Éditions Édouard Garand (56p. 35-36).

XVIII

« Quand Johnson sera revenu, tu me préviendras », dit André Dumas à sa bonne en revenant de Laprairie.

— Mais comment, vous n’êtes pas avec lui. Vous étiez partis ensemble.

— J’ai changé d’idée en cours de route.

Il s’enferma dans son cabinet de travail, s’installa dans un fauteuil, les pieds sur le tabouret et récapitula les événements récemment survenus.

Décidément, il n’y avait rien à comprendre. Tout s’enchevêtrait, s’emmêlait dans son cerveau.

Il ne comprenait plus lui-même. Cette série de hasards le renversait. Ce qui l’intriguait le plus, c’était l’identité de cette inconnue qui la première, et dès la minute même où il foulait les pavés de Montréal, avait éveillé en son cœur un sentiment qui se rapprochait de l’amour, s’il n’en était pas déjà. Par une association d’idée bien compréhensible, il songea à Julienne Gosselin et il établit entre les deux femmes un parallèle.

Comme il suffit peu de chose pour changer chez un homme l’orientation de sa carrière. Si, par un soir de pluie, deux yeux de lumière ne s’étaient pas un instant posés sur lui, il vivrait aujourd’hui bien tranquillement à la campagne d’une vie sans émotions, une vie négative, mais non sans charme pour qui sait se contenter de peu. Et puis, il n’aurait pas rencontré cette autre personne. Il n’aurait pas à regretter de s’être abandonné à avouer des sentiments qui n’existaient pas.

Si Julienne Gosselin, de prime abord, avec ce je ne sais quoi d’autoritaire qui émanait d’elle, et de captivant à la fois, s’imposait davantage à l’attention des regards, l’autre, l’inconnue avait, à l’examiner plus longuement, un charme prenant, un cachet de finesse et de distinction naturel qui narguait le temps.

Pour un amour cérébral, amour violent mais vite consumé, comme un feu dans la paille, Julienne Gosselin était la femme idéale. L’inconnue au contraire inspirait le respect et la tendresse.

L’une était une créature qui, sans presque rien donner d’elle-même, exigerait une soumission sans borne, à moins d’être écrasée et domptée par le mâle supérieur, tandis que l’autre, créature de dévouement, s’immolerait toute entière pour l’homme qu’elle aimerait.

N’en avait-il pas eu la preuve dernièrement ?

Et André Dumas en vint à la conclusion qu’en matière d’amour il y avait une sorte de prédestination. Dans l’Univers, deux êtres créés l’un pour l’autre se recherchaient, deux êtres séparés, formés originairement, au delà des siècles, d’un même tout et dont le but ultime est de se réunir. Et c’est ce qui explique l’étrangeté qui préside à la naissance de l’amour.

Il n’avait aucun doute que l’Inconnue, par les décrets d’une volonté supérieure à la sienne, lui était destinée. Sans cela, comment expliquer cet enchevêtrement de circonstances extraordinaires qui tendaient à les rapprocher l’un de l’autre. Comment expliquer l’intérêt qu’elle lui portait sinon par l’amour dont son cœur débordait. Elle l’aimait. Il en était certain. Et pourtant, ils ne se connaissaient point. Il ignorait tout d’elle, comme elle ignorait tout de lui.

— Monsieur Dumas, quelqu’un désire vous parler lui dit Idola, interrompant le cours de ses réflexions.

— Qui ça ?

— Je ne sais pas. Elle ne s’est pas nommée. C’est une femme ?

— La même que l’autre fois ?

— Non, ce n’est pas la même voix.

Il se dirigea vers l’appareil. C’était Julienne qui le mandait, le suppliant presque comme une faveur de lui accorder cette soirée. Elle aussi avait quelque chose d’important à lui confier.

De guerre lasse, il promit, choisissant le prétexte qui s’offrait de lui signifier clairement que dorénavant il n’aurait plus le temps de lui accorder aucune attention. Il valait mieux, entre eux tirer les choses au clair.

Malgré l’agacement et l’ennuyeuse perspective d’un tête à tête qui ne lui inspirait plus d’intérêt, il éprouvait tout de même une sorte de soulagement.

Sur les entrefaites, Johnson arriva.

Le chauffeur, bien qu’il s’efforça de dissimuler sa gêne, était penaud. Il semblait mal à l’aise.

Le jeune homme l’invita à passer dans son appartement.

Il fit asseoir son chauffeur et arpenta la pièce. Il se frotta les mains l’une sur l’autre et souriait ironiquement.

— Et puis, dit-il, bon voyage ?

Le chauffeur bredouilla.

— Nous avons eu un hold up

Dumas s’approcha de la table, y posa les deux mains à plat et, le buste penché, regardant son interlocuteur dans les yeux.

— Jouons carte sur table. Tu fais partie du complot. Tu étais au courant de ce qui devait se produire.

Un mutisme prolongé accueillit ses paroles.

— Ainsi, tu ne veux rien dire. À ton aise… Dès ce soir tu es renvoyé. Et j’appelle la police.

— Je ne peux pas vous le dire. Ils me feraient arrêter eux aussi.

— Je ne te demande pas de nommer qui que ce soit ! On avait projeté de me « hold uper ». Dans quel but ?

— Vous faire chanter.

— Et toi tu me trahissais ! C’est bien, je sais ce qu’il me reste à faire.

Il recommença d’arpenter la pièce, les mains entrelacées derrière le dos.

Le silence régnait, un silence pesant et qui écrase la poitrine.

Humble, la voix de Johnson s’éleva.

— Monsieur Dumas, pardonnez-moi, ils m’ont fait chanter, moi aussi ; je ne voulais pas marcher, mais on m’a dit que si je ne marchais pas, on m’enverrait en prison.

— Dans quel but ?

— On en veut à votre argent.

— Qui ça ?

— Je peux pas vous le dire.

— C’est un homme grand, élancé, nerveux, jeune ?

— Oui.

— Son nom ?

— Je peux pas.

— Je t’en dispense, qu’est-ce que tu entends faire à présent ?

— Rester à votre service et vous aider. Vous défendre s’il y a moyen.

— Je suis donc menacé ?

— Oui, comme vous avez été à « la mode » avec moi, je vais l’être avec vous. Je vais vous aider sans que cela paraisse. Acceptez-vous ?

— J’accepte.

— Vous me permettez de ne vendre personne. Je ne le voudrais pas.

— Tu ne sais pas pour quelles raisons on m’en veut ?

— Non, il prétend que votre fortune, c’est à lui.

— Qu’il la prenne, s’il est capable. Tiens, je pense à une chose. Je te conterai cela plus tard… J’aurai besoin de toi. Tu m’aides ?

— Entendu ?

— D’ici là, motus. Tu viendras me prendre ce soir à huit heures.

— Quel char ?

— Le Rolls Royce. Il fait beau aujourd’hui, c’est d’en profiter, je préfère le Touring.

Et à huit heures, Johnson en livrée, attendait devant la maison que son maître prenne place dans l’auto. Pour cette fois-ci il s’installa au volant. Il avait besoin d’occuper son esprit à quelque chose.

Sa visite chez Julienne Gosselin fut courte, assez longue toutefois pour se faire une ennemie acharnée à sa perte. Aux avances, d’abord déguisées, il avait opposé une résistance passive, puis le dédain, puis le mépris, et finalement, après lui avoir dit qu’elle n’eut plus à espérer sa visite, il dut se retirer. Elle le chassa de chez elle, hautaine à présent, et lui confiant à son tour, que s’il se traînait à ses genoux, elle le cravacherait de son mépris à elle.

« Ça va bien, pensa-t-il, un ennemi perdu, deux retrouvés. »