(alias Michèle Nicolaï)
S. E. G. (Société d’éditions générales) (p. 17-27).

V

RIGO ENTRE EN CAMPAGNE

Après cette audience, tout fut rapidement réglé et sans aucune difficulté.

Le plan préparé par Rigo fut approuvé et tous les pouvoirs nécessaires lui furent donnés.

Il rentra chez lui. Son domicile était à Hanoï même, dans une grande villa tout près de la gare.

Il avait épousé une charmante Annamite d’excellente famille, une jeune fille ayant reçu une très bonne instruction française.

Un mariage d’amour ! Elle lui était entièrement dévouée et, dans maintes occasions, n’avait pas hésité à lui servir de collaboratrice. Elle l’était d’ailleurs quotidiennement par les sages conseils qu’elle savait lui donner.

Rigo avait en elle une telle confiance qu’il n’entreprenait jamais aucune campagne, ne bâtissait aucun plan, sans la consulter.

Cette fois, plus que jamais, il éprouvait le besoin de soumettre à cette fidèle compagne le projet qu’il avait conçu pour mener à bien la lutte.

Comme il traversait le jardin conduisant du portail sur la rue au perron de la villa, la jeune femme, qui l’avait vu venir, accourut à sa rencontre.

Elle lui tendait un papier et, tout émue, lui dit :

— Regarde ce que j’ai trouvé ce matin dans ton bureau. Ce billet enveloppait un caillou qui a été lancé de la rue à travers une vitre qu’il a brisée. Lis ! c’est grave !

Rigo examina un papier semblable à celui des documents saisis et dont les caractères étaient identiques. Voici ce qu’il lut :

« Fils d’une femme d’Annam, époux d’une femme d’Annam, tu trahis le sang de ta mère, tu trahis le sang de ton épouse.

« Renonce, sinon, à ton tour, l’Esprit t’atteindra. »

— C’était à prévoir, dit Rigo, ils m’ont repéré. Je prendrai mes précautions. Peut-être m’atteindront-ils, mais je crois plutôt que c’est moi qui les atteindrai.

Il exposa alors le plan qu’il avait mis sur pied et obtint toute approbation de sa femme. Sur un point ou deux seulement, elle indiqua quelques modifications, mais, surtout, insista pour faire partie de l’expédition.

— On se méfie moins d’une femme, dit-elle. Je changerai mon aspect, je me vieillirai et tu verras combien je pourrai t’être utile.

Sans hésiter, Rigo acquiesça :

— Entendu, mais promets-moi d’être prudente !

Promesse facile à faire, sinon à tenir !

Les deux époux se mirent d’accord : ils allaient se séparer ; elle, irait s’installer à Hongay dans le village près des usines de la société des « Charbonnages du Tonkin ». Village de petits commerçants, fournisseurs des coolies des Charbonnages, tous plus ou moins étrangers au pays, transplantés là pour gagner quelques piastres. Il était donc facile pour Mme Rigo, déguisée en marchande, d’y rester sans attirer l’attention.

Elle serait en bonne place pour épier tous les suspects pouvant circuler dans la baie d’Allong et débarquer soit à Hongay même, soit à Port-Courbet, pour gagner l’intérieur et la zone des forêts.

Pendant ce temps, Rigo, reprenant la besace de marchand ambulant, circulerait dans les environs de Quang-Yen, approchant peu à peu du Song-Hip pour pénétrer enfin dans la forêt où il espérait découvrir ceux qu’il poursuivait.

Il était à peine arrivé à Quang-Yen qu’une nouvelle vint confirmer ses pronostics.

Le commandant supérieur de la province de Moncay et un lieutenant, chef du poste le plus rapproché de la frontière séparant cette province de celle du Quang-Yen, venaient, dans la même journée, d’être victimes du cobra.

C’était la preuve que Rigo avait vu clair et juste en situant le centre des opérations des criminels entre Moncay, Quang-Yen et la baie d’Allong.

Il voulut aussitôt renforcer son service secret de surveillance.

Dans ce but, il fit appel à ses deux beaux-frères.

Originaires de la province de Thanh-Hou, dans l’Annam du Nord, ils n’étaient pas connus au Tonkin. Ainsi, avec quelques précautions et de l’adresse, ils pourraient opérer sans attirer aussitôt l’attention des ennemis.

Il envoya l’aîné à Moncay même. Le second, déguisé en agent des forêts, fut placé à la garderie forestière la plus éloignée dans la profondeur de la brousse.

Une autre précaution fut prise : il fallait assurer les communications entre eux, même en dehors de tout service postal, puisque, le plus souvent, ils seraient trop éloignés pour en profiter.

Chacun eut auprès de lui deux boys adroits et dégourdis, toujours prêts à prendre la piste pour remplir l’emploi de coolie-tram. Aucun message écrit ne leur serait confié ; ils apprendraient mot à mot le texte à transmettre et iraient le réciter au destinataire.

Ayant ainsi tout organisé au mieux, Rigo se mit en campagne.

De Quang-Yen, il gagna Yen-Hap et, de là, à petites journées, s’enfonça dans la forêt en remontant le chemin longeant le Song-Hip pour atteindre les clairières habitées par une tribu de Mans.

C’est là que, dans un poste de surveillance des forêts, il installa son beau-frère.

Ayant pris contact avec le chef Man, il redescendit vers Yen-Hap. Dans le petit port desservant la localité, il aperçut un sampan à l’ancre, assez loin du rivage, et qui paraissait inoccupé.

L’instinct du bon policier le fit s’arrêter et observer l’embarcation. Pourquoi n’était-elle pas, comme toutes les autres, contre la rive ou amarrée à l’appontement ? Comment se faisait-il que l’équipage tout entier l’ait désertée ?

Il regarda si quelqu’un n’était pas dissimulé dans le rouf.

À ce moment, une pirogue, descendant le Song-Hip et venant de la partie haute de cette rivière, partie inaccessible aux sampans, arrivait, se dirigeant vers le bateau surveillé par Rigo, et l’accostait.

Trois personnes occupaient la pirogue : un coolie et deux passagers que l’inspecteur reconnut immédiatement pour être des bonzes.

Du rouf sortit aussitôt un matelot qui s’y tenait jusqu’alors caché. Les deux moines embarquèrent et, d’un geste, congédièrent pirogue et piroguier.

Puis, rapidement, le sampan descendit la rivière.

Rigo ne pouvait le suivre, mais du moins il avait une certitude quant à sa destination. Par le Song-Hip, il devait atteindre — près de son embouchure, presque à l’entrée de la baie d’Allong — le bras du fleuve Rouge passant devant Quang-Yen.

Ensuite, deux hypothèses pouvaient être considérées : ou bien il remonterait vers cette localité, ou bien il tournerait pour pénétrer dans la baie d’Allong et gagner Hongay.

Un fait était acquis cependant : les suspects viennent bien de l’intérieur de la forêt traversée par le Song-Hip. Ils ont suivi par eau la route que Rigo vient de longer par terre. Le refuge, la Pagode, doit se trouver dans les parages de la région occupée par les Mans.

Là, son beau-frère est en surveillance ; à Hongay, sa femme est installée et, bonne observatrice, lui signalera l’arrivée du sampan si c’est vers ce port qu’il se dirige.

Rigo décida immédiatement de prendre la route de Quang-Yen.

Au poste forestier de Yen-Hap, il a pu se faire prêter une bicyclette ; il a seize kilomètres à parcourir, tandis que le sampan devra faire un grand détour et, d’autre part, sera fortement ralenti par le courant quand il remontera le fleuve vers Quang-Yen.

Ainsi est-il assuré de le devancer et d’assister, caché, à son arrivée, si telle est bien la destination des bonzes.

À Quang-Yen, il attendit vainement pendant vingt-quatre heures ; un messager expédié vers Mme Rigo, à Hongay, revint, annonçant que celle-ci n’avait pas vu l’embarcation suspecte.

Les bonzes s’étaient donc attardés vers le bas Song-Hip.

Rigo embarqua aussitôt sur le sampan de la Douane pour aller fouiller cette région.

Comme il arrivait en vue du confluent du Song-Hip et du Fleuve Rouge, il aperçut le sampan déboucher et virer de bord, pour gagner Hongay.

Le gibier était retrouvé, il ne fallait plus le perdre de vue.

La seule difficulté, d’ailleurs, était de le suivre sans se faire remarquer — difficulté en somme presque nulle — car les sampans circulaient nombreux dans cette zone, les uns montant, les autres descendant. En se tenant à bonne distance, celui occupé par Rigo ne devait pas attirer l’attention des bonzes.

D’ailleurs, il modifia bientôt sa tactique : il devança ceux qu’il suivait et se tint dès lors à cent mètres environ en avant d’eux.

Ainsi, prêt à bifurquer s’ils bifurquaient, il évitait plus sûrement d’être repéré.

Avant Hongay, le sampan des bonzes changea de route, il piqua vers Port-Courbet.

Rigo poursuivit son chemin. À Hongay, lestement, il changea de sampan et revint en arrière.

Aussitôt arrivé à Port-Courbet, il chercha des yeux l’embarcation de ses adversaires.

Elle avait disparu !

D’un bond, il fut à terre, questionnant les pêcheurs.

Oui, le sampan était venu, il avait débarqué ses deux passagers et était aussitôt reparti vers Quang-Yen.

Les deux bonzes étaient descendus. Il fallait sans tarder retrouver leur piste. Rigo n’eut pas de peine à se renseigner. Les suspects avaient pris un chemin conduisant tout droit vers la tribu Man et le poste forestier.

Ainsi, ils rejoignaient par une autre voie, leur point de départ. Ceci expliquait le fait qu’ils s’étaient attardés dans la Song-Hip ; c’est dans cette zone qu’ils avaient eu une mission à remplir. Maintenant, sans doute, ils allaient regagner le repaire dissimulé dans la forêt.

Avant toute autre démarche, il fallait les rejoindre.

Rigo prit aussitôt une utile précaution : il fit partir en avant de lui un messager qui devait, aussi rapidement qu’il lui serait possible, dépasser les moines sans attirer leur attention et, les devançant, aller alerter le beau-frère de Rigo.

Lui-même fila sur Hongay. Il avisa sa femme et revint à Port-Courbet après s’être adjoint deux agents d’escorte, pour s’élancer à son tour sur la piste des bonzes.

À mi-chemin, il rencontra un des messagers de son beau-frère. Celui-ci l’avisait du passage des deux suspects qu’il avait fait suivre par deux chasseurs Mans.

Tout allait bien dès lors !

Rigo força l’allure et, le soir même, il avait rejoint le poste forestier.

Dans la nuit, l’un des Mans était de retour et faisait de son expédition un récit extraordinaire.

Son compagnon et lui avaient suivi les bonzes, qui, bientôt après le poste, avaient pris un sentier à peine tracé, un sentier de fauves et de chasseurs, orienté vers le nord.

Plusieurs heures de marche les avaient amenés dans un coin mystérieux, connu mais redouté par les Mans superstitieux, une vaste clairière où, entouré de broussailles épaisses, s’élevait un amas de rochers, les « Rochers des Makouis ».

Les Makouis ! les méchants génies attachés à nuire aux pauvres hommes, esprits invisibles, heureux de faire le mal ! Ce sont eux les auteurs de tous les accidents, eux qui égarent les chasseurs dans les fourrés, qui détournent la flèche ou la balle et l’envoient frapper un compagnon de chasse !

Les Mans ne tarissent pas sur les méfaits des Makouis et, parce qu’ils les redoutent, ils les vénèrent, les respectent et leur offrent des sacrifices.

Cet amas de rochers était bien fait pour effrayer une peuplade naïve et la convaincre qu’il devait être le repaire favori de ces sinistres Makouis. Il s’élevait dans la forêt vierge, au milieu d’arbres géants, au centre d’une clairière au sol recouvert de broussailles épineuses, et continuait jusqu’à un énorme tas de rocs entassés les uns sur les autres.

La structure laissait apparaître des fissures ici et là, à des hauteurs variées, et il était permis de supposer que les rochers des Makouis cachaient des tunnels mystérieux conduisant à des grottes ténébreuses.

Le silence de mort qui régnait toujours dans ce coin perdu de forêt tropicale rendait le lieu plus effrayant encore.

Que les deux chasseurs Mans aient eu le courage de remplir leur mission, d’observer même de loin la demeure des Makouis, était déjà un fait étonnant. Mais que l’un d’eux ait osé demeurer seul, embusqué, cela paraissait incroyable — le lieu choisi pour l’embuscade eût-il été à quelques centaines de mètres des rocs.

On pouvait, à la rigueur, expliquer leur courage par ce raisonnement : ils avaient suivi des hommes, ils avaient vu ces hommes pénétrer dans les rochers. Il n’est pas un chasseur Man qui ait peur d’un être humain.

Dissimulée dans le bois à l’orée de la clairière, la troupe s’était arrêtée sur un signe de Rigo.

Le Man modula un sifflement d’appel à l’adresse de son congénère, qu’il présumait embusqué tout près.

Mais aucune réponse ne lui parvint.

Après avoir renouvelé son appel à plusieurs reprises, le chasseur, inquiet, indiqua les rochers en prononçant le nom : « Makouis ».

Cela devait signifier aux autres que, pour lui, les Makouis avaient enlevé son camarade.

Rigo donna des ordres.

Espacés de quelques mètres, lui-même, ses deux agents et le Man, sondant le terrain, entreprirent de parcourir tout le pourtour de la clairière. Ils battaient ainsi une profondeur d’environ dix mètres.

Le Man disparu ne pouvait s’être normalement posté qu’à la lisière pour ne pas perdre de vue le massif rocheux. Mais il avait pu être amené, par les circonstances, à se déplacer en tournant autour de la clairière.

Ils parcoururent une centaine de mètres, puis l’un des agents de Rigo appela doucement. Rigo le rejoignit.

À ses pieds, celui qu’on recherchait gisait, mort. Sur son buste nu, à hauteur du sein gauche, était visible la double piqûre du cobra.

Pas un instant Rigo ne douta que son émissaire ait été surpris et tué par les bonzes. Mais les autres devaient croire à un accident et, si possible, convaincre le Man que son camarade avait été assassiné par un homme, pour éviter toute panique.

Avant que celui-ci se fût assez approché pour examiner le cadavre, Rigo enfonça son couteau de chasse dans la poitrine du mort juste à l’endroit des piqûres, qu’il fit ainsi disparaître.

Lorsque le Man se pencha sur la plaie, Rigo l’interpella, tendant son bras dans la direction des rochers :

— Ceux que vous poursuiviez et qui sont cachés là l’ont tué. Il faut le venger !

Les Mans sont extrêmement vindicatifs. L’argument était merveilleux pour obtenir la collaboration de toute la tribu et son entier dévouement.

Une courte délibération s’ensuivit et, tandis que Rigo et ses deux hommes restaient postés en face des rochers, le Man partit alerter les siens et décider le plus rapidement possible une troupe importante de chasseurs en armes à se joindre à l’inspecteur.