Éditions Édouard Garand (56p. 34-35).

XVII

Il y a un proverbe vieux comme le monde et qui dit « qu’on ne doit pas jouer avec le feu » Julienne Gosselin, pour avoir méconnu ce proverbe, s’était insensiblement aventurée sur la pente qui conduit à l’amour.

Pour avoir joué à l’allumeuse, pour avoir voulu dans un geste de coquetterie, se faire aimer d’André Dumas, et cela pour l’unique satisfaction de servir sa vanité de femme, voilà qu’à son tour, elle l’aimait. Elle l’aimait d’autant plus follement, d’autant plus éperdument, que le jeune homme était le seul être qui, jusqu’ici, ne lui était pas, ne pouvait pas lui être indifférent, et elle en souffrait.

Cet amour, qu’elle avait combattu, qu’elle avait essayé d’extirper de son cœur à la minute même où elle en avait pris conscience, voilà qu’il la possédait tout entière, qu’elle ne vivait plus que des souvenirs où il était mêlé, et ne rêvait que d’un avenir qui lui appartiendrait.

Elle le désirait. Habituée à voir ses caprices, même les moindres, toujours satisfaits, consciente de sa beauté et de la fascination étrange qui émanait d’elle, elle voulait qu’André Dumas, l’être de prédilection puisqu’elle l’avait choisi, s’inclinât à ses pieds, esclave dévoué et reconnaissant, qui, sur un geste, accomplirait les moindres désirs de l’aimée.

Le doute, torturant, lancinant, cruel, l’obsédait.

L’aimait-il ?

Avait-elle des preuves de cet amour ? Aux moments où épris d’elle, il s’était abandonné à la folie et à la griserie de ses baisers, était-il sincère ?

Depuis deux semaines, elle n’avait eu aucune de ses nouvelles. La tentation l’effleura plusieurs fois de l’inviter. Elle y résista par orgueil, mais elle languissait sans lui, elle ressemblait à une fleur altière que mine, au cœur même de ses racines, une maladie secrète, et qui s’étiole aussitôt que disparait le soleil.

Que faisait-il ? était-il malade ? S’était-il, à corps perdu, lancé dans une entreprise qui absorberait tout son temps ?

Ou bien, avait-il rencontré une autre femme, avec qui, désormais, il passait ses soirées ?

À cette hypothèse, elle éprouva au cœur un pincement cruel.

Elle se l’imagina riant avec une autre, gai, exubérant. Elle imagina, l’autre, sa rivale, lui lancer par delà l’espace, un regard de défi.

Ah ! s’il fallait qu’André Dumas ne lui appartienne pas !

Elle serait capable de le haïr, de le détester avec passion, farouchement.

S’il fallait qu’il refuse le don entier d’elle même, de ses heures, de ses jours, de sa vie entière ; le don de son âme, de son esprit, de son cœur ! Elle le tuerait.

La personne froide qu’elle était en apparence, se réveillait, se changeait, se muait en une créature de passion, violente, vibrante. Ce n’est pas impunément que son cœur vierge n’aura battu que pour lui, si insensible à toutes les promesses de bonheur que son amour faisait naître, il la dédaignait pour la mettre au rancart de sa vie !

Un soir, pendant le dîner, d’une voix indifférente, elle questionna son père sur les faits et gestes de son riche client.

L’avocat n’avait pas vu le jeune homme depuis plus d’une semaine. Il savait cependant qu’il avait fait un voyage à la campagne et qu’il se proposait d’entrer en affaires sous peu.

Il attendait sa visite dans quelques jours.

— À propos, continua-t-il, le même jeune homme qui m’a déjà demandé son adresse est venu me voir aujourd’hui. Il m’a demandé des détails sur les origines de cette fortune et si j’étais au courant du mystère que contenait la vie de l’oncle.

— Sais-tu son nom à ce jeune homme.

— Oui, c’est un Monsieur Lemieux. Il m’a donné aussi son numéro de téléphone.

— Pourquoi s’intéresse-t-il tant à André Dumas ?

— Ça par exemple, je ne le sais pas. Il m’a demandé de l’avertir quand mon client formera sa compagnie projetée. Il y investirait des capitaux.

Le flair que possède toute femme, cette vertu d’intuition développée à un degré si avancé, avertissait Julienne que ce dénommé Lemieux pourrait lui être d’un grand secours et qu’il connaissait chez l’homme qu’elle adorait ou qu’elle abhorrerait le défaut de la cuirasse. Elle nota soigneusement son nom et son adresse pour s’en servir au besoin.

Dans quelques jours, elle invitera Dumas à passer la veillée chez elle et connaitra la nature vraie de ses sentiments.