philoſophes ſur la Nature & la Qualité de nos Ames. Harum Sententiarum quæ vera ſit Deus aliquis viderit : c-à-d. Quelque Dieu connoîtra laquelle eſt la véritable. Depuis près trois mille Ans, on diſpute, on écrit, on veut démontrer la Vérité. Les Savans des deux Partis oppoſez l’autoriſent par les mêmes Expériences. Chacun les explique en ſa Faveur ; & l’on eſt auſſi éloigné d’appercevoir la Vérité, qu’on l’étoit avant de diſputer ſur la Néceſſité du Vuide.

  1. Nam quò Squammigeri poterunt procedere tandem,
    Ni Spatium dederint Latices ? Concedere porrò
    Quò poterum Unda, cum Piſces ire nequibunt ?

    Aut igitur Motu privandum eſt Corpora quæque,
    Aut eſſe admiſſum dicendum in Rébus Inane,
    Unde initium primum capiat Res quæque movendi.

    Lucretius de Rerum Naturâ. Libr. I Verſ. 380