La philosophie du bon sens/II/XII

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§. XII.

Les Traditions pour la
plûpart ne ſont fondées
que sur nos Préjugés
et notre Paresse.


ſi nous éxaminons comment la plus grande Partie de Choſes, qui ſont parvenues juſqu’a nous par la Tradition, y ſont arrivées, & comment celles qui ſont actuellement en vogue prennent une Tournure pour paſſer à la Poſtérité, nous découvrirons aiſément que les Préjugés de l’Enfance, & la Pareſſe naturelle à bien des Hommes, ſont les deux principales Sources des Sentiment populaires, des Fables pieuſes, & des Hiſtoires giganteſques, qu’on nous débite, & dont on veut nous conſtater la Vérité par la Tradition. Il n’eſt perſonne, qui, étant jeune, n’ait éprouvé par lui-même combien il a entendu faire de Contes dans le Sein de ſa Famille, dont il a reconnu la Fauſſeté, ou le peu de Solidité, dans la ſuite.

Toutes les Meres, toutes les Aïeules, ont mille Rapſodies pieuſes, mille fauſſes Anecdotes de leur Famille, qu’elles racontent à leurs Enfans. Elles leur certifient ces Menſonges avec tant d’Aſſurance de Vérité, que bien des Gens en conſervent le Souvenir, & la Croïance d’une partie. Lorsqu’ils ſont venus à un certain Age, ils les transmettent à leurs Fils, qui les font paſſer à leur Poſtérité : & ainſi, d’Age en Age, chaque Famille perpétue dans les Deſcendans un certain Nombre de Menſonges, qui paſſent pour la Chronologie Hiſtorique de la Maiſon. Chaque Province, chaque Ville, a ſes Erreurs particulières, & les Peuples, qui les habitent, en ſont généralement imbus. Ils ſe communiquent les Impreſſions qu’ils prennent dès leur Jeuneſſe, & ſe fortifient mutuellement dans leur Croïance, par le Conſentement unanime de tous ceux avec qui ils ont le plus de Liaiſon. Perſonne n’ôſe chercher à vouloir démentir une Opinion qui ſemble faire dans la Patrie une Réglé de Foi : & il y auroit même du Riſque à vouloir s’oppoſer trop fortement à certains Préjugés. J’ai entendu dire à un de mes Amis, très digne de Foi, qu’il avoit penſé être mis en Pièces par la Populace de St. Maximin[1], pour avoir dit, que la Madeleine n’étoit jamais venue en Provence, & que ce n’était point ſon Corps qu’on gardoit dans l’Egliſe de cette Ville[2]. Qui croïez-vous, Madame, qui perſuade ſi fort aux Habitans de St. Maximin, qu’ils poſſedent les Reliques de la Madeleine ? Ce ſont les Moines, qui deſſervent ſon Egliſe, & qui ont amaſſé des Richeſſes immenſes. Je n’entre point dans la Diſcuſſion du Fait, ſavoir ſi la Madeleine eſt morte en Provence, ou dans la Judée. Mais, je ſoutiens, que, de quelque Façon que la Choſe ſoit, les Moines ont grande Raiſon de ſoutenir qu’ils en conſervent les Reliques. Combien de pieuſes Traditions n’ont d’autre Source, & d’autre Soutien, que l’Intérêt de quelques Particuliers ? Que d’Erreurs & de Superſtitions ne baniroit-on point de la Terre, ſi l’on en éxiloit l’Intérêt, & l’Amour des Richeſſes ?

La Pareſſe & l’Indolence, Vices ſi ordinaire à la plus grande partie des Hommes, ſnt encore les Soutiens de la Tradition. On aime mieux croire une Choſe, qu’on nous aſſûre véritable, que d’aller ſe fatiguer par un long Examen, & une Etude pénible. Il eſt beaucoup plus aiſé de ſuivre le Cours des Choſes. Auſſi la plûpart des Gens ſe laiſſent-ils entrainer au Torrent, & ſe perdent-ils dans l’Erreur, par l’Exemple des autres. Quiconque veut ſe guérir de ſon Aveuglement doit ſuivre le Précepte de Seneque, & ſe ſeparer du Vulgaire[3].

  1. Petite Ville de Provence.
  2. Inde. Furor Vulgi, quod Numima Vicinorum odit quiſque Locus ; cum ſolos credat habendos Eſſe Deos, quos ipſe colit. Junvenal. Sat-XV.
  3. Unusquisque mavule credere, quàm judicare : nunquam de Vitá judicutur, ſemper creditur, verſatque nos & precipitat traditus per manus Error, ælienisque perimus Exemplis. Sanabimur, ſi modo ſepiremur à Cœtu. Seneca de Vita beata, Cap. I.