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RÉFLÉXION PRÉMIERE,
concernant
L’INCERTITUDE DE L’HISTOIRE.

§. I.

Introduction.


Vous croïez, Madame, que je ſuis fort en peine de vous prouver démonſtrativement l’Opinion que vous m’avez ſouvent entendu ſoutenir touchant le peu de Certitude que nous avons de Choſes que

nous croïons ſouvent les plus apurées. Vous penſez, qu’il me fera difficile de vous tenir la Parole, que je vous ai donnée, & de vous aprendre en huit Jours de Tems autant de Philoſophie qu’en ſavent les Profeſſeurs de tous les Collèges de Paris. Vous taxez mon Projet d’Ignorance, & de Vanité. Mais, je fais trop de Cas de votre Eſtime, pour ne point tâcher d’effectuer mes Promeſſes. Peut-être demanderois-je

quelques Semaines de plus à quelqu’un qui auroit moins de Pénétration que vous. Mais, vous avez un Eſprit ſi juſte, & nous ſavons ſi peu de Choſes, qu’en vérité, quand je vous ai demandé huit Jours pour vous rendre auſſi habile qu’un Profeſſeur, j’aurois pu dire qu’un Docteur de Sorbonne des plus fameux : & il m’eut encor été très facile d’éxécuter ma Promeſſe.

Vous ſavez, Madame, que la Philoſophie dont nous parlions, lors du Défi que je vous fis, ne rouloit pas ſur certaines Parties des Mathématiques, telles que la Géométrie, l’Aſtronomie, l’Algébre, & autres Sciences, dont les principales Opérations ſe démontrent par des Supputations de Calcul, & par des Regles certaines. Notre Theſe ne s’étendoit uniquement que ſur le peu d’Utilité de la Logique, ſur l’Incertitude de cette Partie de la Phyſique qui n’eſt point appuïée par des Expériences, & ſur la ſombre & impénétrable Profondeur de la Métaphyſique. Le Révérend Pere Bonavanture vous aſſûroit, qu’une Etude de vingt Années de ſuite pouvoit à peine ſuffire pour montrer le Chemin qu’on doit tenir pour arriver à ces Sciences ; en ſorte, qu’il faut étudier vingt Ans ſous un Maître, & vingt autres dans ſon Cabinet, pour acquérir le Titre de Savant. Mais, franchement, c’eſt ſe tourmenter bien vainement pendant quarante Ans, pour demeurer enfin auſſi ignorant que le premier Jour qu’on a commencé. Vous ſavez, Madame, les Diſputes que nous avions à ce Sujet, avec ce Révérend Pere. Il prétendoit ne rien ignorer, & je ſoutenois que les Hommes ſavent fort peu de Choſes, & que ce qu’ils connoiſſent clairement eſt à la Portée de tout le Monde. Le bon Pere, alors, pour ſoutenir ſon Opinion, avoit recours à de grands Mots, qui vous paroiſſoient une Preuve de ſon bon Droit. Mais, puiſque la Lecture des Eſſais de Montagne, de quelques Œuvres de Bayle, & de quelques Ecrits de la Mothe-le-Vayer, vous ont, dites-vous, rendu mon Opinion plus vraiſemblable, je veux bien aujourd’hui vous en convaincre entièrement.

Je ſçai que vous aimez les Autoritez des célébres Ecrivains : &, lorſque le Révérend Pere Bonavanture citoit Ariſtote ou St. Thomas, vous me paroiſfiés auſſi prévenue, que ſi l’on vous eût convaincue démonſtrativement. Je me ſervirai donc, pour vous plaire, dans certaines Occaſions, de quelques Paſſages des meilleurs Auteurs, que je traduirai en François, pour que vous en puiſſiés juger par vous-même. Je mettrai le Grec & le Latin au deſſous ; afin que, ſi vous me croïez de Mauvaiſe-Foi, vous puiſſiés faire confronter par quelqu’un l’Original avec la Traduction. Cependant, je n’emploïerai jamais des Autoritez pour vous convaincre de la Vérité d’une Opinion. C’eſt par des Raiſons, que je veux vous prouver les Faits que j’avancerai ; & c’eſt auſſi de votre ſeule Raiſon, que je vous prie de faire uſage. La ſeule Choſe, que j’éxige de vous ; eſt de ne pas faire plus de Cas d’Ariſtote, & de Des-Cartes lorſqu’ils s’éloignent des Notions évidentes, que Boileau n’en eut fait de Cotin & de Pradon.

Le Reſpect, qu’on doit aux Grands-Hommes, ne doit point tenir de l’Eſclavage. Il faut les louër dans ce qu’ils ont fait de bon, & avoir pour leurs Ecrits une Eſtime qui tienne de la Vénération. Mais, il ne faut point adopter leurs Erreurs. Dans les Endroits où ils ſont évidemment fautifs, l’on ne doit avoir aucun Egard à leurs Sentimens. S’ils euſſent eu la Foibleſſe de n’ôſer condamner les Détaurs des Grands-Hommes qui les ont précédez, ils ne fuſſent jamais parvenus au Dégré auquel ils ſe ſont élevez, & ils ne les euſſent jamais égalez.