La philosophie du bon sens/II/XIV

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§. XIV.


La Tradition est commune
a tous les Peuples pour
autoriser leurs
Erreurs.


Je finirai, Madame, mes Réflexions ſur l’Incertitude de la Tradition, en vous faiſant remarquer, que ſon Autorité eſt commune à tous les Peuples, & à toutes les Religions du Monde. Les Mahométans, les Juifs, les Idolâtres, ont des Traditions, qu’ils croïent conſtantes & conformes à la plus éxacte Vérité. Elles ſont appuïées, comme les nôtres, de l’Ancienneté & de la Superſtition Religieuſe. Pourquoi voulons-nous que les nôtres ſoient plus autentiques que les leurs ? Et quelles Raiſons avons-nous de prétendre qu’ils ſe départent de leurs Opinions, & qu’ils éxaminent ſérieuſement ſi elles ſont contraires à la Raiſon & au Bon-Sens, lorſque nous ne voulons pas obſerver la même Regle ? Les Loix doivent être égales. On ne peut éxiger des autres ce à quoi l’on ne veut point ſe ſoumettre. Si nous nous croïons éxemts d’examiner nos Sentimens & nos Opinions fondées ſur la Tradition ou ſur certains Principes de Religion, les Turcs & les Juifs doivent jouïr du même Privilege. On ne peut douter, qu’il n’y air, dans toutes les Religions, des Gens de Bonne-Foi, & qui croïent uniquement celle qu’ils profeſſent, parce qu’ils ſont perſuadez que les autres ne valent rien. Or, ſi la Voïe de l’Examen eſt défendue pour éxaminer certaines Opinions, un Turc n’eſt pas plus obligé de s’éclaircir que nous : & la Deffenſe de l’Examen des Sentimens, qu’on nous a inſpirée dès l’Enfance, plonge toutes les Nations, & nous mêmes, dans la Croïance de tous les faux Préjugés. On rend, par ce Moïen, la Religion Protectrice de tous les Contes de Nourices, & de toutes les Inventions Monacales. La Vérité ne doit point craindre le grand Jour. Si un ſentiment autoriſé par la Tradition eſt véritable, il devient plus reſpectable, lorſqu’il eſt reconnu & approuvé par des Gens qui ne donnent point leur Approbation au Menſonge. Je ne ſaurois mieux finir ces Réfléxions, que par un Paſſage d’un des plus illuſtres Ecrivains, qui prouve évidemment combien la Voïe de la Tradition eſ foible, incertaine, & douteuſe, pour éclaircir la Vérité d’un Fait conteſé. Le Paganisme, dit cet habile Ecrivain, inſultoit les prémiers Chrétiens ſur leur petit Nombre, & leur oppoſoit ſon Antiquité, & le Suffrage général d’une infinité de Nations. L’Egliſe Romaine ſe ſervit de la même Batterie contre Luther & Calvin. Les Proteſtans s’en ſerviroient dès aujourd’hui contre une Secte naiſſante au milieu d’eux. C’eſt une Méthode très aiſée de réfuter les Innovations. On évite le Détail des Controverſes. La Voie de Preſcription épargne toutes les Fatigues de l’Examen, car, on ſe diſpenſe des Diſcuſſions, à l’égard même du Point de Fait, ſur l’Antiquité & l’Etendue préſuppoſée : on s’en rapporte pleinement à la Voix publique. Tout cela flatte beaucoup la Pareſſe Humaine. C’eſt pourquoi l’on ſe munit de cet Argument dans toutes les Occaſions ; &, pour une fois qu’il peut être utile à la Vérité, il eſt cent fois favorable à la Fauſſeté#1. On s’eſt plaint de tout tems des Maux que cauſoit la Croïance aveugle que l’on donnoit à mille Fables,[1] qui n’avoient d’autre Fondement qu’une fabuleuſe Tradition. Lucrece a dit, il y a plus de dix-huit cens Ans, que le Genre-Humain étoit opprimé ſous le péſant Fardeau de la Superſtition[2]. Beaucoup l’ont dit après lui : & beaucoup s’en plaignent encore.

  1. Bayle, Contînuat des Penſées ſur les Cométes, Tom. I, pag. 144.
  2. Humana ante oculos fœde cum Vita jaceret in Terris opreſſa gravi ſub Relligione.
    Lucret.. Libr. I, Verſ .63, 64.


    Ajoutez à ce Paſſage cet autre de la ſuite du même Livre.

    Tantum Relligio potuit ſuadere Malorum !