Éditions Édouard Garand (56p. 26-29).

XIII

Chez Pit Lemieux, deux jours après sa visite à la résidence d’André Dumas, à quatre heures.

La salle était presque vide. Le menton dans le creux de sa main, accoudé sur la table, Pit Lemieux, qui forme avec Ernest Germain une seule et unique personnalité, regardait avec insistance un point, toujours le même, sur le papier peint de la muraille.

Une vive tension d’esprit contractait les muscles de son visage.

Il resta quelques minutes dans la même position, sans bouger, puis passant la main sur son front et ses yeux, il soupira longuement, se leva, fit quelques pas dans la pièce et retourna à son poste.

— Irma ! appela-t-il.

La jeune femme s’approcha de lui. Elle était grande, forte de taille et respirait la santé. Elle aimait Pit Lemieux à la folie et sans aucune hésitation se serait fait tuer pour lui. Mais l’homme qu’elle aimait ne se souciait pas de cet amour. Il la gardait chez lui parce qu’elle le servait en esclave et aussi parce qu’un jour il pourrait en avoir besoin.

— Johnson est-il venu cet après-midi ?

— Oui, il a pris quelques coups et est reparti tout de suite.

— Il n’a rien laissé pour moi ?

— Non. Il m’a dit que son patron était en dehors de la ville depuis quelques jours.

— John n’est pas venu aujourd’hui ?

— Non !

— Chicoyne ?

— Il doit revenir tantôt. Il avait une job à faire cette nuit.

— Appelle Johnson au téléphone… son numéro ? Regarde au nom de André Dumas. Dis au central de sonner longtemps, que c’est une affaire très importante.

Quelques minutes après, Irma l’avertissait que le chauffeur était « sur la ligne ».

Ce dernier réveillé brusquement dans son sommeil maugréait intérieurement contre l’idiot qui le dérangeait à une telle heure de la nuit. Mais quand il reconnut la voix de Pit Lemieux, il s’adoucit et aussitôt promit d’être chez lui en moins d’une demi-heure.

Pit Lemieux, s’il eut vécu aux États-Unis à Chicago, par exemple, aurait bien mérité le titre de « roi de l’Underworld ». Positivement, il avait sur chacun d’eux une influence que personne ne songeait à constater. Il aurait pu faire de chacun des habitants du monde interlope, ce qu’il voulait. Était-ce dû à ses mœurs restées pures, à son abstention de tous les vols ou attentats, ou à cette espèce de magnétisme qui ne se définit pas. Nul n’aurait su le dire, on le craignait et on le chérissait. On le savait incapable de vendre qui que ce soit, comme on savait qu’il n’avait peur de quiconque. Pour réaliser le projet qu’il venait de mûrir tantôt il avait besoin de créatures dévouées et sur lesquelles il pouvait compter. Elles ne manquaient pas autour de lui.

En un rien de temps, il avait repéré ses hommes. Dans une heure au plus tard, son établissement ressemblerait à un antre de conspirateurs. Car, maintenant, depuis sa rencontre avec André Dumas, il le détestait. Il le détestait souverainement, de toute l’humiliation subie qui s’ajoutait à l’insuccès de sa démarche. Il lui en voulait peut-être, non pas tant de détenir injustement des millions qui lui revenaient en droit, mais de s’être montré son supérieur et de l’avoir éconduit comme un vulgaire fâcheux. C’était entre eux un duel à mort. D’avoir revu sa famille, sa mère vieillie et débile, sa sœur qui s’étiolait dans un travail peu rémunéré et enfouissait dans un décor de pauvreté, toute la fraîcheur d’une jeunesse et d’une beauté qui aurait dû s’épanouir dans d’autres sphères, avait ancré en lui son désir de vengeance et l’idée de posséder coûte que coûte la fortune paternelle indignement volée.

Tous les moyens seraient bons pour parvenir à ses fins. De sa propre autorité, il se constituait le vengeur de son père, et le justicier du mal commis jadis. Un renouveau d’amour filial et fraternel était venu faire battre son cœur plus violemment. Il regrettait presque d’avoir, de si longues années, délaissé le foyer qu’il adorait, et un désir, un désir fou, lui venait de réparer le temps perdu et un besoin impérieux de tendresse était en lui d’autant plus impérieux que les êtres qu’il adorait avaient plus besoin de protection.

Il en était là de ses réflexions quand des coups violents et redoublés ébranlèrent la porte d’entrée, il se dépêcha d’ouvrir. Dans l’embrasure de la porte, apparut, pâle, défait, les yeux hagards, presque chavirant, Chicoyne.

Il se tenait le bras droit un peu plus bas que l’épaule.

— Vite… cache moi… j’ai été tiré…

En une seconde, Pit Lemieux embrassa la situation et il sourit de l’opportunité qui s’offrait à lui, de sauver quelqu’un, en retour, il pourrait se l’attacher d’une façon plus étroite. Il est toujours intéressant d’être placé dans une circonstance qui nous permette de rendre un service qu’on ne peut oublier.

— Irma, criait-il.

— La jeune fille approcha.

— Panse Chicoyne, et fais-le sortir par la porte d’arrière.

Et se retournant vers le voleur, il lui demanda en peu de mots comment cet accident lui était arrivé.

L’autre répondit qu’on l’avait surpris dans une ruelle au moment où il sortait par un soupirail de la cave de chez un bijoutier. Il dut laisser son butin et se sauver à toutes jambes. Dans la course qui s’ensuivit, il fut blessé par une balle qu’un homme de police tira dans sa direction.

Le premier pansement, accompli, pansement très sommaire, vu les circonstances, Chicoyne se sauva par un escalier dérobé qui conduisait dans un autre logement habité par des personnes amies et où, par une trappe pratiquée dans le plancher et qu’un tapis masquait aux regards, il put se cacher dans la cave.

Il était temps. De nouveau, des coups retentirent sur la porte, des coups de crosse de revolver. Aucune tache de sang ne paraissait, ni sur les planchers ni ailleurs.

Calme, Pit Lemieux alla ouvrir, à la vue des deux policiers, le revolver au poing, il manifesta sa surprise.

— Vous me voulez ? demanda-t-il.

Les deux agents jetèrent un coup d’œil dans la pièce. Rien de suspect.

— Il est venu un homme ici…

— Quand ?

— Il y a quelques minutes.

— C’est curieux que je ne l’aie pas vu. Pourtant je ne suis pas saoul.

Comme il était devant la porte, les agents le bousculèrent et pénétrèrent dans la chambre.

— Vous pourriez peut-être vous montrer un peu plus poli.

— Toi ferme-la, dit l’un d’eux. On est de la police et on sait ce qu’on a à faire.

— Vraiment ? et si vous ne trouviez rien, et si je vous demandais si vous avez un mandat de recherche ? En tous cas, fouillez…

Les hommes de police fouillèrent, ils inspectèrent tous les coins et tous les recoins, mais inutilement, il n’y avait aucune trace du fugitif.

Pit Lemieux, ironique, les regardait aller et venir.

Quand ils eurent terminé leurs perquisitions :

— Et bien ! vous avez fait fausse route ?

— Pourtant il m’a bien semblé que l’homme était entré par icitte.

— Alors comment cela se fait-il que vous ne le trouviez pas ?… cherchez encore… savez-vous quelle heure il est, il est près de 5 heures du matin, et savez-vous que vous n’avez pas le droit de pénétrer chez les gens sans mandat après les heures légales ?

— Oui, mais notre homme est entré ici.

— Pouvez-vous le prouver ? cherchez encore et essayez de le trouver.

Les deux policiers se regardèrent. Ils connaissaient de nom Pit Lemieux et savaient qu’en maintes occasions il avait donné du fil à retordre à la police parce qu’il connaissait la loi sur le bout de ses doigts, et savait, avec un art magistral, se servir des mille et une chinoiseries du code de procédure.

— Vous êtes Monsieur Lemieux ?

— Lui-même.

— Alors, Monsieur, nous vous offrons toutes nos excuses.

Lemieux, souriant, toisa le plus âgé des deux, et après un clin d’œil, lui demanda :

— Prendriez-vous quelque chose.

Derechef, les deux hommes se regardèrent.

Leur proie leur échappait des mains, il n’y avait qu’à se consoler.

Ils absorbèrent chacun un verre de gin qu’Irma leur servit et sur l’invitation du maître de céans, ils déguerpirent…

Il était temps puisqu’un quart d’heure ne s’était pas écoulé que Johnson sonnait suivi peu après de deux autres individus, dont l’un avait la réputation d’un « gunman » très dangereux et faisait la spécialité, moyennant cinq cents dollars, de faire disparaître les personnages encombrants.

Avait-il quelques meurtres sur la conscience ? Nul n’aurait pu le dire. Arrêté deux fois à la suite de disparitions inquiétantes, il avait dû être relâché faute de preuves suffisantes. En réalité, il n’était pas coupable d’assassinat. Sa méthode était simple. Après avoir localisé sa victime, il se ménageait une entrevue avec elle. Là, à la pointe du revolver, il lui enjoignait « amicalement » d’avoir à disparaître de la circulation de ne jamais se montrer à Montréal et de « faire le mort ».

Sinon… sinon…

Alors il se levait, allumait une chandelle, et mouchait d’une balle.

Une fois, moyennant quinze cents dollars, il avait reconduit un jeune homme à New-York, l’avait déposé à bord d’un bateau et souhaité bon voyage.

Il mesurait près de six pieds, était taillé en athlète et possédait l’une de ces figures rébarbatives dont la vue seule inspire la crainte. Son nom, Lucien Denis… On le connaissait plutôt sous le nom de Big Lake.

Quant à l’autre personnage que Pit Lemieux avait l’intention de mettre dans le complot, en plus de Big Lake, de Chicoyne et de Johnson, c’était un être petit, bossu et pour comble borgne. On l’appelait le Cyclope. Autant le bonhomme était mal doué physiquement, autant il était intelligent, habile et astucieux. Après que les trois se furent installés autour d’une table dans la cuisine, Pit descendit à la retraite qui abritait Chicoyne et l’en ramena.

Il enleva lui-même le pansement qu’Irma avait fait, lava la plaie, heureusement à fleur de peau, l’entoura de bandelettes de coton et alla s’installer à son tour à la table où les trois compagnons avaient commencé à vider la bouteille de scotch qu’Irma leur avait apportée.

— Vous allez un peu fort, les amis, dit-il. Ce n’est pas le temps de se saouler.

Puis se tournant vers Irma :

— Toi, tu vas me faire le plaisir d’aller te coucher. Ce que j’ai à dire n’intéresse pas les femmes.

La fille obéit.

— Maintenant, les boys continua Lemieux, j’ai besoin de vous. Inutile de me refuser le service que je vous demande. Pour deux raisons : La première, vous serez bien rémunérés. La seconde : le premier qui refuse ou qui vend, je le fais arrêter. Vous savez que j’ai assez de preuves en main pour vous faire envoyer, chacun de vous, passer une villégiature à St-Vincent de Paul, plus longue que vous ne l’aimeriez… Quand ton patron revient-il Johnson ?

— Mardi prochain.

— Jeudi après-midi j’ai besoin de tous vous autres.

— Pourquoi ? Vous savez qu’il y a dans Montréal un jeune homme qui vaut dix millions de dollars. Il les vaut en argent liquide… c’est-à-dire en actions et obligations toutes négociables… Pas vrai Johnson ?

— La fortune du boss est solide.

— Il y a une voûte quelque part. Je n’ai pu savoir où. Il s’agit de s’emparer de ces dix millions.

— « Pas moinsse » ajouta le Cyclope qui avait voyagé et connaissait « l’assent » de Marseille.

— En ce cas là, comptez pas sur moi, dit Johnson.

— En ce cas là, nous allons compter sur toi… et plus spécialement sur toi, ajouta Lemieux en scandant chacun des mots de sa phrase.

— Je vous dis que je ne marche pas.

— Et moi je te dis que tu vas marcher… J’ai besoin de toi d’abord et surtout.

— Je ne peux pas tromper le « boss ». Il a été bon pour moi… non je ne peux pas. Si c’est tout ce que tu voulais, bonsoir…

Et comme il faisait mine de se retirer, Lemieux se plaça devant la porte.

— Tu ne sortiras pas d’ici et tu vas me faire le plaisir de te rasseoir et d’écouter ce que j’ai à dire. À moins que tu aimes mieux… tu sais ce que je veux dire. Te rappelles-tu ton séjour en prison ?… J’avais cru que tes cicatrices au dos t’empêcheraient d’oublier.

Au souvenir de la honte de jadis, la rougeur colora les joues du chauffeur d’André Dumas. La haine qu’il vouait à la société, la haine implacable qui avait fait de lui un suppôt de la pègre, s’implanta derechef en son cœur.

— Toi qu’on a bafoué, qu’on a maltraité, qu’on a fouetté comme un vulgaire animal, comme si tu n’étais pas un être humain, tu vas reculer au moment même où la chance te favorise… au moment où tu peux te venger sur un homme de ce que la Société t’a fait souffrir… D’ailleurs, il n’y a pas de recul possible et si tu refuses je t’envoie en prison.

Il se livra un combat dans l’âme de Johnson. La haine, la peur et aussi l’amitié naissante pour celui qui l’avait arraché de l’ornière où il s’enlisait pour le mettre sur le bon chemin, s’emparèrent de son cœur. S’il se rendait compte que trahir son protecteur constituait une marque de lâcheté, il se rendait compte également que l’homme qui présentement l’acculait à la muraille, lui avait jadis rendu des services signalés. Que de plus, par une délation aux officiers de la Commission des Liqueurs, il pouvait l’envoyer vivre quelques mois, peut-être quelques années derrière les barreaux d’une prison.

Finalement il acquiesça. La main tendue :

— Tope là, dit-il, j’accepte, mais je veux que tu comprennes que ce n’est pas par peur… Si nous réussissons quelle sera la récompense ?

— Ta fortune.

— Est-ce un vol que tu veux faire ?

— Au contraire, c’est une restitution. Les dix millions d’André Dumas m’appartiennent. Je ne suis pas pour entrer dans les détails. En justice, devant la loi des hommes, je ne puis prouver qu’ils sont à moi. Il me manque les documents nécessaires. Je veux simplement rentrer en possession d’une fortune qui m’est due. Es-tu prêt à m’aider, toi Chicoyne que je viens de sauver de la prison, toi le Borgne que j’ai fait vivre pendant un an, et toi Big Lake… toi Johnson.

Les quatre hommes se levèrent d’un accord.

— Tu peux compter sur nous.

— C’est bien… Nous allons d’abord prendre un verre.

L’instant d’après, la liqueur, avec des reflets fauves sous la lampe électrique emplissait les verres.

— Salut.

— Salut.

— À notre santé.

— À notre réussite.

— Surtout ! pas un mot. Le premier qui flanche, je lui brûle la cervelle.

Alors Pit Lemieux expliqua son projet. Il était bien simple de conception et facile d’exécution.

Il s’agissait en l’occurrence, avec le concours de Johnson, d’amener André Dumas en automobile sur un chemin peu fréquenté de la banlieue de Montréal, et là simuler un hold up. Comme rançon, il faudrait que Dumas dise où se trouve son trésor. Et cela au grand danger de sa vie.

Mais comment l’amener à l’endroit voulu ?

Cela ressortait du domaine de Johnson. Il ne savait pas.

Le Cyclope, après être demeuré un assez long temps sans rien dire, se leva, fit en claudicant le tour de l’appartement, les deux mains jointes derrière le dos.

— C’est bien simple, fit-il et je m’étonne qu’aucun de vous n’y ait songé. Où demeure sa famille ?

— À St. X…

— Son père et sa mère vivent encore ?

— Oui.

— Je vais lui téléphoner le mandant immédiatement à St X… sous prétexte que son père, victime d’un accident est entre la vie et la mort et demande à le voir.

— Il prendra le train…

— Je l’appellerai à une heure où il n’y aura pas de train.

— Il essayera d’appeler chez lui pour faire confirmer la nouvelle.

— Chicoyne coupera les fils. Entendu Chicoyne ?

Cette tactique fut adoptée à l’unanimité.

Dans la montée de Chambly, le hold up aurait lieu.

Pit Lemieux se frotta les mains l’une contre l’autre. Il était heureux. Il approchait du terme rêvé de sa misère.