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§. XX.

Que la plus grande Partie
des Grands-Hommes ont
avoué, qu’ils ne sa-
voient que peu
de Choses.


Je crois, Madame, vous avoir démontré ſuffiſamment la Néceſſité de vous ſervir de votre ſeule Raiſon dans les Faits que vous trouvez lui être contraires, ſoit dans l’Hiſtoire, ſoit dans la Tradition, ſoit dans les Ouvrages des Savans. Vous ſerez encore plus convaincue de la Vérité de mon Opinion, lorſque je vous aurai fait voir, que la plus grande Partie des Grands-Hommes ont avoué, qu’ils ne connoiſſoient évidemment que très peu de Choſes ; & que leurs Ecrits contenoient plûtôt des Conjectures, que des Réalitez. Vous verrez, que mon Sentiment eſt celui des plus illuſtres Ecrivains. Je pourrois d’abord vous citer parmi les modernes Michel de Montagne, la Mothe-le-Vayer, Gaſſendi, & Bayle, qui ont preſque ouvertement ſoutenu le Pirrhonifme. Mais, en prenant les Choſes à leurs Sources, & en remontant juſqu’à Phérécide, le Pere de tous les Philoſophes, je trouve que les Anciens ont été dans le Doute autant que les Modernes. Voici ce que ce Philoſophe Grec écrivoit à Thalès ſon Diſciple, peu de tems avant de mourir. J’ai ordonné à mes Héritiers, après qu’ils m’auront enterré, de vous porter mes Ecrits. Si vous, & les autres Sages, vous vous en contentez, vous les pouvez publier. Si-non, ſupprimez-les. Ils ne contiennent aucune Certitude qui me ſatiſfaſſe moi-même. Auſſi ne fais-je pas Profeſſion de ſavoir la Vêrité, ni d’y atteindre : j’ouvre les Choſes, plus que je ne les découvre. Ajoutez, Madame, à ces Paroles de Phérécide ce que Socrate diſoit de ſes Connoiſſances. Elles étoient très bornées, ſelon lui : car, il aſſuroit ne ſavoir qu’une Choſe, c’eſt qu’il ne ſavoit rien, Unum ſcio, quod nihil ſcio.. Cicéron étoit preſque auſſi vacillant que Phérécide. Je parlerai, diſoit ce Romain, de maniere que je n’aſſûre rien poſitivement ; mais, me défiant de moi-même, je douterai de tout, & chercherai d’appercevoir la Vérité. Dans un autre Endroit, il prévient, qu’il expliquera les Choſes d’une maniere probable, & non point certaine, comme pourroit faire un Oracle. Il ajoute, que n’étant qu’un Homme, on ne peut juſtement éxiger rien de plus. Selon lui, les Anciens ont tous avoué n’avoir rien pû connoître, ni comprendre : ils ont, dit-il, rejetté leur Ignorance ſur le peu d’Etendue de nos Lumieres & la Briéveté de notre Vie[1].

Les Philoſophes n’ont point été les ſeuls perſuadez de leur peu de Science : les grands Saints, & les Courtiſans aimables, quelque Différence qu’il y ait dans leurs Sentimens & dans leurs Opinions, ſe ſont pourtant réünis en ce Point. Saint Auguſtin, & St. Thomas, ont crû, qu’il étoit un grand Nombre de Choſes douteuſes, & dont nous n’avions aucune Connoiſſance certaine. Horace, nourri dans les Plaiſirs de la Cour d’Auguſte, avoue naturellement, qu’il eſt toujours flottant & vacillant, ſans pouvoir s’arrêter à aucune Opinion fixe ; & que, dans ce Doute éternel, il ſonge à ſe mettre au-deſſus de toutes les Queſtions, au lieu de s’y ſoumettre[2].

Vous voïez, Madame, que j’ai Raiſon de vous aſſûrer, que les plus grands Hommes ont avoué de Bonne-Foi, qu’ils ſavoient peu de Choſes ; & vous ne trouverez plus mon Opinion auſſi extraordinaire. Cependant, dans la Carriere où je vais vous faire entrer, je ne veux point que vous y portiés un Eſprit de Pyrrhoniſme ; Défaut encore plus vicieux que celui de trop de Crédulité. Je veux ſeulement, que, pénétrée de la Vérité, (que nous ſavons fort peu de Choſes, & que les Guides que nous croïons les plus certains, tels que l’Hiſtoire, la Tradition, & les Savans, ſont ſouvent en Défaut ;) vous faſſiés toujours Uſage de votre Raiſon, & ne receviés aucune Vérité pour évidente, qu’autant que vous verrez qu’elle n’a rien de contraire à votre Lumière Naturelle, qui ne peut vous tromper en ce que vous connoiſſez clairement & diſtinctement.


Fin de la Premiere
Réfléxion.
  1. Dicendum eſt ità ut nihil affirmem, quærem omnia dubitans, plerumque & mihi diffidente.

    Ut potero explicabo, me tamen, ut Pythius Apollo, certa ut ſint, & fixa quæ dixero ; ſed ut Homunculus probabilïa, conjecturâ ſequens… Equum efſ enim meminiſſe, & me qui diſſeram Hominem eſſe, & qui judi. judicetis ; ut ſi probabilia dicuntur nihil ultra requiratis.
    Cicero, Tuſculan. Quæst. Libr. I.


    Omnes penè Veteres nihil cognoſci, nihil percipi, nihil‚ ſciri poſſe, dixerunt ; anguſtos Senſus, imbecilles Animos, brevia Curricula Vitæ, &c. Cicero, Quæſt. Academ. Libr. I.

  2. Ac ne fortè roges, quo me Duce, quo lare , tuter ? Nullius addictus jurare in Verba Magiſtri, Quo me cumque rapit Tempeſtas, deferor Hoſpes. Nunc agilis fio, & merſor civilibus Undis : Virtutis veræ Cuſtos, rigidusque Satelles. Nunc in Ariſtipi furtim Precepta relabor : Et mihi Res, non me Rébus, ſubjungere conor.
    Horat. Epiſt. I Libri. I.