Éditions Édouard Garand (56p. 30-32).

XV

Regaillardi par un séjour d’une semaine à St X… reposé de ses tracas par la vie au grand air, oubliant la fortune qui commençait à être un fardeau pour ses épaules à cause des tribulations nombreuses et des ennuis qu’elle lui valait, André Dumas reprit le train pour Montréal. Il était décidé à se lancer dans les affaires. Un roman qu’il avait feuilleté, roman dû à la plume d’une connaissance de jadis, lui avait suggéré un plan de campagne doublement intéressant. Il lui permettrait, tout en augmentant ses revenus, de rendre service à ses compatriotes de la campagne. Il voulait industrialiser l’agriculture. Le projet prenait corps dans son esprit, il le creusait, le retournait sur tous les sens, l’étudiait, le mûrissait. Plus il l’étudiait, plus la conviction du succès s’implantait en lui. Il prenait déjà dans son cerveau des proportions considérables. Il engloberait dans le réseau des industries, sous son contrôle, la province de Québec tout entière. Les capitaux énormes à sa disposition lui permettaient cet essai, d’autant plus qu’il avait l’intention de s’adjoindre d’autres capitalistes, l’argent engendre l’argent. Dix millions de dollars jetés d’un seul coup dans une entreprise est une chose qui ne se voit pas tous les jours dans le monde des affaires et de la finance et l’entreprise qui débute sous de telles auspices ne manque pas d’inspirer confiance aux capitalistes.

La mise en conserve de tous les produits de la ferme, l’achat des petites manufactures existantes déjà, la création de nouvelles, lui permettrait d’être quelqu’un avec qui l’on doit compter. À son gré le marché oscillera et il y aura pour lui une œuvre d’altruisme et de philantropie à accomplir en régularisant, grâce au merger projeté, le cours des denrées alimentaires.

Son esprit reposé, en possession d’une énergie et de facultés cérébrales et physiques que rien n’avait entamées, il lui tardait de se lancer à corps perdu dans la voie nouvellement tracée.

Il se croyait à l’abri des vicissitudes et des ennuis qui dernièrement l’avait assailli. Loin de Julienne Gosselin, il avait pu se ressaisir et l’oublier. Il regrettait presque de s’être abandonné à deux reprises à lui avouer des sentiments qui n’avaient de sincère que l’affolement du moment. Quant à l’autre, l’inconnue, s’il lui arrivait de songer avec douceur et un peu de tendresse à l’impression causée par sa présence, il était moralement convaincu que jamais plus il ne la reverrait et que leurs deux vies s’écouleraient différemment sans qu’aucun hasard ne les fasse se rencontrer.

Aussi fut-il des plus surpris en pénétrant dans son cabinet de travail, de trouver ce mot bien en vue sur sa table.

« Mademoiselle X… a téléphoné à plusieurs reprises et demande de l’appeler immédiatement à Main… »

— Bon, voilà que ça recommence songea-t-il et un mot qui n’avait rien de distingué ni de diplomatique s’échappa de ses lèvres. Il sonna sa ménagère, décidé à éclaircir ce mystère qui l’enveloppait. À la fin, il commençait à être lassé de ces intrigues autour de lui et il décida d’y mettre fin une fois pour toutes.

Idola questionnée ne put apporter aucun éclaircissement.

C’était bien elle-même qui avait reçu l’appel téléphonique. La personne à l’autre bout du fil avait une jolie voix et paraissait anxieuse de lui parler. Elle n’avait pas voulu se nommer et s’était contentée de s’appeler Mademoiselle X…

En appelant au numéro précité et en la demandant sous ce nom, on comprendrait. Elle avait de plus ajouté que c’était pour une affaire très importante.

— Que le diable l’emporte elle et toutes ses intrigues, grogna le jeune homme après avoir congédié sa cuisinière.

Mais à peine était-il installé depuis une heure, mettant ordre à ses affaires et commençant à rédiger son projet de compagnie, que le téléphone sonna.

Il répondit lui-même.

— Monsieur Dumas est-il chez lui, demanda une voix qu’il crut reconnaître.

— C’est moi-même, Mademoiselle, répondit-il d’un ton bourru.

— Monsieur Dumas… il y a…

— Il y a quoi ?… je suis très pressé.

— Il y a que le danger vous menace.

— Vous m’ennuyez avec ces dangers, ces conspirations… fichez-moi la paix et ne me dérangez plus pour ces sornettes.

La voix se fit suppliante.

— Monsieur Dumas… je vous en prie, écoutez-moi.

— D’abord qui êtes-vous ?

— Mon nom vous importe peu… ce que j’ai à vous dire est très important et je ne puis vous le dire au téléphone.

— Alors où puis-je vous rencontrer ?

— Ce soir à six heures… au coin de telle et telle rue… Venez seul et ne parlez à personne de cette entrevue, c’est plus grave que vous ne croyez.

— C’est entendu, j’irai… à ce soir.

Et brusquement il raccrocha le récepteur.

« Encore le roman feuilleton qui recommence ». Mais cette fois je vais en avoir le cœur net.

Il essaya de s’absorber dans son travail. Ce fut inutile. Bien que ne voulant pas paraître, encore moins se l’avouer, il était intrigué. Déjà son imagination battait la campagne, il avait hâte d’être à six heures pour posséder enfin la clef de l’énigme.

Incapable de travailler plus longtemps, il remisa ses papiers et ses documents dans le coffre-fort et s’enferma dans un cinéma pour le reste de l’après-midi.

Vers cinq heures et demie, il sortit et se dirigea à pied vers l’endroit du rendez-vous.

Quelle ne fut pas sa surprise de se trouver face à face avec l’inconnue de ses rêves. Décidément, le destin se plaisait à mêler les cartes et cette jeune fille qu’il le veuille ou ne le veuille pas, s’implantait dans sa vie.

Qui était-elle ? Une intrigante qui en voulait à son argent ? Son air candide et l’expression de franchise qui la caractérisait éloignaient cette hypothèse. Et puis, une fois elle lui avait rendu service et la lettre d’avertissement venait à son heure.

Alors, par quels enchaînements de faits et de circonstances était-elle au courant du complot tramé contre lui ? Appartenait-elle à l’Underworld ? Là encore l’hypothèse était inadmissible.

— Mademoiselle, fit-il en se découvrant et d’une voix polie et douce cette fois-ci. C’est vous qui m’avez téléphoné cet après-midi.

— Oui, Monsieur.

Elle regardait autour d’elle pour voir si on ne les verrait pas.

— Il faut faire attention qu’on ne nous voit pas ensemble. Suivez-moi.

Et elle l’entraina dans de petites rues du quartier de la finance, peu fréquentées à cette heure-ci du jour et où personne de ceux qu’elle redoutait ne pourrait l’apercevoir.

Alors elle lui raconta la trame du complot ourdi contre lui ; elle lui conta les détails, comment on s’y prendrait pour l’attirer hors de la ville, l’adjurant de n’en rien dire à son chauffeur, de faire comme s’il n’était au courant de rien, et de s’esquiver de l’auto à la première occasion.

Et pendant qu’elle parlait, il l’examinait et la trouvait belle, beaucoup plus belle que Julienne. Il ne pouvait s’empêcher d’admirer la pureté de ses lignes, le velouté de ses joues et la profondeur de son regard à la fois prenant et doux. À côté d’elle il n’éprouvait pas cette fièvre qui l’avait poussé à écraser ses lèvres. sur les lèvres de Julienne Gosselin. Au contraire, c’était un sentiment très tendre, très chaste et très doux qu’il éprouvait pour cette enfant pauvre qui, sans le connaître lui rendait à deux reprises déjà, et pour des raisons qu’il ignorait, un service signalé.

— N’ayez crainte, Mademoiselle, je n’ai peur de personne. Je vais faire semblant de tomber dans le traquenard, mais malheur à celui qui essaiera de mettre la main sur moi, je vous jure de l’abattre comme un chien.

Elle le regarda avec effroi.

— Monsieur, ne faites pas cela, je vous en supplie, ne faites pas cela.

— Et pourquoi ?

— Pour moi, voulez-vous ?

— Mais comment êtes-vous au courant de toutes ces choses et pourquoi m’en avertissez-vous ?

— Ça c’est mon secret… Maintenant, nous allons nous laisser. En retour du service que je vous rends, promettez-moi de ne pas vous exposer.

— Je vous le promets. Me direz-vous qui vous êtes ?

— Non, je ne puis pas. Je suis l’inconnue.

— Me permettez-vous d’espérer vous revoir ?

— À quoi bon ?

— Nos chemins peuvent se rencontrer. Qui sait ? qui connaît l’avenir ?

— Laissons faire l’avenir.

— Et comment vous remercier de ce que vous faites pour moi ?

Une idée germa dans sa tête qui révolutionna ses pensées.

— Je vous le dirai plus tard.

— Alors ce n’est pas adieu, c’est au revoir.

— Au revoir.

Elle s’éloigna gracieuse, d’un port de reine qui contrastait avec la pauvreté de son accoutrement.