La philosophie du bon sens/II/XIX

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§. XIX.


La Différence de Religion
porte les Savans a des
Extrémitez vicieuses.


La Diverſité des Religions eſt encore un des grands Motifs de la Difſérence des Opinions des Savans. Les Controverſiſtes prennent plaiſir à ſe contrecarrer juſques dans les plus petites Choſes, même dans celles qui n’ont rien de commun avec les Matieres conteſtées. Cette Haine, que forme, dans les Cœurs des Théologiens, la Diverſité de la Croïance, du Culte divin, ou de quelque Point de Religion, ſe gliſſe dans leurs Ouvrages. Pour être perſuadé de la Vérité de ce Fait, on n’a qu’à lire les Livres de Controverſe. Il en eſt peu, & même point, où les Auteurs n’ouvrent la Diſpute par quelque Invective contre leurs Adverſaires, ou ceux de leur Parti. Les Théologiens, qui ont diſputé le plus modeſtement, ſont Mr. Arnaud & Mr. Claude encore ôteroit-on bien des Choſes de leurs Ouvrages, ſi l’on en ſupprimoit tout ce qui bleſſe les Loix d’une Diſpute polie. Quant à Mrs. du Perron & du Moulin, Nicole & Jurieu, les trois Quarts de leurs Ouvrages de Controverſe ont moins été faits pour éclaircir la Vérité, que pour bleſſer leurs Adverſaires par des Traits mordants, ou des Plaiſanteries piquantes. Ce dernier a écrit comme un Porte-fais quelquefois, & quelquefois comme un Fanatique & un Trembleur. Les Invectives groſſieres, dont ſes Livres ſont remplis, l’ont fait mépriſer des deux Partis. Sur les Matieres de Controverſe, il ſemble qu’on ne puiſſe écrire poliment, &, j’oſe dire, d’une Maniere convenable à un Galant-Homme. Bien des Saints Peres, malgré les Vertus dont on les prétend douëz, ont tombé dans ce Défaut. Ils ont laiſſé dans leurs Ouvrages des Marques viſibles, que, pour être pieux & dévots, ils n’en étoient pas moins Hommes, ſujets aux Paſſions, & à ſe laiſſer emporter trop aiſément au Plaiſir de mordre & de déchirer ceux contre qui ils écrivoient.

La Licence des Ecrits calomnieux, occaſionnée par la Différence de Religion, n’a pas reſpecté les Têtes les plus Sacrées. Que de Libelles la Ligue n’a-t-elle point vomis contre Henri III & Henri IV ? Que de Volumes remplis des plus noires Infamies n’ont pas compoſé contre Louïs XIV quelques Proteſtans réfugies ? Mais, ce qu’il y a de plus ſurprenant, c’eſt que des Gens, qui ont paſſé pour être d’une Probité & d’une Candeur digne des prémiers Siècles, ſoient tombez dans des Excès ſi vicieux. On attribue à Mr. Arnaud un Livre intitulé, Le véritable Portrait de Guillaume-Henri de Naſſau, Prince d’Orange, &c : dans lequel ce Héros eſt traité d’Abſalon, d’Hérode, & de Néron. Je ne puis croire, qu’un auſſi grand Auteur ait voulu proſtituer ſa Plume à compoſer un pareil Ouvrage. Quoi qu’il en ſoit, la Différence de Foi ne peut juſtifier le Manque de Reſpect qu’on doit aux Têtes couronnées ; & c’eſt rendre une Religion mépriſable, que de couvrir de ſon Voile des Forfaits auſſi noirs. La Religion Romaine n’eſt pas la ſeule ou le Zêle outré faſſe faire bien des Actions contraires à la Pieté & aux Bonnes-Mœurs. Les Proteſtans ne ſont point exempts de cette Paſſion ſi contraire au Bien de la Société civile. Ils tombent quelquefois dans les mêmes Défauts qu’ils nous reprochent, & ſe font entre eux une Guerre auſſi ſanglante, que celle qu’ils ont à ſoutenir contre nous[1]. L’Eſprit de Controverſe eſt donc une Eſpece de Vertige, qui ſuſpend l’Uſage des Notions les plus claires, & nous prive de notre Raiſon.

  1. Nous avons été extrémement mortifiés de ce que la Cabale puiſſante, qu’à eue Mr. Jurieu dans le dernier Synode, lui ait fait avoir le Plaiſir de voir ſuſpendre Mr. Huët… Si ceci dure, il n’y eut jamais d’inquiſition plus incommode, & les François vont devenir le Scandale & le Jouët de la Hollande : & cela, unius ob Noxam & Furias, par l’Humeur chagrine & fanatique de Mr. Jurieu. Bayle, Lettres, Tom. I, pag. 324.