La philosophie du bon sens/III/III

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§. III.

Toutes nos Idées tirent
leur Origines de nos
Sens, ou de celles
qui passent par
nos Sens.


I faut ſuppoſer, qu’au commencement l’Ame eſt comme une Table unie[1], vuide de tous Caractères, & ſur laquelle il n’y a encore rien de tracé. Ainſi, elle n’a aucune Idée quelle qu’elle ſoit. Vous demanderez, Madame, avec étonnement, par quel Moïen notre Ame en acquiert cette Quantité, que l’Imagination toujours agiſſante lui préſente avec tant de Variété ? Je vous répondrai, que c’eſt : Prémiérement par les Objets extérieurs & ſenſibles, qui frappent nos Sens : Secondement, par les Opérations de notre Ame ſur les Idées qu’elle a reçues par nos Sens ; Opérations, qui deviennent l’Objet des Réfléxions de notre Ame, formant & produiſant dans notre Entendement une autre Eſpece d’Idées, que les Objets extérieurs n’auroient pû lui fournir. Telles ſont les Idées de ce qu’on nomme penſer, juger, examiner, déſirer, ſouhaiter, & les autres Actions de notre Ame : de l’Exiſtence deſquelles nous ſommes très perſuadez ; les ſentant, & les trouvant en nous même.

Les Idées, que nous recevons par ce Moïen, ſont auſſi diſtinctes, que celles que les Objets extérieurs produiſent ſur nos Sens. Ainſi, Madame, toutes nos Idées prennent leur Source de la Senſation, & de la Réflexion. Par la Senſation, les Objets extérieurs fourniſſent à l’Eſprit les Idées des Qualitez ſenſibles, telles que ſont celles qui nous viennent par le Gout, l’Attouchement, l’Ouïe, l’Odorat, & la Vûe. Les Sens produiſent les Notions ou les Idées des Odeurs différentes, celles des diverſes Couleurs, celles des Sons, celles de la Clarté & des Ténébres, &c. Par la Réfléxion, l’Eſprit fournit à l’Entendement les Idées de ſes propres Opérations : c’eſt à-dire, que, par les Idées qui ont paſſé par nos Sens, & qui ſe ſont imprimées dans notre Entendement, il s’en forme diverſes autres par l’Aſſemblage que nous en faiſons d’une Maniere très variée ; comme, lorſque, de l’Idée d’une Montagne, & de celle de l’Or, nous en concevons un troiſieme Idée, qui nous repréſente une Montagne d’Or.

Nous n’avons donc, Madame, aucunes Idées dans l’Entendement, que celles qu’y ont été produites par la Voïe de la Senſation, ou par celle de la Réfléxion : en ſorte que, par la Senſation, nous avons plus ou moins d’Idées ſimples, ſelon que les Objets extérieurs, qui frappent nos Sens, en fourniſſent à notre Entendement ; un Sourd aïant moins d’Idées qu’un Homme qui jouit de tous les Sens, puifqu’il n’a aucune Notion des Sons & un Aveugle & Sourd aïant encore moins d’Idées, puifqu’il n’en a aucune, ni des Couleurs, ni des Sons. De même, les Opérations de notre Eſprit, ou les Réflexions, nous fournirent plus ou moins d’Idées, ſelon que nous réfléchiſſons plus ou moins ſur les prémieres Idées que les Sens ont produit dans notre Entendement. C’eſt pourquoi nous voïons que les Enfans ſont long-tems avant d’avoir des Idées ou Notions formées par la Réfléxion, ou, ſi l’on veut, par les Opérations de l’Eſprit. C’eſt auſſi par la même Raiſon, que certaines Gens n’en connoiſſent que médiocrement une Partie ; & n’ont d’un grand Nombre d’Idées produites par la Réfléxion, qu’une Connoiſſance flottante & imparfaite.

Vous voïez aiſément, Madame, que l’Homme, n’aïant aucune Idée qui ne lui vienne, ou directement, ou indirectement, par les Sens, il ne peut commencer à penſer, que lorſqu’il commence d’avoir des Senſations. Car, puiſqu’il ne peut avoir aucune Idée lorſque les Sens n’agiſſent point encore, il ne peut donc avoir aucune Penſée.

Je m’apperçois, que vous ſerez fort étonnée que je vous aïe aſſurée hardiment, que nous ſavions ſi peu de Choſes. Comment ! direz-vous. Appellez-vous ne rien ſavoir, que de pénétrer avec autant de Préciſion les prémieres Opérations de l’Entendement Humain ? Vous m’accuſerez moins de Mauvaiſe-Foi, lorſque je vous aurai montré, que ces Principes, que je viens d’établir, quelque juſtes qu’ils paroiſſent, ont été combattus, & rejettez comme faux, par de très grands Philoſophes, qui les ont réfutez d’une manière à jetter du moins dans le Doute ceux qu’ils ne peuvent convaincre entièrement. Dure Mortification pour la Vanité Humaine, que d’être obligé d’avouër, qu’elle ignore même la Façon dont elle acquiert la Faculté de penſer !

Les Philoſophes, qui ſoutiennent que nous avons des Idées, dont nous ne ſommes point redevables à nos Sens, prétendent, qu’il en eſt un certain Nombre, qui ſont innées avec nous. Je me reſerve d’éxaminer au long cette Queſtion dans la Suite ; mais, actuellement, je vous dirai ſimplement leurs principales Raiſons. Il n’y a point, dit un Cartéfien, de Propoſition plus claire que celle-ci : Je penſe ; donc, je ſuis. Or, l’on ne ſauroit avoir aucune Aſſurance évidente de cette Propoſition, ſi l’on ne concevoit clairement, c’eſt que c’eſt qu’être, & ce que c’eſt que penſer. Si l’on ne peut donc nier, que les Idées de l’Etre & de la Penſée ſont dans notre Entendement, par quels Sens, par quels Objets extérieurs, y ont-elles été produites ? Elles ne ſont point lumineuſes, ou colorées, pour y être entrées par la Vûe ; d’un Son grave ou aigu, pour y être entrées par l’Ouie ; d’une bonne ou mauvaiſe Odeur, pour y être entrées par l’Odorat ; de bon ou de mauvais Gout, pour y être entrées par le Gout ; froides ou chaudes, dures ou molles, pour y être entrées par l’Attouchement[2].

Le Philoſophe, qui raiſonne ainſi, prévient lui-même l’Objection, qu’il prévoit qu’on lui pourroit faire. Si l’on dit, ajoute-t-il, que les Idées de l’Etre, & de la Penſée, ont été formées d’autres Images ſenſibles, qu’on nous diſe ces autres Images ſenſibles dont on prétend qu’elles ont été formées, & comment elles ont pû être formées. Il paroit en effet, qu’elle ne peuvent l’être par Compoſition : car, les Idées de l’Etre & de la Penſée, étant des Idées ſimples & évidentes par elles-mêmes, elles ne ſont point la Suite de la Réfléxion que produit l’Aſſemblage de deux Idées différentes ; & elles ne ſont point auſſi formées par Ampliation, ou Diminution, ne pouvant dire que l’Idée de l’Etre, ou de la Penſée, puiſſe être formée par une Gradation ou une Diminution d’autres Idées. Il faut donc que notre Ame ait en elle-même pluſieurs Idées, qui ne tirent point leur Origine de nos Sens, & dont la Source eſt dans notre Entendement.

Vous voilà, Madame, bien fachée contre ce Cartéſien, qui vient s’oppoſer au Syſteme le plus raiſonnable, & qui paroit le plus naturel. Vous goutiés déjà les Voies de la Senſation & de la Réfléxion, pour introduire toutes les Idées dans l’Entendement Humain. Vous croiïés appercevoir l’Eſprit & l’Ame ſe former dans un jeune Enfant, à meſure que les Organes ſe fortifient, & reçoivent plus d’Objets extérieurs. Ce Syſteme a quelque-choſe d’amuſant. Il ſemble, que l’Homme ſoit une Plante, & qu’on voïe croître en même tems l’Ame & le Corps. Les Notions, que l’Entendement acquiert tous les jours par le Canal des Sens, ſont à l’Eſprit comme une double Roſée, qui le conduit enfin à la Maturité, en lui procurant cette immenſe Variété d’Idées. Cependant, ſi le Carteſien a raiſon, il faut ne plus accorder aux Objets extérieurs, que le Pouvoir d’occaſionner, par les Mouvemens qui ſe font dans notre Cerveau, quelques Idées qui ne ſe formeroient pas ſans cela : mais, preſque toutes nos Notions ne pourront être rapportées à nos Sens, & l’Ame aura le Pouvoir de les former elle même par la pure Intellection ſans en être redevable qu’à Dieu & à elle-même.

Vous me demanderez, Madame, mon Sentiment ſur ces différentes Opinions, & à laquelle eſt-ce que j’accorde ma Croïance ? Si, par ce Mot de Croïance, vous entendez une Certitude, & une Perſuaſion convaincantes, je vous avouerai, que je n’en ai aucune. Et, franchement, après avoir éxaminé la Choſe, je ſuis d’aſſez Bonne-Foi, pour avouër, que je vois une Apparence de Vérité dans les deux Sentimens. Si vous me preſſez davantage, & que vous vouliés que je me détermine abſolument, je vous avouerai encore, que je croirois aſfez volontiers, que nous n’avons d’Idées dans l’Entendement, qu’autant qu’elles nous ont été communiquées par nos Sens ; & que toutes nos Notions, ou Idées, prennent leur Source, ou de la Senſation, ou de la Réflexion ſur celles qui nous ſont venues par la Senſation. Voici quelles ſont mes Raiſons : je ne ſai ſi vous les trouverez vrai-ſemblables.

Lorsqu’un Cartéſien demande par quel Sens les Idées de l’Etre, & de la Penſée, ſont entrées dans notre Entendement, on peut lui répondre, qu’elles y ſont entrées dès l’inſtant que nous avons eu la prémiere Senſation. Car, l’on connoit que l’on exiſte, dès qu’on eſt ſuſceptible de quelque Sentiment : & je crois qu’on peut auſſi-bien prouver l’Exiſtence, en diſant, Je ſens, donc je ſuis, qu’en diſant, Je Penſe, donc je ſuis. Si nous connoiſſons donc que nous exiſtons par l’Impreſſion de nos Sens, je crois que la prémiere Idée de l’Etre eſt produite en nous dans le même Inſtant que nous avons la prémiere Senſation qui fait paſſer dans notre Entendement la Perception de notre Exiſtence. J’ajouterai, que ſi nous n’acquérions pas nos Idées par le Moïen de nos Sens, & que l’Ame les formât d’elle-même, il faudroit qu’il y en eut un Nombre qui fuſſent innées avec elle ; ce que j’ai peine à me perſuader, & qui entraine après ſoi de grandes Difficultez, comme je le vous montrerai dans la ſuite. Car, tous ceux qui ſoutiennent, que nous avons des Idées innées, regardent celle de Dieu comme une des principales[3]. Je leur demande donc, pourquoi tant de Nations ont eu des Notions ſi fauſſes & ſi ridicules de la Divinité, qu’au lieu de reconnoître un Etre parfait, juſte, grand dans ſes Opérations, infini dans tous ſes Attributs, ils ont eu l’Idée d’un Nombre de Dieux, dignes de l’Horreur de tous les Honnêtes-Gens ? Ils répondront peut-être, que Dieu grave en général dans le Cœur de l’Homme l’Idée de la Divinité ; mais, que l’Homme change & pervertit cette Idée par une fauſſe Application à des bjets particuliers. Mais, il n’eſt rien de ſi frivole que cette Défenſe. À quoi ſervent donc ces Idées abſtraites de la Divinité, qui ne peuvent produire rien de bon, & qui ſont abſolument inutiles ? D’ailleurs, des Idées abſtraites ſuppoſent qu’on a déjà connu des Objets qui ſe reſſemblent ; & l’Abſtradion ne peut convenir à une prémiere Idée, ou, ſi l’on veut, à une Idée innée. Ajoutons à ces Raiſons, que Dieu[4] auroit ne faiſant rien d’inutile, il eſt très difficile, pour ne pas dire impoſſible, qu’il nous communique ſon Idée ſous la Notion d’un Etre, qui, non ſeulement n’éxiſte point, mais qui eſt même directement oppoſé à ſa Juſtice, à ſa Bonté, à ſa Grandeur, enfin à tous ſes Attributs, ainſi que l’étoient les Idées qu’on avoit des fauſſes Divinitez dans le Paganiſme. Il eſt des Voïageurs, qui aſſûrent, qu’il y a des Peuples qui n’ont nulle Idée de la Divinité[5].

  1. Tabula rafa.
  2. Art de penſer, pag. 12.
  3. « Puis donc que … l’Idée de cet Etre Suprême n’eſt pourtant pas innée, comme je viens de le montrer évidemment, ſi je ne me trompe, je crois qu’on aura de la Peine à trouver aucune autre Idée qu’on ait droit de faire paſſer pour innée. Car, ſi Dieu eut imprimé quelque Caractere dans l’Eſprit des Hommes, il eſt plus raiſonnable de penſer, que ç’auroit été quelque Idée claire & uniforme de lui même, qu’il
  4. gravé profondement dans notre Ame … Puis donc que notre Ame ſe trouve d’abord ſans cette Idée qu’il nous importe le plus d’avoir, c’eſt-là une forte Préſomption contre tous les autres Caractères qu’on voudroit faire paſſer pour innez. » Locke Eſſai Philoſophique concernant l’Entendement Humain, Livr. I, Chap. II, pag. 81.
  5. Reperi eam Gentem nullum Nomen habere, quod Deum, & Hommis Animam ſignificet, nulla Sacra habet, nulla Idola. Relatio triplex de Rebus Indicis Caaiguarum. Ajoutez, à ce Paſſage cet autre du Pere Le Gobien, Jeſuite, en parlant des Peuples des Iles Marianes, & des des Voiſines : « Il n’a pas paru, juſques a préſent, qu’ils aient aucune Çonnoiſſance de la Divinité, ni qu’ils adorent les Images. » Hiſtoire des Iles Marianes, Pag. 406.