La nouvelle aurore/Deuxième partie/7

Traduction par Teodor de Wyzewa.
Perrin (p. 268-277).

CHAPITRE VII

I

Brusquement, sur un signe de Hardy, deux gendarmes vinrent entourer monsignor et le firent sortir de la salle. Une dizaine de minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles le prêtre, toujours encore escorté de ses deux gardiens, se promena dans un long corridor voisin ; après quoi il vit accourir Hardy lui-même qui, sans lui rien dire d’un peu significatif, le fit rentrer dans la salle des séances par une porte donnant, cette fois, sur le fond de la salle. Ce fut là que monsignor reçut l’ordre de s’asseoir, avec ses deux gendarmes en permanence à côté de lui.

Sur l’estrade toute la confusion précédente s’était apaisée. Chacun des membres du Comité s’était rassis à sa place, avec la même expression attentive et contrainte avec laquelle ils avaient assisté à l’interrogatoire du prêtre. Mais en vain ils s’efforçaient de paraître calmes. Certes, une discipline merveilleuse continuait à les dominer ; et cependant le prêtre, les dévisageant l’un après l’autre, commençait à découvrir qu’un mélange de remords et de peur transparaissait sous l’assurance, péniblement gardée, de leurs traits. Là comme en toutes choses, le pouvoir de la discipline allemande avait ses limites.

Et déjà le président lui-même se rasseyait, déjà Hardy remontait sur l’estrade, lorsque soudain, à l’autre extrémité de la salle, il y eut un mouvement parmi les gardiens de la porte, et cette porte s’ouvrit au large, laissant entrer une figure toute emmitouflée.

Impossible de reconnaître les traits du nouveau venu, pendant que, d’un pas décidé, il s’avançait vers l’estrade. Il était vêtu d’un long manteau de voyage qui lui tombait jusqu’aux pieds ; une toque de voyage lui recouvrait la tête, et autour de son visage s’enroulait une de ces larges écharpes blanches qu’employaient volontiers les voyageurs aériens. Et la figure s’avançait, sans regarder à droite ni à gauche, d’un pas singulièrement ferme et assuré,

— d’un pas d homme qui se sentait le droit de pénétrer partout et d’être partout chez soi. Arrivé en face du Comité, à l’endroit où s’était placé tout à l’heure monsignor, le nouveau venu défit son écharpe, souleva sa toque et la fit tomber à côté de lui, rejeta son manteau d’un geste pressé, et puis se tint debout vis-à-vis des chefs du parti révolutionnaire. C’était un homme vêtu de blanc de la tête aux pieds, coiffé d’une calotte blanche. Un frémissement d’émotion traversa toute l’estrade. Deux ou trois des membres du Comité se redressèrent brusquement, et puis se rassirent de la même façon. Seul, le président n’avait pas remué Et bientôt un grand silence se fit dans la salle.

II

— Eh ! bien, mes enfants, dit le pape, en français, je vois avec plaisir que je suis encore arrivé à temps !

Il promena autour de soi un regard souriant et familier. Nulle trace de crainte, ni même d’embarras, sur le visage de cet homme qui, naguère, avait frappé monsignor par la médiocrité de sa simple figure, mais qui n’en constituait pas moins, à ce moment, la plus haute puissance du monde civilisé. Il se trouvait seul en face de ces adversaires qui lui avaient tué tous ses messagers, n’ayant amené avec soi qu’un serviteur, qui, du reste, avait dû le quitter au sortir de l’aérien. Et il souriait tranquillement, promenant son regard paternel sur les visages effarés des membres du Comité.

— Oui, cette fois, j’ai pris le parti de me déléguer moi-même. — reprit-il après un court silence, en rajustant un pli de sa robe. — Le Roi a dit : Ils respecteront Mon Fils. Et ainsi je suis venu, étant ici-bas le représentant de ce Fils. Et d’abord, mes enfants, pourquoi avez-vous tué mes deux messagers ?


Sa question n’obtint pas de réponse. De l’endroit où se tenait monsignor, il pouvait entendre des bruits de poitrines oppressées ; mais pas un seul des révolutionnaires n’osait remuer ni parler.

— Écoutez-moi, en tout cas ! reprit le Souverain Pontife. Je suis venu vous offrir une dernière occasion de vous soumettre pacifiquement. Tout à l’heure, au coup de minuit, va finir la trêve armée entre vous et l’Europe. Passé ce délai, je sais que vous avez l’intention de recourir à la force ; mais, nous aussi, nous allons devoir y recourir contre vous. Certes, nous ne désirons pas un tel recours, mais il faut bien que la société se protège soi-même. Je ne vous parle pas au nom du Christ, puisque vous avez le malheur de ne pas vouloir le connaître. Je vous parle au nom de la société, que vous faites profession d’aimer. En ce nom, messieurs, soumettez-vous, et faites que je puisse rapporter au monde cette bonne nouvelle !

Il continuait à parler du même ton parfaitement aisé et tranquille dont il avait commencé. Une de ses mains reposait légèrement sur la petite table, devant lui ; l’autre caressait, d’un geste inconscient, la grande croix qui pendait sur sa poitrine, et le prêtre se souvenait d’avoir vu, naguère, exactement le même geste, lorsque son vieux maître l’avait présenté au pape dans les appartements du Vatican. De nouveau, pendant quelques minutes glaciales, personne ne fit un mouvement, ni n’ouvrit la bouche. Les membres du Comité semblaient se demander encore si ce qu’ils voyaient et entendaient était bien réel.

Mais, par degrés, le prêtre observa un changement dans l’attitude du président, assis au milieu de l’estrade. Peu à peu cet homme s’était penché en avant, avait appuyé ses coudes sur la table et baissé les yeux, au lieu de les tenir fixés sur le pape comme il l’avait fait jusque-là. Et bientôt un dialogue s’engagea, dont chaque mot devait rester gravé à jamais dans la mémoire du prêtre. Le dialogue s’échangeait en langue française, mais avec un contraste saisissant entre la prononciation coulante et délicate du pape et le lourd accent germanique du président.

— Monsieur, disait ce dernier, vous venez ici comme délégué des puissances, n’est-ce pas ? Acceptez-vous nos conditions ?

— Pas plus que mes deux envoyés, je n’accepte aucune de vos conditions. Mais c’est moi qui viens vous en offrir d’autres, en vous conseillant de les accepter.

— Et ces conditions ?

— Consistent en une soumission absolue et sans réserve à mon pouvoir souverain.

— Cependant, vous nous avez dit vous-même que vous connaissiez le traitement réservé par nous à tous les porteurs de messages de ce genre ?

— Mais oui, certainement.

— Et sans doute vous êtes venu armé, protégé d’une manière quelconque ?

Le sourire du pape s’accentua, tandis que, de ses deux mains, il faisait un petit geste significatif.

— Ma foi, répondit-il, je suis venu tel que vous me voyez

— Vous avez ordonné à vos armées de vous suivre ?

— Non, pas avant minuit, puisque la trêve doit durer jusque-là. Mais, au coup de minuit, la flotte aérienne s’attend à partir de tous les coins de l’Europe.

— Et cela avec votre consentement ?

— Mais oui, sans doute.

— Et vous admettez l’immense effusion de sang qui résultera de cette expédition ?

— Mon Maître n’est pas venu apporter la paix, mais le glaive. Au fait, je n’ai pas à vous parler de cela, je ne suis pas venu vous enseigner la théologie.

— Mais vous savez que jusqu’à minuit… ?

— Je sais que jusqu’à minuit je suis entre vos mains.

De nouveau, le silence rayonna dans la salle, un silence plus profond que jamais. Monsignor détourna pour un instant ses yeux du visage du pape et regarda, autour de soi, les figures des membres du Comité. Tous ces hommes fixaient obstinément la calme figure blanche debout en face d’eux ; et bientôt le prêtre, lui aussi, se remit à l’examiner attentivement. Plus d’une fois, dans la suite, il s’est dit que, s’il y avait eu sur le visage du pape non seulement une trace d’inquiétude, mais même une pâleur inaccoutumée, s’il y avait eu dans les mains du pape le moindre frémissement d’émoi intérieur, cela aurait suffi pour donner à la scène une conclusion toute différente de celle qui devait se produire dans un instant. Mais non, l’aisance et le naturel de l’attitude du Souverain Pontife étaient vraiment absolus. L’homme blanc se tenait là, les mains désormais posées légèrement l’une sur l’autre, les joues colorées par l’effort de la parole, les yeux toujours illuminés du même sourire familier.

Soudain le président releva un peu la tête, et un grand frisson courut dans l’assistance.

— Je ne vois pas de motif pour ajourner la sanction nécessaire, déclara lentement le président. Nos conditions étaient formelles. Cet homme nous a dit lui-même qu’il les connaissait, et qu’il est venu ici au risque d’en subir l’application.

Le pape leva une de ses mains.

— Un instant encore, dit-il, monsieur le président.

— Je ne vois pas que nous ayons rien de plus à apprendre de vous.

— Messieurs !

Lu murmure d’assentiment s’éleva de toute l’estrade, résolue à écouter ce que le nouveau messager aurait encore à dire. Nul moyen, pour le président, de se tromper sur la signification de ce désir des hommes qui l’entouraient. Il lit un geste résigné et, de nouveau, baissa la tête. Et déjà le pape avait repris la parole.

— Messieurs, dit-il, c’est chose bien vraie que je suis simplement, ici, un messager pareil aux deux autres. Mais je vous supplie de réfléchir. Vous compter me tuer, comme vous avez tué mes envoyés. Soit, je suis entièrement à votre merci. Je m’attendais bien à ne plus vivre longtemps, ce matin, lorsque je suis parti de Rome. Mais ensuite, quand vous m’aurez tué, quel profit en aurez-vous ? Tout à l’heure, à minuit, chaque nation civilisée doit prendre les armes. Vous avez l’intention de réformer la société : je ne discuterai pas vos réformes, mais je vous dis seulement que le temps vous manquera pour les réaliser. Je ne m’arrêterai pas non plus à discuter avec vous la vérité de la religion chrétienne : mais je vous dirai seulement que cette religion est déjà en train de gouverner le monde. Vous allez me tuer ? Dès demain, mon successeur régnera en mon lieu. Vous allez tuer tout ce qui vous reste de chrétiens ? Dès demain, d’autres chrétiens se révéleront parmi vous, et reprendront l’œuvre impérissable. À quoi vous serviront toutes vos rigueurs ? Simplement à ceci, que, dans les jours à venir, vos noms seront en haine à la mémoire des hommes. Oui, cela est ainsi. En ce moment, vous avez une occasion de vous soumettre ; tout à l’heure, ce sera trop tard !

Le pape s’arrêta un instant ; et, tout d’un coup, il sembla au prêtre qu’un changement subtil s’accomplissait sur ses traits. Jusque-là, le Souverain Pontife avait parlé d’un ton calme et naturel, du ton d’un homme s’adressant à un groupe d’amis. Peu à peu, pourtant, le prêtre avait eu l’impression que ce même ton s’échauffait, acquérait une intensité et une force exceptionnelles. Et voici que maintenant, pendant cette pause, la personne entière du pape parut s’illuminer. Le visage fut inondé d’un afflux de sang, une flamme puissante jaillit des yeux, et ce fut d’une voix toute nouvelle, infiniment plus haute à la fois et plus passionnée, que le Souverain Pontife reprit son discours.

— Mes enfants, — s’écriait le Père Blanc, qui désormais n’était plus le bon prêtre français de tout à l’heure, mais vraiment le Vicaire du Fils de l’Homme, — mes enfants, je vous en prie, ne me brisez pas le cœur ! Pendant deux mille ans, l’œuvre chrétienne s’est poursuivie : ne l’arrêtez pas, ne détruisez pas la grande paix chrétienne qui commence enfin à s’ouvrir pour le monde ! Vous dites que vous ne connaissez aucun Dieu, et qu’ainsi il vous est impossible d’aimer notre Dieu ? Oui, mus du moins vous connaissez l’homme, l’homme infortuné avec ses faiblesses ; et comment n’hésitez-vous pas devant la perspective de le plonger, une fois de plus, dans les abîmes de la colère et de l’inimitié ? Mes enfants, ayez compassion de l’homme, de tous les hommes, et aussi de moi, qui tache de mon mieux à être leur père ! Jamais encore le Christ n’a été aussi près de régner sur la terre, ce Christ qui lui-même est mort comme je consens à mourir, moi, son humble serviteur, comme je demande à mourir mille fois si j’ai chance, par là, d’instruire mes enfants égarés à vivre pour le Christ. Ayez pitié de ce monde que vous aimez et que vous désirez servir ! Oui, il est beau de vouloir servir le monde. Je vous en prie, travaillons ensemble à le servir !

Le pape se tut, tout frémissant de passion, avec ses deux mains convulsivement appuyées sur la croix de sa poitrine. Puis, soudain, il étendit les bras, dans un geste d’appel silencieux.

Et il y eut, sur l’estrade, un grand bruit de sièges renversés. Il y eut une clameur confuse de voix désespérées ; et dès l’instant suivant, le prêtre, humblement agenouillé, put voir à travers ses larmes toutes les figures de l’estrade s’avançant et tombant à genoux devant la figure blanche debout vis-à-vis d’elles, pareille à un pilier blanc de puissance et de douleur, et appelant à soi l’univers entier.