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§. VI.


Critique du V Chapitre de
la III Partie du II Livre de la
RECHERCHE DE LA VERITE
contre Montagne.


Quelque Eſtime que mérite le Pere Mallebranche, quelque Nom qu’il ſe ſoit fait dans la République des Lettres, je ne crois pas que ſes plus zélez Partiſans veuillent perſuader les Hommes, qu’il doive jouïr de cette Infaillibilité, que ſes Confreres[1] ont refuſé d’accorder au Pape. Et certes, je crois, que tous les Savans, & ceux qui font Profeſſion d’aimer les Belles-Lettres, ſont auſſi intéreſſés à ſoutenir leur Indépendance & leur Liberté, que les Parlemens & les Evêques le ſont à conſerver les Privilèges de l’Egliſe Gallicane. Ainſi, après avoir rendu au Pere Mallebranche la Juſtice qu’il mérite ; après avoir dit, que c’eſt un Philoſophe de la prémiere Claſſe, qu’il a le Génie grand, vaſte, pénétrant ; j’ajouterai, qu’il a fait une Critique pitoïable des Eſſais de Michel de Montagne. Le Mot de pitoïable paroîtra outré à bien des Gens. Mais, il convient ſi parfaitement, & forme une Epithete ſi juſte, qu’en vérité je crois devoir ne pas l’effacer. Le P. Mallebranche n’a pas été le ſeul qui ait attaqué Montagne : tout le Parti Janſeniſte aſſemblé vouloit l’accabler ; & il faut que ſes Ouvrages ſoient auſſi bons qu’ils le font, pour avoir réſiſté à tant de Critiques réïtérées.

Les Dévots de Port-Roïal ſe déchaînèrent[2] non-ſeulement contre ſes Ecrits, mais même contre ſa Perſonne. Je m’étonne, que des Gens, dont la Vanité n’en vouloit qu’aux Papes & aux Evêques, aïent pû s’amuſer à dénigrer la Réputation d’un ſimple Particulier. Il falloit que ces ſaints Solitaires euſſent choiſi, pour déchirer Montagne, un de ces Momens qu’ils emploïoient pieuſement à lire le Roman de Clélie, où ils étoient exceſſivement louez[3], & qu’ils placèrent dans leurs Bibliothèques à côté de l’Enuque de Térence, qu’ils avoient traduit en François pour purifier les Mœurs des jeunes Gens par ſa Lecture[4]. Mallebranche, né & nourri dans les Idées de Port-Roïal, diſtila auſſi ſa Bile ſur Montagne, & n’épargna, ni ſa Perſonne, ni ſes Ecrits. Je ne comprens pas comment un Philoſophe auſſi éclairé que lui, qui ſanctifie toutes les Pages de ſes Ecrits par des Réfléxions pieuſes, ne s’eſt pas apperçû, qu’il ne convenoit guéres d’attaquer perſonellement un Galant-Homme, qui ne pouvoit ſe défendre. Ce qu’il y a de plaiſant, c’eſt que le Pere Mallebranche tombe lui-même, en réfutant Montagne, dans tous les Déſauts qu’il lui reproche. Il fait d’abord un long Détail des Qualitez du Pédantisme qu’il attribue à cet Auteur ; lequel, au Jugement de tous les Connoiſſeurs, eſt l’Ecrivain le plus éloigné de ce Défaut. Cependant, à force de Diviſions & de Subdiviſions ; &, traittant des Attributs du Pédant, d’une Façon auſſi abſtraite que des Idées par leſquelles nous voïons tout en Dieu[5], il conclut que Montagne s’eſt plûtôt fait un Pédant à la Cavaliere, & d’une Eſpece toute ſinguliere, qu’il ne s’eſt rendu raiſonnable, judicieux, & honnête Homme[6]. Ce dernier Mot emporte une Injure aſſez groſſiere : car, quiconque n’eſt pas honnête Homme, eſt un Fripon. Mais, laiſſant à part ces Invectives, voïons ſur quoi le Pere Mallebranche condamne Montagne ſi hardiment. Les Pédans, dit-il, ſont vains, fiers, de grande Mémoire & de peu de Jugement, forts en Citations, malheureux & foibles en Raiſon, &c. Si ce Portrait-là ne convient du tout point à Montagne, il faut donc avouër, qu’il n’étoit point Pédant. Examinons cette Queſtion ſans prévention.

On blâme Montagne de ce qu’il n’a fait ſon Livre, que pour ſe peindre, & pour repréſenter ſes Humeurs & ſes Inclinations. Il eſt vrai, que Montagne a écrit comme un Homme du Monde, & un Gentilhomme, doit écrire pour ſa Satiſfaction & pour ſon Utilité particulière. Mais, aïant reconnu enſuite, que le Public pourroit retirer quelque Profit de ſes Ouvrages, il les lui a donnez tels qu’ils étoient, & n’a pas crû qu’il dût ſervir de Prédicateur au Genre-Humain : il s’eſt contenté de l’inſtruire & de l’amuſer en même tems. S’il n’avoit eu que le Deſſfein de l’ennuïer par quelques Préceptes Moraux, il eut fait des Eſſais tels que ceux de Nicole. On reproche encor à Montagne, qu’il eſt peu de Chapitres où il ne parle de lui. Il en parle avec une ſi grande Sincérité, que l’on connoît aiſément, que c’eſt moins par Vanité, que pour inſtruire ſes Lecteurs. Il eſt certain, dit M. Coſte, que ſon Portrait eſt comme un Miroir fidele, où tous les Hommes pourront ſe reconnoître par quelque Endroit, s’ils prennent la Peine de s’y regarder avec Attention, & dans le Deſſein de ſe voir tels qu’ils ſont effectivement.

Poursuivons l’Examen du Pédantisme de Montagne. On lui reproche les Citations qu’il a miſes dans ſes Ouvrages, comme s’il avoit cru qu’elles dûſſent ſervir de Raiſons démonſtratives. Il me ſera aiſé de réfuter cette Critique. Montagne n’a rapporté les Paſſages des différens Auteurs qu’il a citez, que pour donner le Plaiſir & la Satisfaction au Lecteur de voir d’un ſeul Coup d’Œuil la Penſée qu’il lui offre, & celle de l’Auteur qu’il imite. Il étoit bien-aiſe d’offrir à l’Imagination ſes propres Richeſſes, & les Tréſors dans leſquels il les avoit puiſées. Mais, comment le Pere Mallebranche ſe récrie-t-il ſi fort ſur ces Citations que Montagne emploïoit pour des Raiſons, lui qui veut prouver par l’Apocalypſe, que cet Ecrivain faiſoit mal d’avoir de la Vanité. Il n’eſt rien de ſi plaiſant, que ce Paſſage : & l’Endroit, où il eſt placé, en augmente le Comique. Le Pere Mallebranche, après avoir fait un long Détail de la vaine Science des Pédant de leur Affectation à citer, de leur Imagination vigoureuſe & ſpacieuſe ; & avoir prodigué quelques Injures à Montagne : tout-à-coup, par un Effet de cette Imagination vigoureuſe & ſpacieuſe, dont il vient de parler, il ſe laiſſe emporter à ſa Fougue, &, aïant dit qu’il falloit que cet Ecrivain ſe regardât comme un Homme tout-à-fait extraordinaire, voici ce qu’il en dit.

Toutes les Créatures ont une Obligation eſſentielle de tourner les Eſprits de ceux, qui veulent les adorer, vers celui-là ſeul, qui mérite d’être adoré : & la Religion nous apprend, que nous ne devons jamais ſouffrir, que l’Eſprit & le Cœur de l’Homme, qui n’eſt fait que pour Dieu, s’occupe de nous, & s’arrête à nous admirer & à nous aimer. Lorsque St. Jean ſe proſterna devant l’Ange du Seigneur, cet Ange lui défendit de l’adorer. Je ſuis Serviteur, lui dit-il, comme vous, & comme vos Freres : adorez Dieu. Conſervus tuus ſum, &c. Deum adora. Apoc. I. 9, 10. Il n’y a que les Démons, & ceux qui participent à l’Orgueil des Démons, qui ſe plaiſent d’être adorez. Et c’eſt vouloir être adoré, non pas d’une Adoration extérieure & apparente, mais d’une Adoration intérieure & véritable, que de vouloir que les autres Hommes s’occupent de nous : c’eſt vouloir être adoré, comme Dieu veut être adoré ; c’eſt à dire, en Eſprit & en Vérité.

Eh ! qu’auroit dit, grand Dieu, le Pere Mallebranche, ſi, pour prouver qu’un Homme avoit de la Vanité, Montagne eut fait tout-à-coup une Incurſion dans la Théologie la plus relevée, eut détaillé les Obligations de la Créature envers le Créateur, diſtingué les différentes Adorations, exterieures, apparentes, intérieures, & véritables ; décidé, que Dieu veut être adoré en Eſprit & en Vérité ; cité St. Jean, l’Apocalipſe, les Anges, les Apôtres : & tout cela, à cauſe qu’un Auteur n’a fait ſon Livre, que pour ſe peindre, & pour repréſenter ſes Humeurs & ſon Inclination ? Car, c’eſt à quoi le Pere Mallebranche en revient, après avoir jouï du Privilege de cette Imagination vigoureuſe & ſpacieuſe, qu’il accorde à Montagne ainſi qu’à tous les Pédans.

Il lui reproche encore de ſe contredire à tous momens, & dans un même Chapitre, lors même qu’il parle des Choſes qu’il prétend le mieux ſavoir. Pour juſtifier Montagne, je ne dirai que ce que dit le Pere Mallebranche peu de Lignes après cette Critique. Ceux, qui ont lû Montagne, ſavent, que cet Auteur affectoit de paſſer pour Pyrrhonien, & qu’il faiſoit Gloire de douter de tout. Je demande, ſi l’on eſt en Droit de trouver mauvais, qu’un Homme, qui doute, témoigne de l’Incertitude ; & ſi c’eſt un Défaut à quiconque cherche la Vérité de balancer ſon Opinion, & d’éxaminer les différens Sentimens, avant de ſe déterminer, & d’en adopter quelqu’un ? Car, c’étoit à cette ſage Précaution, que ſe réduiſoit le Pyrrhonisme de Montagne. Tout le Monde peut s’en éclaircir, en liſant ſes Ouvrages : & il faut être aveuglé par ſa Paſſion, ou conduit par la Mauvaife-Foi, pour ſoutenir que Montagne ait jamais eu l’Idée de ſoutenir la ridicule Opinion des anciens Pyrrhoniens. Eſt-ce réduire la Philoſophie à la ſeule Qualité de douter de tout, que de dire qu’Elle nous inſtruit de tout, & que l’Enfance y a ſes Leçons comme les autres Ages[7] ? Eſt-ce n’être certain de rien, que d’aſſurer, que la Philoſophie nous rend vertueux, & que la Vertu eſt le ſouverain Bien ? La Science, dit Montagne, a pour But la Vertu, qui n’eſt pas, comme dit l’Ecole, plantée à la tête du Mont, coupé, raboteux, & inacceſſible. Ceux, qui l’ont aprochée, la tiennent au rebours logée dans une belle Plaine, fertile, & floriſſante, d’où elle voit bien ſous ſoi d’autres Choſes[8].

Est-ce-la douter ? Je crois, que c’eſt admettre la Néceſſîté des Veritez fondamentales au Bien de la Société. Mais, je ſens quels ſont les Doutes, qui ont révolté le Pere Mallebranche ; il nous les apprend lui-même. Que peut-on penſer d’un Homme, dit-il, qui confond l’Eſprit avec la Matiere ; qui rapporte les Opinions les plus extravagantes des Philoſophes ſur la Nature de l’Ame ſans les mépriſer ; … qui ne voit pas la Néceſſîtê de l’Immortalité de nos Ames ; qui penſe que la Raiſon Humaine ne la peut connoître, &c. ? Voilà donc les principales Queſtions que le Pere Mallebranche eût voulu que Montagne eut décidé hardiment. Pour moi, j’avouerai, que je le loue d’avoir agi de bonne-foi, & avoué naturellement, qu’il ne concevoit point clairement ce qui eſt inpénétrable. Je renvoïe le lecteur à ma quatrième Réflexion ſur la Métaphyſique, pour voir ſi ces Queſtions ſont auſſi évidentes que le dit le Pere Mallebranche, & ſi les Preuves qu’il en a données ſont auſſi claires & auſſi convaincantes qu’il le prétend.

  1. Les Peres de l’Oratoire.
  2. Dans l’Art de penſer.
  3. Sous des Noms empruntez.
  4. Ces Mrs ont auſſi traduit les cinq autres Comèdies de cet Auteur.
  5. Recherche de la Vérité, Part. I, Livr. III, Chap VI.
  6. Part. III, Livr, II, Chap. V.
  7. Montagne, Eſſais, Livr. I, Chap. XXV, pag. 281.
  8. Montagne, là-même, pag.278.