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§. XV.


de l’Incertitude de l’Au-
torité des Savants par la
Contrariété de leurs
Sentimens.


l’Autorité des Savans, & le Nom qu’ils ſe ſontacquis, ne doivent point en impoſer à notre Raiſon. Les Grands-Hommes ont été ſujets à l’Humanité, & ſe ſont égarez pluſieurs fois du bon Chemin. Leurs Paſſions, leurs Préventions, leur Vanité, & leurs Intérêts propres, ont été la Source de la plûpart de leurs Opinions. Ainſi, Madame, nous devons éxaminer avec ſoin leurs Sentimens, les réduire aux Regles de la Lumiere Naturelle, & voir s’ils n’ont rien de contraire à la Raiſon, avant de les adopter & de les recevoir pour véritables. En ſuivant cette Façon de lire les bons Livres, on profite véritablement ; & s’ils ne nous démontrent que bien peu de Choſes évidemment, du moins ce Peu vaut beaucoup mieux qu’un Nombre de Faits qui n’ont aucune Preuve eſſentielle. La Différence qui regne dans les Sentimens des Savans, l’Oppoſition qu’ils apportent mutuellement aux Opinions les uns des autres ; eſt la prémiere Preuve de leur peu d’Evidence. À peine un Auteur a-t-il mis un Ouvrage au Jour, qu’un Critique s’éleve contre lui, & en attaque pluſieurs Endroits ; & s’il ne les démontre pas évidemment faux, il met les Lecteurs, par les Doutes où il les jette, dans la Situation de ne pouvoir prononcer en faveur d’aucun Parti, ni décider de la Queſtion. Il arrive quelque fois, qu’un troiſieme Savant vient à la Traverſe, & condamne les deux Auteurs qui diſputent ; leur reprochant de n’avoir point entendu la Matiere qu’ils traittoient. Nouveaux Doutes pour les Lecteurs, nouvelle Peine pour ceux qui cherchent à s’inſtruire, & Surcroit d’Embarras pour quiconque aime à diſcerner la Vérité. On voit ſouvent le même Ecrivain, approuvé par de Grands-Hommes, & blâmé par d’autres : & ceux, qui l’eſtiment, accuſent leurs Adverſaires de n’avoir point aſſez de Pénétration pour juger des Beautez d’un Livre qui lui mérite l’Approbation de tous les Connoiſſeurs.

Montagne avoit été très gouté de ſon Tems, & avoit joui tranquilcment de ſa Réputation pendant près d’un Siècle. Deux Auteurs Janſéniſtes, douez d’un grand Génie, crurent entrevoir dans ſes Ecrits des Idées pernicieuſes à leur Religion. Ils le condamnérent ſans ménagement, & en firent une ſanglante Critique, qui, pendant un Tems, ſembla devoir préjudicier à l’Eſtime qu’on avoit eue pour ſon Ouvrage. Pluſieurs Perſonnes ſe rangèrent à l’Opinion des Docteurs Janſéniſtes : tout Port-Roïal en Corps approuva leur Déciſions & bien des Gens à Paris, & à la Cour même, adoptèrent leur Sentiment. Un Auteur, connu par la Juſteſſe de ſon Eſprit, prit le Parti de Montagne, qui ne pouvoit ſe défendre[1]. Il blama & critiqua les deux Janſéniſtes ; & la Ville & la Cour revinrent à la premiere Opinion. On retourna à Montagne, & on lui rendit l’Approbation qu’on lui avoit ôtée.

Bayle a été, ſans contredit, un des plus grands, des plus beaux, & des plus vaſtes Génies. Il s’eſt trouvé des Gens, qui s’étoient acquis un grand Nom dans la Littérature & dans les Sciences, qui ont voulu faire paſſer cet Auteur pour un Homme qui ne ſavoit qu’un peu d’Hiſtoire, & quelque peu de Cartéſianisme[2]. Parlez à un Jéſuite de Pafcal, il vous dira que c’étoit un Génie médiocre. Vantez Bourdaloue, un Janſéniſte ne ſera pas de votre Avis. Je comprens que la Haine des différens Partis peut occaſionner quelquefois cette Diverſité de Sentimens ; mais, elle arrive très ſouvent entre des Auteurs de la même Croïance, & dont les Intérêts ſont communs. Arnaud a écrit divers Ouvrages contre Mallebranche[3]. Scaliger & Eraſme ont eu une Diſpute très vive ſur un Sujet aſſez léger. Après beaucoup d’Ecrits de part & d’autre, un troiſieme Savant les a taxés d’avoir diſputé ſans Cauſe, & de n’avoir pas vû qu’ils avoient tous les deux Raiſon ; aveuglez qu’ils étoient par leur Prévention & leur Animoſité[4].

  1. « Deux Ecrivains, dans leurs Ouvrages, ont blamé Montagne, que je ne crois pas, auſſi bien qu’eux, exempt de toute ſorte de Blâme. Il paroît, que tous deux ne l’ont eſtimé en nulle Maniere. L’un ne penſoit pas aſſez, pour goûter un Auteur qui penſe beaucoup. L’autre penſoit trop ſubtilement, pour s’accommoder de Penfées qui ſont ſi délicates. » Labruyere Caractères ou Mœurs de ce Siècle, pag. 186.
  2. Jurieu & Le clerc. Voïez Courte Reveue de Maximes de Morale, & de Principes de Religion, &c.
  3. Entre autres Pièces, Monſieur Arnaud a écrit un Traité contre le Pere Mallebranche ſur les Idées par leſquelles nous voïons toutes Choſes en Dieu, intitulé, Des vraïes & fauſſes Idées, imprimé à Cologne, chés Schouten, en 1683, in 12.
  4. La Diſpute de Scaliger le Pere avec Eraſme, au Sujet du Ciceronianus, ne lui a point fait Honneur. Il connut ſa Faute ſur la Fin de ſes Jours. Voïez là deſſus les Scaligerana, au Mot Erasme.