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§. XI.


de l’Incertitude de la Tra-
dition, et combien l’Au-
torité du Peuple est
méprisable.


La plus grande Partie des Faits & des Evénemens paſſez, qui ne ſont arrivez juſqu’à nous que par la Tradition, ſont ſi contraires à la Raiſon, qu’ils ſemblent influer ſur les autres, & éxiger qu’on ne leur accorde aucune Croïance, qu’après les avoir mûrement éxaminez. Ceux, qui ſe fondent ſur les Opinions générales, & transmiſes juſqu’à nous par la Suite des Tems, reſſemblent aux Gladiateurs vaincus, qui, pour conſerver leur Vie, avoient recours à la Miſéricorde du Peuple Romain, ne pouvant plus ſe défendre par leurs Armes[1]. C’eſt le Sentiment de Seneque. En effet, il n’eſt rien de ſi trompeur, rien de ſi faux, que, l’Idée que la plûpart des Peuples ont de la Fondation de leur Empire & des prémiers Evénemens de leur Nation. Les Egyptiens, les Grecs, les Romains, & après eux les François & tous les Peuples d’aujourd’hui, ſe ſont appliqués à l’envi l’un de l’autre à tranſmettre à leur Poſtérité mille Chimeres, qu’ils ont crû capables d’illuſtrer leur Patrie, ou leur Religion. De-là ſont venus les Contes des fabuleuſes Dinaſties des Egyptiens, les Hiſtoires des Dieux & Demi-Dieux des Grecs, de la Louve qui nourrit Remus & Romulus, de la Fondation du Roïaume des Gaules par le Fils d’Hector, de la Deſcente de la Ste. Ampoule du Ciel, & cent autres Abſurditez pieuſes & profanes, que nos Peres ont fait paſſer avec beaucoup de ſoin dans leurs Familles, & qui de Génération en Génération ſont parvenues jusqu’à nous. C’eſt ainſi que s’eſt formé vers l’Année 476 le fameux Talmud de Babilone, Ramas indigeſte de toutes les Viſions Judaïques, compilées & rédigées par les Rabbins Aſé & Hammaï[2]. Ne doutez pas, Madame, un ſeul moment, que ſi l’on compiloit les Conformitez de St. François avec Jeſus Chriſt, & les Œuvres de ſes Diſciples, & qu’on leur joignît la Vie de Marie Alacoque, on n’en fît un Livre, qui, pour le Ridicule & l’Abſurde, ſurpaſſeroit de beaucoup l’Alcoran, & égaleroit le Talmud.

Ce n’eſt pas dans les ſeules choſes qui regardent les Religions, que les Traditions ſont menteuſes : elles ont auſſi peu de Certitude pour les Faits Hiſtoriques. Telle eſt la Croïance où l’on étoit encor en France du Tems de Ronſard, qu’Aſtianax le Fils d’Hector étoit le Fondateur de l’Empire François. Telle eſt encor l’Erreur où l’on eſt dans bien des Païs ſur la prétendue Papeſſe Jeanne. Telle eſt enfin l’Idée où ſont les ſimples Vénitiens, qui croient fermement être les Deſcendans des anciens Troïens. Chaque Nation, chaque Province, chaque Ville, a ſon Hiſtoire fabuleuſe, fondée ſur l’Autorité de la Tradition. On peut même étendre cela à toutes les Familles un peu diſtinguées. Elles tirent toutes leur Origine d’un Héros imaginaire, ou duquel elles ne ſont jamais deſcendues. Si les Hiſtoriens étoient plus attentifs qu’ils ne le ſont à la Défenſe de la Vérité, ils s’oppoſeroient fortement à toutes ces Fables. Mais, pour un, qui demasque l’Erreur & le Menſonge, il en eſt vingt, qui ſuivent le Torrent, & ſe conforment aux Opinions populaires ; ce qui leur donne une nouvelle Force & les autoriſe dans la ſuite des Tems. Mais, quelle que ſoit la Foibleſſe de certains Ecrivains, elle ne doit point déterminer notre Conduite, ni nous rendre vénérables les Sentimens du Peuple, qui n’ont d’autre Fondement qu’une longue Suite d’Erreurs. On court riſque de s’égarer, en ſuivant d’auſſi mauvais Guides. Pline le Jeune dit, qu’il ne conſultois qu’un Nombre de Gens choiſis, & qu’il ne ſe régloit point ſur le Gout du Peuple[3]. Horace, & avec lui bien des Grands-Hommes, ont affecté de mépriſer le Sentiment du Vulgaire[4]. Il ſemble n’être fait que pour être nourri de Chimeres & de Menſonges, dont la Tradition eſt une Source féconde. Son Aveuglement eſt d’autant plus fort, qu’il paroit haïr la Raiſon, & craindre d’être éclairé. Auſſi Cicéron dit-il, que la Philoſophie ſe contente de peu de Juges, qu’elle hait le Vulgaire, & qu’elle en eſt haïe & regardée comme ſuſpecte ennemie : ajoutant, que ceux qui la condamnent, & la mépriſent, s’attirent l’approbation de la Multitude[5].

Si cet illuſtre Romain avoit été de notre Tems, il eut aiſément apperçu, que le Vulgaire & le bas Peuple n’étoit point le ſeul à mépriſer les Sciences : il eut trouvé des Partiſans de l’Ignorance parmi les Pontifes, parmi les Sénateurs, & beaucoup plus parmi les Courtiſans. Il auroit été bien plus étonné, s’il eut vécu il y a trois ou quatre cens Ans, & qu’il eut vû un Gentilhomme faire gloire de ne ſavoir ſigner que ſon Nom, & croire que la Science dérogeoit à ſa Naiſſance. Il eut preſque trouvé autant d’Ignorance dans le Clergé, que dans la Nobleſſe ; & peut-être n’eut-il pas vû dix Curez en France, qui compriment le Latin de leur Miſſel. C’eſt dans ces Tems d’Aveuglement & d’Imbécilité, que la plûpart des Traditions, qui révoltent aujourd’hui les Gens de Sens, ont pris leur Naiſſance : &, quoique nos Peres aïent voulu leur donner une Antiquité plus illuſtre, c’eſt à leur Ignorance & à leur Crédulité, que nous en ſommes redevables. Ils ont été la Dupe des Impoſteurs qui vivoient de leurs Tems ; & nous ferions la leur, ſi nous ne ſecouïons le Joug qu’ils ont voulu impoſer à notre Raiſon.

  1. Non faciam quod victi ſolent, ut provocent ad Pôpulum : noſtris incipiemus Armis confligere. Seneca, Epiſt. CXVII, pag. 456.
  2. La premiere Collection du Talmud ſe fit vers l’An 188, par Babbi Juda Hakkadosh. Elle fut apelée Miſna, qui veut dire Répétition ou Leçon réïtérée. Depuis en 469. Rabbi jochanan, aſſiſté de . quelques autres Hébreux, fit un nouveau Recueil de Préceptes Judaïques, qu’on ajouta au prémier ; & c’eſt celui qu’on nomme le Talmud de Jéruſalem, parce qu’il fut compoſé dans cette Ville. En 476, Aſé & Hammaï groſſirent ce nouveau Recueil de pluſieurs autres chimeres, & le mirent dans l’Etat où on le voit aujourd’hui. Ce dernier ouvrages s’appelle le Talmud de Babilone ; & c’eſt celui dont les Juifs ſe ſervent ordinairement : ils appellent Jéruſalemi celui qui fut fait à Jeruſalem. Le Talmud n’eſt qu’un Recueil des Fables les plus groſſieres, & qu’un Amas de Viſions de tous les Rabbins, qui n’ont d’autre Fondement que l’Autorité que la Tradition leur donnait dans le Tems que cet Ouvrage fut compoſé. Voiez, pour en être plus inſtruit, Buxtorfix Bibl. Rabbinica.
  3. Ego enim, non Populum advocare, ſed certos electosque, ſoleo, quos intuear, quibus credam, quos denique & tanquam ſingulos obſervem, & tanquam non ſingulos timeam. Pline. Epiſt. XVII Libri VII, pag. 428.
  4. Non ego ventoſæ Plebis Suffragia venor. Horat. Epiſt. XIX Libri I.
  5. Est enim Philoſophia paucis contenta Judicitïbus ; Multitudinem conſultò ipſa fugiens, eique ipſi & ſuſpecta & inviſa, ut vel ſi quis univerſam velit vjtuperare, ſecundo id Populo peſſit facere Cicer. Tuſcul. II fol. 254.