La philosophie du bon sens/III/II

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§. II.


en quoi consiste la
Logique.

La Logique conſiſte dans les Réflexions que nous faiſons ſur les principales Opérations de notre Eſprit : & ce que nous appelions l’Art de penſer, comprend ces quatre Chefs, concevoir, juger, raiſonner, & ordonner.

Concevoir, ou imaginer, une Choſe, c’eſt s’en former en l’Eſprit la véritable Image, & par le Moïen de cette Image avoir la Choſe préſente à l’Eſprit : comme, lorſque nous nous repréſentons un Soleil, un Arbre, un Rond, &c ; ſans pourtant former ſur ces Choſes aucun Jugement exprès. Or, la Forme, par laquelle nous nous les repréſentons, ou cette prémiere & ſimple Conceptipn qui les offre, s’appelle Idée ou Notion.

Juger, c’eſt dire véritablement d’une Choſe ce qu’elle eſt, ou ce qu’elle n’eſt pas, en lui donnant ce qui lui convient, & lui ôtant ce qui ne lui convient pas. Cette Opération de notre Eſprit ſe fait, lorſque, joignant deux diverſes Idées, nous les affirmons, ou les nions : comme, quand nous diſons, que la Terre eſt ronde, & n’eſt pas quarrée ; car, nous affirmons ſa Rondeur, & nions qu’elle ait une autre Figure : ou, lorſque nous aſſûrons que l’Homme eſt un Animal, & non point un Arbre ; donnant à l’Homme ce qui lui convient, & niant qu’il ſoit un Arbre.

La troiſieme Opération de notre Eſprit s’appelle Raisonner, c’eſt-à-dire, inférer d’une ou de deux Propoſitions quelque-choſe de conclû conſéquemment : comme, lorſqu’on dit, l’Infidélité eſt un Crime ; il eſt pluſieurs Amans infideles ; il eſt donc pluſieurs Amans criminels. Vous voïez, Madame, que, de l’Aſſemblage de ces deux prémiéres Propoſitions,

  1. L’Infidélité eſt un Crime ;
  2. Il eſt plufieurs Amans infdeles ;

j’en conclus, qu’il eſt des Amans criminels.

Mais, pour vous expliquer plus clairement les trois prémieres Opérations de notre Eſprit, je vous prie de ſouffrir que je vous faſſe appercevoir ce qui ſe paſſe chés un Homme qui devient amoureux de vous. Il eſt d’abord frappé de vos Traits, & s’en forme en l’Eſprit une vraie & ſimple Image, ſans aller plus loin. Voilà ce qu’on appelle concevoir. Bien-tôt, il juge : que vos Traits ſont beaux, ſont parfaits, & il aſſure qu’ils ſont oppoſez à la Laideur. Il énonce, d’une Choſe, ce qui lui convient, & nie ce qui ne lui convient pas. Il joint enſemble deux Idées différentes, celle de la Beauté de vos Traits, & celle de la Laideur qui leur eſt oppoſée. Cela s’appelle juger. Enfin, ſon Eſprit ſe porte naturellement à la troiſieme Opération, qu’on appelle raiſonner. Car, joignant les différentes Idées que votre Beauté lui a déjà données, il forme un Jugement concluant. La Beauté, dit-il, mérite notre Hommage. Madame de *** eſt douée d’une Beauté éblouïſſante. Elle mérite donc mes Hommages.

La derniere des Actions de l’Eſprit s’appelle Ordonner, c’eſt-à-dire, diſpoſer ou arranger ce que nous avons imaginé ſur un Sujet, de la Maniere la plus promte, la plus claire, qu’il nous eſt poſſibles & c’eſt ce qu’on nomme Méthode.

Cette derniere Partie de la Logique a encore beaucoup de Rapport avec l’Amant dont je vous ai parlé. Vous voïez, Madame, que le Bon-Sens veut, qu’après s’être démontré, que vous méritiés ſes Hommages, il prenne des Précautions pour vous les faire agréer, & qu’il diſpoſe ſa Déclaration d’une Maniéré à être reçue favorablement. Or, Madame, ce qui s’appelle Déclaration chés l’Amant, s’appelle, diverſes Idées, divers Jugemens, & divers Raiſonnemens, chés le Philoſophe ; & c’eſt l’Arrangement de ces Choſes qui regardent cette quatrième Partie de la Logique, qu’on appelle Méthode.

Au-reste, Madame, comme il arrive très ſouvent, qu’un Amant gagne le Cœur de ſa Maitreſſe, ſans trop s’arréter à toutes ces Graduations & Diſtinctions amoureuſes, on voit auſſi que bien des Gens, qui n’ont aucune Regle de la Logique, font avec une Juſteſſe infinie les quatre Opérations ; & quelque-fois mieux, & plus éxactement, que les Philoſophes[1]. La Nature, en donnant la Raiſon aux Hommes, leur en fournit abondamment les Moïens. Cependant, l’Etude rectifie toujours le Jugement ; & il arrive même quelquefois, que, découvrant par la Lumière Naturelle qu’un Raiſonnement eſt faux, nous avons peine à pénétrer & à appercevoir la Raiſon pourquoi il eſt faux : & la Regle nous aide beaucoup dans cette Occaſion.

  1. « Tout cela ſe fait naturellement, & quelquefois mieux par ceux qui n’ont appris aucune Regle de la Logique, que par ceux qui les ont appriſes. » Art de penſer, pag. 2.