La philosophie du bon sens/I/V
§. V.
l m’eſt arrivé ſouvent de parler des Philoſophes, dans le Cours de cet Ouvrage, d’une Maniere qui paroîtra peu
convenable à quelques-uns, ou horrible & épouvantable à quelques-autres. On
trouvera, que les Termes, dont j’ai uſé quelquesfois, en dépeignant l’Inutilité de certains Ouvrages d’Ariſtote, de Scot, & de quelques Scolaſtiques, ſont des Blaſphêmes impardonnables. Mais, je prie ceux, qui me condamneront ſi hautement, de croire, qu’en blamant certains Défauts dans ces Auteurs, je n’ai pas voulu leur ôter la Gloire qu’ils avoient
mérité par bien d’autres Endroits. Ainſi, en disant qu’Ariſtote n’étoit pas un grand Phyſicien, eu égard à Des-Cartes & à Newton, je n’ai pas prétendu dire, qu’il ne fût pas un très grand Homme, rempli d’Eſprit, & dont les Ouvrages
sur la Poétique ſont auſſi bons, que ceux dans leſquels il traitte de la Philoſophie ſont peu utiles. Je mettrai ici le
Portrait, que le P. Mallebranche fait d’Ariſtote ; & les Péripatéticiens verront ſi je ſuis retenu, eu égard à la Hardieſſe du Métaphyſicien François.
Aristote, qui mérite avec Juſtice la Qualité de Prince de ces Philoſophes, dont je parle, parcequ’il eſt le Pere de cette Philoſophie qu’ils cultivent avec tant de Soin, ne raiſonne preſque jamais que sur les Idées confuſes, que l’on reçoit par les Sens ; & que ſur d’autres Idées vagues, générales, & indéterminées, qui ne repréſentent rien de particulier à l’eſprit. Car, les Termes ordinaires de ce Philoſophe ne peuvent servir qu’à exprimer confuſément aux Sens & à l’Imagination les Sentimens confus que l’on a des Choſes ſenſibles ; ou à faire parler d’une Maniere ſi vague, & ſi indeterminée, que l’on n’exprime rien de diſtinct. Preſque tous ſes Ouvrages, mais principalement ſes huit Livres de Phyſique, dont il y a autant de Commentateurs différens, qu’il y a de Régens de Philoſophie, ne ſont qu’une pure Logique : il y parle beaucoup, & il n’y dit rien. Ce n’eſt pas, qu’il ſoit diffus ; mais c’eſt, qu’il a le Secret d’être concis, & de ne dire que des Paroles. Dans ſes autres Ouvrages, il ne fait pas un ſi fréquent Uſage de ces Termes vagues & généraux ; mais ceux, dont il ſe ſert, ne réveillent que les Idées confuſes des Sens. C’eſt par ces Idées, qu’il prétend, dans ſes Problêmes & ailleurs, résoudre en deux Mots une Infinité de Queſtions dont on peut donner Démonſtration, qu’elles ne ſe peuvent réfoudre[1].
J’eſpere, que les Diſciples d’Ariſtote, après avoir lû ce Passage de Mallebranche, ne ſe ſcandaliſeront pas des Critiques, qu’ils trouveront dans mon Ouvrage, de quelques Opinions de leur Maître.
Je prie aussi les Cartéſiens de vouloir ne point me ſavoir mauvais Gré, si quelquesfois je les ai taxés d’être un peu prévenus pour leurs Sentimens, & de les ſoutenir avec trop de Hauteur. Je me flatte de les en faire convenir avant la fin de cette Diſſertation. Au reſte, j’ai pour Des-Cartes un Reſpect auſſi ſincere qu’eux-mêmes. Je le regarde comme le Reſtaurateur de la bonne Philoſophie ; mais, enfin, il étoit Homme, &, comme tel, ſujet à l’Humanité. Un de ſes plus zélez Diſciples convient, qu’il n’eſt aucun de ſes Ouvrages, ſans même en excepter ſa Géométrie, où il n’y ait quelque Marque de la Foibleſſe de l’Eſprit Humain.[2] Voilà, je crois, qui doit ſervir de Juſtification à quiconque, après avoir rendu Juſtice au Mérite de Des-Cartes, ne déïfie pas ſes Erreurs, à l’éxemple des Cartéſiens outrez.
J’aurai moins d’Excuses à faire aux Gaſſendiſtes : car, la Bonne-Foi & la Sincérité de Gaſſendi empêche qu’on ne ſe récrie ſur les Erreurs dans leſquelles il peut tomber. Il avoue lui-même, qu’il cherche la Vérité, & qu’il peut faillir ſans ceſſe. Il ne donne la plûpart de ſes Opinions, que comme des Sentimens vraiſemblables. Je ne décide point entre le Mérite de Des-Cartes & de Gaſſendi. Mais, je puis aſſurer hardiment, que la Poſtérité les regardera tous les deux comme des Génies ſurprenans. Leurs Talens ont été différens. Des-Cartes ne dût preſque rien qu’à lui-même. Il mépriſa si fort la Philoſophie Péripatécienne, qu’elle lui inſpira de la Haine pour celle de tous les Philoſophes anciens. Gaſſendi donna les prémiers Coups à la Philoſophie d’Ariſtote : il remit dans tout ſon Jour un Siſtême abandonné pendant pluſieurs Siècles, & lui donna plus de Force & plus de Vraiſemblance, qu’il n’avoit. Le Tems décidera de la Vogue des différentes Opinions de ces deux Philoſophes. Mais, je ſuis bien aſſûré, qu’ils trouveront des Partiſans & des Diſciples dans la Poſtérité la plus reculée, & qu’on diſputera encor dans dix mille Ans de bien des Queſtions, qu’ils n’ont pu éclaircir.
J’ai ſouvent cité, dans mes Réfléxions, Locke, Philoſophe Anglois, vrai dans la plus grande Partie de ſes Principes, juſte dans ſes Conſéquences, précis dans ſes Démonſtrations. J’avoue, que si l’on étoit obligé de prendre un Parti en Philoſophie, & qu’il fallût se déterminer, je n’héſiterois pas un Moment à me ranger ſous l’Etendart de ce Grand-Homme. Mais, puiſqu’il n’en est pas dans la République des Lettres comme dans les autres États, & que chacun peut y former une Souveraineté particulière, je continuerai, ſi je puis, de n’avoir pour les Grands-Hommes, que du Reſpect, & nullement de l’Idolâtrie : & ce Sentiment m’autoriſe à dire, avec une entiere Liberté, ce que je penſe sur le Chapitre V de la III Partie du II Livre de la Recherche de la Vérité par le Pere Mallebranche.