La philosophie du bon sens/II/XVI

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§. XVI.


que les Savans sont tou-
jours prévenus en fa-
veur de leur
Opinion.


La Vanité & l’Orgueil, Vices aſſez ordinaires aux Ecrivains, leur font ſouvent embraſſer & ſoutenir des Opinions, qu’ils connoiſſent erronées, & qu’ils ne défendent, que parce qu’ils s’y ſont inſenſiblement engagés, & qu’ils ne veulent point avoir la Honte de ſe dédire & de deſavouer une Propoſition, qu’ils ont avancée dans la Chaleur de la Diſpute, ou qu’ils ont placée trop légèrement dans leurs Ecrits. Ils ne comprennent pas, qu’il leur ſeroit cent fois plus glorieux d’avouer qu’ils ſe ſont trompez, que de vouloir juſtifier une Erreur par un grand Nombre d’autres. Ils font pluſieurs Volumes ; &, à l’aide d’un Nombre de Sophiſmes, ils viennent à bout d’embrouiller la Vérité. Combien de mauvais Livres n’aurions-nous jamais eus, ſi les Auteurs pouvoient être perſuadez, que le Partage de la Foibleſſe Humaine conſiſte à faire des Fautes, & que celui des Philoſophes eſt de les reconnoître ? On devroit appliquer aux Ecrivains entêtez & prévenus, incapables de retracter leurs Erreurs, ce que St. Auguſtin dit, des Pécheurs : Humanum eſt peccare, Diabolicum perſeverare. Je ne connois en effet rien de ſi pernicieux, rien de ſi diabolique, pour les Belles-Lettres, & pour les Sciences, que l’Entêtement & l’Orgueil de certains Savans. Ces Vices ſont auſſi contraires à leur Avancement, que la Fureur des Goths & des Vandales l’étoit à celui des Beaux-Arts. L’Entêtement des Savans pour le Siſtême qu’ils ont inventé, ou qu’ils ont étudié auprès des Maîtres auxquels ils ſe ſont attachés, diminue encore beaucoup l’Autorité de leurs Sentimens. Il ſemble qu’ils ont pour certaines Opinions une Eſpece de Soumiſſion, qui tient du Culte Divin. Si l’on parle à un Cartéſien d’une Propoſition qui ne s’accorde pas avec les Principes dont il eſt préoccupé, il penſe bien moins à examiner ſi ce qu’on lui dit eſt conforme à la Raiſon, qu’à trouver des Argumens pour le combattre. Si l’on veut convaincre un Péripatéticien de quelque Erreur, il ſonge d’abord, que ſa Gloire eſt attachée à celle d’Ariſte : il défend ſes Intérêts en défendant ceux de ſon Maître ; &, loin de ſonger à pénétrer ce qu’il pourroit y avoir de vrai dans les Argumens de ſon Adverſaire, il n’eſt occupé qu’à chercher des Réponſes pour les éluder. Il croit, qu’on ne peut errer dans la Philoſophie Péripatéticienne, & ne met point en doute, qu’il n’ait toujours Raiſon. Il ſe diſpenſe ainſi d’éxaminer le Fond de la Queſtion. Il eſt tout occupé de ſes Preuves : il ne donne aucune Attention à celles qui lui ſont contraires ; & il ſe met dans l’Impoſſibilité, par ſa Prévention, de pouvoir jamais s’aſſûrer de la Vérité.

Les Théologiens & les Philoſophes ſont très ſujets à ces Défauts : l’Entêtement ſemble être leur Attribut, & une Suite de leur Profeſſion. C’eſt cette bonne Opinion qu’ils ont de leurs Sentimens, & cette Certitude déplacée de leurs Siſtêmes, qui avoit porté Bayle à démontrer l’Incertitude de tant de Principes qu’on regardoit comme certains. Il ſe faiſoit un Plaiſir de faire connoître, que bien des Choſes, qu’on aſſûroit être évidentes, étoient environnées de Difficultez, qui les rendoient très douteuſes, & quelques-fois contraires à la Raiſon & aux Notions les plus ſimples[1].

  1. « Bayle vouloit mortifier la Raiſon Humaine ; du moins, l’accoutumer à ne point précipiter ſes Jugemens, & à ne rien adopter ſans Examen & ſans connoiſſance. Les Théologiens lui paroiſſoient trop déciſifs, & il auroit ſouhaité, qu’on ne parlât que douteuſement des Choſes douteuſes. Dans cet Eſprit, il ſe faiſoit un Plaiſir malicieux d’ébranler leur Aſſurance, & de leur montrer, que certaines Véritez, qu’ils regardent comme évidentes, ſont environnées & obſcuries par tant de Difficultés, qu’il ſeroit quelquefois plus prudent de ſuſpendre ſon Jugement. Il avoit auſſi diſcuté tant de Faits, qui ne ſont point revoqués en Doute par le Commun des Savans, & qu’il avoit reconnu évidemment faux, qu’il ſe deſioit de tout, & n’ajoutoit Foi aux Hiſtoriens, que par Proviſion, & en attendant une plus ample Inſtruction. » Beauval, Hiſtoire des Ouvrages des Savans, Décembre 1706, pag. 551,552.