(alias Michèle Nicolaï)
S. E. G. (Société d’éditions générales) (p. 14-16).

IV

L’AUDIENCE DU GRAND CHEF

Le gouverneur général lui-même avait décidé de recevoir Rigo.

Vieux colonial très pénétré des mœurs asiatiques, il ne rejetait pas — a priori — la possibilité d’attentats organisés par quelque société secrète dans un but à la fois politique et religieux.

C’était possible ou, du moins, cela n’était pas invraisemblable.

Dès lors, l’affaire pouvait se révéler d’une gravité nécessitant des décisions que lui seul pouvait et voulait prendre.

En même temps que Rigo, il recevait le résident supérieur du Tonkin et le chef de service de la Sûreté.

Toute liberté de parole avait été donnée à l’inspecteur. Le gouverneur général avait été catégorique :

— Parlez, exposez vos arguments et votre thèse en toute confiance. Que vous ayez, par la suite, tort ou raison, nous le verrons. En attendant, je vous couvre entièrement.

Rigo avait repris l’affaire depuis son début : l’assassinat du résident de Quang-Yen.

— J’ai cru tout de suite à un attentat et non pas à un accident, expliqua-t-il, et voici mes raisons :

« 1o  Aucun serpent n’a été retrouvé, or, il n’aurait pas fui après avoir piqué ;

« 2o  La victime ne s’est pas débattue, elle n’a pas appelé, or, la piqûre du cobra est mortelle mais non pas foudroyante. Le résident ne pouvait avoir été mordu sans voir le serpent, essayer de le poursuivre, de le tuer et surtout, surtout, il eût appelé pour avoir du secours ;

« 3o  Les mêmes constatations ont été faites après les deux autres décès survenus par soi-disant piqûre de serpent. Cela fait, de toute façon, trop d’accidents dus aux cobras en si peu de temps, dans la même ville, alors que tout le monde sait que, si de tels accidents sont fréquents dans les Indes anglaises, ils sont très rares en Indochine ;

« 4o  Mon opinion a été confirmée par la découverte de la lettre de menaces adressée au résident et par celle des affiches. Vous en connaissez les textes, certains mots sont répétés dans les deux.

« L’homme que j’ai arrêté est un bonze, un fanatique. Son geste farouche mais courageux prouve ce fanatisme. Enfin, la preuve que le chef tout au moins est un indigène lettré, c’est que les documents saisis sont rédigés en caractères dont certains sont rares et peu connus.

« Ma conclusion est donc la suivante : nous sommes en présence d’un complot de fanatiques religieux nationalistes indigènes.

« Leur chef doit se cacher dans la région entre Quang-Yen et Moncay, régions bordées sur ses côtés par les baies d’Allong et de Faï-Tsi-Long. Là doit être le repaire à découvrir, le repaire ou les repaires. Il faut pour cela des moyens inusités, des battues spécialement organisées.

« Quant à l’instrument des meurtres, j’en ai une idée vague, trop vague pour l’énoncer dès à présent.

« Je trouverai !

« Le venin ? Il y avait — l’autopsie, les analyses le démontrent — il y avait du venin de cobra mais intensifié, comme condensé. Je croîs à un mélange où doivent entrer quelques mystérieux poisons végétaux.

« Et voilà, messieurs, tout ce que je sais, tout ce que j’ai constaté, tout ce à quoi le raisonnement m’a conduit.

Le gouverneur général avait écouté avec une extrême attention, sa réponse fut brève :

— Très bien, monsieur Rigo ; en principe, je partage votre opinion…

Et, se tournant vers les deux hauts fonctionnaires, il enjoignit :

— Messieurs, vous voudrez bien vous concerter pour donner à l’inspecteur Rigo tous moyens policiers, financiers et militaires au besoin, pour l’exécution du plan qu’il va vous soumettre.