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RÉFLÉXION SECONDE,
concernant
LA LOGIQUE.

§. I.

Introduction.


LA prémiere Partie de la Philoſophie, ou du moins celle, qui, dans les Ecoles publiques, ſert d’Introduction aux autres, eſt nommée la Logique, comme qui diroit l’Art de penſer[1]. En étendant un peu plus cette prémiere Définition, on peut dire, que la Logique eſt l’Art de bien conduire ſa Raiſon dans la Connoiſſance des Choſes, tant pour s’inſtruire ſoi-même, que pour en inſtruire les autres[2]. La Beauté de cette Définition, & ce prémier Début qui promet infiniment, vous préviendra d’abord pour la Logique. Vous penſerez, Madame, que je vais vous découvrir les Choſes les plus grandes & les plus intéreſſantes. Rien n’eſt ſi flatteur en effet, que d’acquerir l’Art de s’inſtruire ſoi-même, & de communiquer ſes Connoiſſances aux autres. Avant d’aller plus loin, & pour vous montrer le véritable Prix de la Logique, il ſera donc à propos que je vous diſe les Sentimens qu’en ont eu les plus grands-Philofophes.

Autrefois, cette Science, ou cet Art, étoit cultivé par les Sophiſtes ; Gens, qui ne s’en ſervoient, que pour embrouiller la Vérité. Mais, malgré toute leur Subtilité, on les réduifois bientôt, en leur propoſant les Choſes d’une Façon claire, & en les obligeant par quelques Diſtinctions priſes dans la Nature des Choſes, à abbandonner leurs fauſſes Subtilitez. C’eſt ainſi qu’en uſoit ordinairement Socrate, dans ſa Façon de diſputer.

Aristote renferma le prémier la Logique dans des Regles & dans des Préceptes : il en forma un Corps méthodique, & apprit à tout le Monde le Moïen de connoître les Sophiſmes, dont on offuſquoit la Vérité[3]. Mais, ce Philoſophe tomba dans un Défaut eſſentiel. Au lieu de ſe réduire dans des Bornes étroites, & de ne donner à la Logique que l’Etendue qu’elle méritoit, il ſe rendit obſcur à force d’être diffus : &, après avoir bien dit de Choſes, il n’apprit rien de nouveau à l’Eſprit, que beaucoup de Mots, de Diviſions, & de Subdiviſions[4]. Ses Diſciples & ſes Commentateurs achevèrent d’embrouiller la Logique, & de la rendre inintelligible ; & chacun d’eux y méla quelque Chimere ou quelque Inutilité[5]. Enfin, St. Thomas inventa l’Etre de Raiſon. Scot mit au jour ſes Ridiculitez, qui lui acquirent le Nom de Subtil. Et les Philoſophes ne s’occupèrent plus que de Propoſitions & de Theſes frivoles, capables de jetter l’Eſprit dans les plus grandes Erreurs. Dans ces tems d’Aveuglement, Gaſſendi parut tout-à-coup, comme un Aſtre brillant au milieu d’une Nuit obſcure. Aidé de la Lecture de quelques Philoſophes anciens, & ſoutenu par ſon vaſte Génie, il donna le premier Coup à l’Erreur. Il mit au jour un Ouvrage contre la Philoſophie d’Ariſtote, qui fut reçu avidemment de tous les Savans de l’Europe, qui, depuis longtems, gémiſſoient de l’Etat où ils voïoient la Philoſophie[6]. Gaſſendi fut ſuivi de Des-Cartes, qui acheva de ruiner les Chimères Scolaſtiques. L’Eſprit Humain reprit entièrement ſes Droits ; la Raiſon, le Bon-Sens, & la Lumiere Naturelle, furent les ſeules Regles qu’on affecta d’emploïer ; & la Logique devint une des Parties de la Philoſophie Scolaſtique qu’on mépriſa le plus. Des-Cartes démontra évidemment dans pluſieurs Endroits de ſes Ouvrages, qu’Elle ne donnoit que des Connoiſſances communes aux Eſprits les plus bornez, & qu’elle apprenoit à diſcourir ridiculement de ce qu’on ignoroit[7]. Il conſeilloit pourtant de faire quelque Etude de certains Principes raiſonnables d’une bonne Logique : mais, Gaſſendi mépriſoit abſolument cette Etude. Il croïoit, que ſi l’Œuil voit, l’Oreille entend, & les autres Facultez font leurs Fonctions, ſans avoir beſoin d’aucuns Préceptes, l’Entendement pouvoit bien raiſonner, chercher la Vérité, la trouver, & juger, ſans l’Aide de la Logique … Il ne la mettoit pas au Nombre des véritables Parties de la Philoſophie : il n’eſtimoit pas même, qu’on dut faire commencer par-là les Etudians, de crainte de les rebuter par un Travail inutile[8].

Voila, Madame, des Autoritez bien reſpectables contre la Logique. Cependant, l’on peut, & l’on doit, dire en ſa Faveur, que tous les grands Philofophes n’ont montré tant de Mépris, que pour cette Logique qu’on appelle Scolaſtique, qui eſt celle qu’on apprend ordinairement dans les Collèges, & dont les Moines font uſage. Auſſi ſemble-elle être véritablement faire pour eux : & cette Etude eſt en effet très propre à des Gens qui ne ſe nourrirent ordinairement que de Chimeres : Gens Monaca, Gens paſta Chimæris. Je crois, qu’on ne ſauroit errer, en ſuivant le Principe, que preſcrit Des-Cartes, de faire quelque Etude de certains Principes raiſonnables d’une bonne Logique. De quelque Pénétration d’Eſprit, de quelque Juſteſſe de Génie, qu’on ſoit doué, une exacte Méthode dans la Direction de nos Penſées ne peut ſervir qu’à rendre nos Jugemens plus parfaits. En réduiſant la Logique à certaines Bornes très étroites & très ſuccintes, on doit la rendre de quelque Utilité. On en a même donné, dans ces derniers Tems, un Traité très bon, & qui a quelque peu réhabilité ſa Réputation[9] : quoi qu’a dire vrai cet Ouvrage ſoit plûtôt un Recueil des plus belles Queſtions de Métaphyſique, de Phyſique, &c[10], qu’on a entrelaſſe de quelques Préceptes d’une Logique ſenſée & dépouillée de toutes ſes Inutilitez[11].

  1. « La Penſée n’eſt autre choſe qu’un Diſcours, par lequel l’Entendement parle ou diſcourt intérieurement en lui-même : l’Expérience nous aïant fait reconnoître, que, toutes les fois que nous penſons, nous nous ſervons tacitement des mêmes paroles dont nous nous ſervirions, ſi nous voulions exprimer de Bouche notre Penſée. » Bernier, Abrégé de la Philoſ. de Gaſſendi, Tom. I, pag. I. Cette Note ſert de Réponſe à ceux, qui pourroient objecter, que la Logique doit être définie l’Árt de bien raiſonner. Voïez le ſecond Diſcours qui ſert de Préface à l’Art de penſer, pag. xxxiv.
  2. C’eſt la Définition, que donne l’Art de penſer, Pag. I.
  3. Aristote a été le prémier, qui a réduit la Logique en certains & méthodiques Préceptes : car, avant lui, les Sophiſtes n’avoient garde de la montrer ; ains s’en ſervoient, pour ſurprendre les moins habiles, acquerans par ce Moïen Répuration de Gens fort ſubtils. » Du Pleix, Corps de Philoſophie, contenant la Logique, la Méthaphyſique, & la Phyſique, Tom. I, pag. 5.
  4. « Un Auteur de ce Tems a dit avec grande Raiſon, que les Regles de la Logique d’Ariſtote ſervoient ſeulement à prouver à un autre ce que l’on ſavoit déjà : mais, que l’Art de Lulle ne ſervoit qu’à faire diſcourir ſans jugement de ce qu’on ne ſavoit pas. » Art de penſer, pag. 22.
  5. Les Ouvrages d’Ariſtote ont eu le Sort de tous les Ecrits qui ſont commentez, & revûs par différens Auteurs : chacun y ajoute un peu du ſien ; &, dans la Suite du Tems, ſi un Auteur revenoit, il ſeroit bien étonné des Opinions qu’on lui impute.
  6. « Il ſe dégoûta enfin tellement de la Philoſophie Vulgaire, à cauſe de la Chicane & des Queſtions inutiles qu’elle enſeigne, & dont elle eſt remplie, qu’il fit ſoutenir des Theſes pour & contre, & fit imprimer ſes ſavantes Diſſertations adverſus Ariſtoteleos, qui firent tant de Bruit. » Bernier, Abrégé de la Philoſophie de Gaſſendi, Tom. I, Préface.
  7. « La Logique de l’Ecole … n’eſt à proprement parler, qu’une Dialectique, qui enſeigne les Moïens de faire entendre à autrui les Choſes qu’on ſçait ; où même auſſi de dire ſans jugement pluſieurs Paroles touchant celles qu’on ne ſçait pas. Ainſi, elle corrompt le Bon-Sens plûtôt qu’elle ne l’augmente. » Des-Cartes, Principes de la Philoſophie, Préface.
  8. Bernier, Abrégé de la Philoſophie de Gaſſendi, Tom. I, Préface.
  9. L’Art de penſer, par Mrs. de Port-Roïal.
  10. « J’ai même remarqué que cette Logique…, ſi vous en exceptez certains Exemples fort recherchés, & quelques grands & beaux Chapitres de Phyſique, de Morale, de Métaphyſique, & de Mathématiques, a beaucoup de rapport à celle de Gaſſendi. » Bernier, là-même.
  11. Les Queſtions, … que nous avons cru, devoir omettre, ſont de ce Genre. Elles ont cela de commode, qu’elles ont peu de Crédit, non, ſeulement dans le Monde où elles ſont inconnues, mais parmi ceux-là même qui les enſeignent. Perſonne, Dieu-merci, ne prend Intérêt à l’Univerſel à parte rei, à l’Etre de Raiſon, ni aux Secondes Intentions. Ainſi, on n’a pas lieu d’appréhender que quelqu’un ſe choque de ce qu’on n’en parle point : outre que ces Matieres ſont ſi peu propres à être miſes en François, quelles auroient été plus capables de décrier la Philoſophies que de la faire eſtimer. » Art de penſer, Prémier Diſcours Préliminaire, pag. xxx.