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§. XI.

de Raisons qu’ont les Car-
tésiens pour n’admettre
que l’Etendue corpo-
relle, et pour nier
qu’il y ait du Vuide
dans la Nature.


Les Philoſophes appellent l’Eſſence du Corps ce qui fait que le Corps eſt, ou n’eſt pas. Pour trouver cette Eſſence, en formant des Idées abſtraites, ils ont éxaminé leſquelles ils pourroient rejetter ſans ceſſer cependant d’avoir l’Idée, du Corps. Des-Cartes, & ſes Diſciples, ont crû, qu’ils pouvoient le concevoir ſans aucune Propriété que la ſeule Etendue, qui, par conſéquent, faiſoit ſon Eſſence. Si nous éxaminons quelque Corps que ce ſoit, dit ce Philoſophe, nous pouvons penſer qu’il n’a en ſoi aucune de ces Qualitez ; &, cependant, nous connoiſſons clairement & diſtinctement, qu’il a tout ce qui le fait Corps, pourvu, qu’il ait de l’Extenſion en Longueur, Largeur, & Profondeur : d’où il ſuit auſſi, que, pour être, il n’a beſoin d’elles en aucune façon & que ſa Nature conſiſte en cela ſeul, qu’il eſt une Subſtance, & qu’il a de l’Extenſion.

Si la Solidité & la Dureté, ainſi que l’aſſure Gaſſendi, faiſoient l’Eſſence du Corps, il pourroit ſe faire que les Corps perdirent leur Eſſence, & par conſéquent ce qui les fait Corps, & ſans quoi ils ne ſauroient l’être ; car, nous ne connoiſſons la Dureté, que par le Moïen de l’Attouchement, & parce que les Parties des Corps durs réſiſtent à nos Mains, lors qu’elles viennent à les heurter, preſſer, ou rencontrer. Or ſi, lorſque nous approchons nos Mains vers quelque Endroit, & que nous portons nos Bras vers quelque Part, les Corps qui s’y trouvent ſe retiroient auſſi vite comme nos Mains avancent, nous ne ſentirions aucune Dureté. Cependant, les Corps, qui fuiraient & s’éloigneroient, ne perdroient point leur Eſſence, & n’en feraient pas moins ce qu’ils ſont. Il faut donc que leur Nature ou leur Eſſence ne conſiſte point dans la Dureté & la Solidité que nous ſentons quelque-fois à leur occaſion, ni dans les autres Qualitez de ce Genre.

On comprendra aiſément, que la même Etendue qui conſtitue la Nature & l’Eſſence du Corps, conſtitue auſſi la Nature & l’Eſſence de l’Eſpace, ſi l’on veut éxaminer attentivement l’Idée que l’on a de la Matiere. Suppoſons qu’on prenne une Pierre, & qu’on en ôte tout ce qu’on ſçait ne point appartenir au Corps. Qu’on la réduiſe d’abord en poudre, & qu’on la prive de la Dureté, elle ne ceſſera pas pour cela d’être Corps. Qu’on lui enleve la Couleur, elle le ſera de même ; car, il eſt des Pierres ſi tranſparentes, qu’elles n’en ont aucune. Qu’on lui ôte la Peſanteur, & qu’on la change en Flamme & en Feu, elle ſera toujours Corps. Qu’on lui enleve la Froideur, la Chaleur, & toutes les autres Qualitez de cette Eſpece, elle reſtera toujours Corps : &, après avoir bien éxaminé cette Pierre, on verra, que la véritable Idée, qu’on en a, conſiſte en ce qu’on connoît diſtinctement qu’elle eſt une Subſtance étendue en Longueur, Largeur, & Profondeur. Or, cette même Idée, ou cette même Connoiſſance, eſt parfaitement reſſemblante à celle que nous avons de l’Eſpace, ſoit de celui qu’on nomme corporel, ſoit de celui qu’on appelle local & incorporel[1]. Ainſi, l’Eſpace ou le Lieu intérieur, & le Corps qui eſt compris dans cet Eſpace, ne différent entre eux que par notre Penſée.

Vous voïez à préſent, Madame, qu’il s’enſuit naturellement par la Définition que les Cartéſiens font de la Nature du Corps, qu’il eſt impoſſible qu’il y ait du Vuide. Car, ſelon eux, il ne ſauroit y avoir dans tout l’Univers d’Eſpace incorporel, puiſque l’Extenſion de l’Eſpace, ou du Lieu intérieur, n’eſt point différente de l’Extenſion du Corps#1. Car, dès qu’une Choſe eſt[2] étendue en Longueur, Largeur, & Profondeur, ils diſent que c’eſt un Corps, & une Subſtance matérielle, puiſqu’il eſt impoſſible, que ce qui n’eſt rien ait de l’Extenſion. Ainſi, ils concluent que l’Eſpace qu’on ſuppoſe vuide étant étendu, il faut qu’il ſoit au contraire matériel, &, par conſéquent, qu’il n’y ait point de Vuide. La Nature, ajoutent-ils, ne fait rien en vain. Or, le Vuide, s’il éxiſtoit, ſeroit inutile. Donc, il n’exiſte point. D’ailleurs, l’Ordre & l’Arrangement de l’Univers ſemble demander une parfaite Enchainure dans les Parties : & ſon Harmonie ſeroit interrompue, s’il y avoit du Vuide entre les Corps[3].

Il répugne, & paroit contraire à la Raiſon, d’admettre Un Etre autre que Dieu, qui ſoit incorporel, éternel, immenſe, indépendant, incorruptible, & incapable d’être détruit : &, pour qu’un Philoſophe ſoit en Droit d’admettre une Etendue incorporelle dont il n’a aucune Notion, qu’il ne connoit point, qu’il ne ſent point, qu’il ne touche point, qu’il ne voit point, il doit en prouver l’Exiſtence par des Rairons auſſi convaincantes & auſſi claires, que celles dont on ſe ſert pour démontrer la Spiritualité de Dieu, à qui l’on accorde toutes les Qualitez du prétendu Eſpace incorporel ou local. Et quel eſt l’Homme, enfin, qui peut concevoir une Etendue pénétrable, l’Entendement Humain n’en aïant jamais vû ni conçu que de ſolide & d’impénétrable ? Quel eſt l’Eſprit aſſez ſubtil, ou plutôt l’heureux Démon, qui puiſſe comprendre qu’une Etendue incorporelle aie des Parties ? Eſt-il rien en effet de plus répugnant, de plus abſurde, que d’être incorporel, & d’avoir des Parties ? Et lorſqu’on dit, pour excuſer ces Erreurs, que l’Eſpace eſt un Etre à ſa maniere, qui n’eſt, ni Subſtance, ni Accident, & par conſéquent peut être étendu, pénétrable, incorporel, on ne répond à aucune des Difficultez qu’on forme contre cet Etre imaginaire. Car, avant que d’affûrer, qu’il n’eſt, ni Subſtance, ni Accident, mais un Etre à ſa maniere, il faut montrer que c’eſt réellement un Etre, & qu’il ſubſiſte véritablement.

Voilà, Madame, les principales Raiſons des Cartéſiens, & des Philoſophes qui nient la Poſſibilité du Vuide. Quoiqu’elles ne ſoient point au deſſus de toute Contradiction, elles ſont cependant capables de jetter dans le Doute les Eſprits qui croiroient être les plus affermis dans le Sentiment qu’elles combattent. Je vais vous dire, le plus diſtinctement, qu’il me ſera poſſible, les Motifs qui déterminent l’Opinion des Gaſſendiſtes ; & vous déciderez vous même quel eſt le Parti dans lequel vous croïez qu’on puiſſe trouver la Vérité.

  1. En effet, la même Etendue en Longueur, Largeur, & Profondeur, qui conſtitue l’Eſpace, conſtitue le Corps ; & la Différence qui eſt entre eux ne conſiſte qu’en ce que nous attribuons au Corps une Etendue particulière, que nous concevons changer de Place avec lui toutes fois & quantes qu’il eſt tranſporté, & que nous en attribuons à l’Eſpace une ſi générale & ſi vague, qu’après avoir ôté d’un certain Eſpace le Corps qui l’occupoit, nous ne penſons pas avoir auſſi tranſporté l’Etendue de cet Eſpaces à cauſe qu’il nous ſemble que la même Etendue y demeure toujours pendant qu’il eſt de même Grandeur, de même Figure, & qu’il n’a point changé de Situation au regard des Corps par leſquels nous les déterminons. » Des-Cartes, Principes de Philoſophie, II Part., pag. 80.
  2. « Les Mots de Lieu, & d’Eſpace, ne ſignifient rien qui different véritablement du Corps que nous diſons être en quelque Place, & nous marquent ſeulement ſa Grandeur, ſa Figure, & comme il eſt ſitué entre les autres Corps. Car, il faut, pour déterminer cette Situation, en marquer quelque autre que nous conſidérions comme immobile. Mais, ſelon que ceux que nous conſidérons ainſi ſont divers nous pouvons dire qu’une même Choſe en même Tems change de Lieu, & n’en change point. Par Exemple ſi nous conſidérons un Homme aſſis à la Poupe d’un Vaiſſeau que le Vent emporte hors du Port, & ne prenons garde qu’à ce Vaiſſeau, il nous ſemblera que cet Homme ne change point de Lieu, parce que nous voïons qu’il demeure toujours en une même Situation a l’égard des parties du Vaiſſeau ſur lequel il eſt : & ſi nous prennons garde aux Terres voiſines, il nous ſemblera auſſi que cet Homme change inceſſamment de Lieu, parce qu’il s’éloigne de celle-ci, & qu’il s’approche de quelque autre. Si, outre cela, nous ſuppoſons que la Terre tourne ſur ſon Eſſieu, & qu’elle fait préciſément autant de Chemin du Couchant au Levant, comme ce Vaiſſeau en fait du Levant au couchant, il nous ſemblera derechef que celui qui eſt aſſis à la Poupe ne change point de Lieu, pour ce que nous déterminerons ce Lieu par quelque Point immobile que nous imaginerons être au Ciel : & ſi nous penſons, qu’on ne ſauroit rencontrer en tout l’Univers aucun Point qui ſoit véritablement immobile,… nous concluront qu’il n’y a point de Lieu d’aucune choſe au Monde, qui ſoit ferme & arrêté, ſinon entant que nous l’arréterons en notre Penſée. » Des-Cartes, Principes de Philoſophie, II part. pag. 81.
  3. Mais tous Corps ſont liés d’un ſi ferme Aſſemblage,
    Qu’il n’eſt rien vuide entre eux. C’eſt pourquoi le

    Hors du Tonneau percé ne ſe peut écouler,
    Qu’on n’ait d’un Soupirail fait Ouverture à l’Air.
    C’eſt pourquoi le Souflet, dont la Bouche eſt bouchée,
    Ne peut être élargi. C’eſt pourquoi l’Eau cachée
    Dans un Vaſe bien clos ne ſe glace en Hiver.
    La Clepſydre ne peut les Jardins abreuver,
    S’on ferme ſa Gargouille : & l’argentine Source,
    Qui dans le Plomb creuſé fait ſon eſclave Courſe,
    Forçant ſon Naturel rejaillit vers les Cieux.
    Tant & tant à tout coups le Vuide eſt odieux.

    Du Bartas, Poéſies, Livr. II.

    Quelque vieux que ſoient ces Vers, ils ne ſont point indignes d’être citez. Ils diſent en peu de Mots les principales Expériences ſur leſquelles ſe fondent ceux qui nient la Poſſibilité du Vuide.