La philosophie du bon sens/II/XIII

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§. XIII.


Bien des Traditions pren-
nent leur Sources des Ou-
vrages des Poetes, des
Orateurs, et des Peintres.


Si nous éxaminons la prémiere Origine de bien des Traditions, nous verrons qu’elles viennent ſouvent des Idées avanturées de quelque Poëte, ou de quelque Orateur. Les Dieux d’Homeres étoient Cauſe de toutes les Hiſtoires fabuleuſes qu’on inventoit tous les jours à leur Sujet dans le Paganisme. Dès que le Peuple a reçu la prémiere Impreſſion de la Superſtition, il ajoute perpétuellement de nouvelles Chimeres aux prémieres ; & tous ces Contes paſſent à la Poſtérité & acquièrent par la Longueur des Tems une grande Autorité ſur l’Eſprit des Ignorans & des Foibles. Il ſe trouve même dans la ſuite des Auteurs, qui autoriſent par leurs Ouvrages ces fauſſes Traditions, & les placent dans leurs Ecrits comme des Faits conſtatez & reconnus vrais par une longue Suite de Siécles. Malgré les Plaintes que Didon fait dans Auſone ſur la Paſſion chimérique que les Poëtes lui attribuent en faveur d’Enée[1], il s’eſt trouvé, de nos Jours, des Auteurs, qui ont voulu démontrer clairement, que l’Opinion de Virgile étoit fondée ſur une Vérité reconnue, & non pas ſur une Fable inventée à plaiſir. Bien des Hiſtoriens autoriſent ainſi des Faits, qui n’ont eu de Réalité que dans le Cerveau des Poëtes, à qui il eſt permis de feindre, d’inventer, & de déguiſer le Vrai[2].

Il eſt encore bien des Croïances populaires, bien des Traditions anciennes, qui n’ont d’autre Fondement, que l’Imagination des Peintres. Dans les Tems d’Ignorance, & depuis le neuvieme Siécle juſqu’au quinzième, il étoit peu d’Egliſes, de Moines, qui n’euſſent quelques Images, quelques Effigies de Saint, qui opéroit des Choſes miraculeuſes. Ces ſortes de Tableaux étoient les Revenus les plus certains & les plus liquides des Couvens & des Monaſteres. La Raiſon & la Science, qui reparurent après avoir été ſi longtems perdues, firent ſur les prétendus Miracles le même Effect que la Venue du Meſſie ſur les Oracles. Elles les détruiſirent, & la plûpart des Gens, ouvrant les Yeux, & apercevant leur Crédulité & celle de leur Peres, furent entiérement guéris de leur Erreur. Il reſta, cependant, encore bien des Perſonnes dans leur ancienne Opinion, ſoit qu’ils ne vouluſſent point appercevoir le Vrai, ou que leurs Préjugés les empêchaſſent de faire uſage de leur Raiſon. Ils conſerverent dans leur Eſprit toutes les Chimeres qu’ils y avoient placées dès leur Enfance, elles transmirent à leur Poſtérité, qui les a amenées juſqu’à nous. C’eſt de-là que viennent mille Opinions à qui l’on a ſi ſouvent donnée la Chaſſe dans ces derniers Tems, ſans pouvoir les détruire. C’eſt du même Endroit, que deſcendoient toutes ces pieuſes Superſtitions, que la Prudence & la Sageſſe des Evêques ont abolies.

Les Orateurs, & les Faiſeurs de Harangues & de Panégyriques, ont preſque autant répandus d’Erreurs chés les Hommes, que les Poëtes#1. Comme on n’éxige d’eux que des Idées vraiſemblables, & qu’ils ſont les Maîtres de donner cours à leur Imagination, pourvû qu’ils ne ſe jettent point dans le Prodigieux & le Giganteſque, les Louanges outrées, qu’ils ont données à bien des[3] Gens, ont occaſionné dans la ſuite la plûpart des Contes qu’on a faits ſur certains Héros. Chaque Particulier a ajouté quelque choſe à l’Idée de l’Orateur : & ces Louanges, outrées dans le commencement, ſont devenues ridicules dans les ſuites. La plûpart des Panégyriques des Saints ſont plûtôt des Poëmes en leur Honneur, qu’une ſimple Deſcription de leurs Vertus, pour exciter les Fidelles à les imiter. Un Prédicateur ſe livre à ſon Imagination, & il débite un Diſcours rempli de Fleurs & de Penſées hardies & nouvelles. Il plaît à ſes Auditeurs, & a rempli ſon Emploi. Quelques-uns des Dévots, qui l’ont entendu, amplifient le ſoir dans leur Famille les Idées du Panégyriſte : leurs Enfans, dans la ſuite, en les racontant à d’autres, y mettent quelque-choſe du leur ; & bientôt la Vie de ce Saint devient par la Tradition un Tiſſu des Idées de trente Imaginations échauffées.


  1. Vos magiſ Hiſtoricis, Lectores, crédite de me, Quam qui Furia Deum Concubitusque canunt Falſidici Vates, &c. Ausionus de Didone.
  2. · · · · · Pictoribus atque Poëtis Quidlibet audendi ſemper fuit aque poteſttas.

    Horat. de Arte Poët. Verſ. 9, 10.
  3. Rhetori conceſſum eſt Sententiis uti falſsi, audacibus, ſubdolis, captioſis ; ſi modo verifimiles ſunt, & poſſunt ad movendos Hominum Animos qualicunque Aſtu irrepere. Aul. Gellius, Noct. Atticar. Libr. I, Cap. VI.