Éditions Édouard Garand (56p. 24-26).

XII

Quand André Dumas reçut la courte missive le prévenant d’être sur ses gardes et qu’on en voulait à sa vie il ne se douta pas un seul instant de la gravité de la situation. Il crut à une fumisterie, comme il crut que la visite qui suivit la réception de cet avis, n’était que le fait d’un escroc qui voulait le faire chanter. Il en fut seulement ennuyé.

Annette Germain, après son entrevue avec le jeune millionnaire abandonna personnellement ses désirs de vengeance pour une raison puisée au fond de son cœur et qu’elle n’aurait jamais voulu avouer.

Elle n’avait jamais aimé auparavant, se contentant de déverser sur sa mère les trésors de tendresse dont son cœur débordait. Elle ne voulait pas aimer. L’amour, constitue le plus souvent un obstacle à la réalisation des désirs nourris et caressés depuis longtemps.

Elle se devait à la mémoire de son père.

Et voilà que, par l’une de ces ironies du sort qui déconcertent les meilleurs volontés, elle avait éprouvé en présence de l’être qu’elle devait le plus détester au monde un trouble et une gêne mal définis.

Aux pulsations plus rapides de son cœur, à l’émoi triste et doux à la fois qui s’empara d’elle, elle comprit d’instinct qu’André Dumas ne pouvait plus lui être indifférent et qu’il était au-dessus de ses forces, à elle, de lui vouloir du mal. Il n’avait eu qu’à poser sur elle ses yeux francs et loyaux pour qu’elle eût la conviction qu’il ne méritait pas la haine que sa famille lui vouait. Ignorant du passé de son oncle, il était innocent du crime de jadis. Vouloir lui en faire porter le poids et la responsabilité, constituait une injustice. Sa nature droite se refusait à poursuivre plus longtemps ses projets de vengeance.

Une fois qu’elle eut franchi le seuil du château de Dumas, une joie infinie l’inonda qui lui fit paraître autour d’elle tous les êtres et toutes les choses de la création plus grandes, plus nobles, plus belles.

Et en même temps, une sorte de mélancolie s’infiltra en elle. Une volupté douloureuse la fit frissonner. Elle trembla. Et un besoin de se dévouer, de se sacrifier pour l’être qu’elle aimait et qui probablement ignorera cet amour, emplit sa poitrine.

Par les rues actives, fébriles, elle marcha, marcha, portant en elle le grand Rêve qui l’animait.

De l’avoir vu, de l’avoir entendu, elle était devenue son esclave. Il était bien l’homme qu’elle s’était plu quelques fois à imaginer, qui un jour deviendrait maître de sa vie. C’était le mâle taillé en force et en beauté sans avoir la fatuité de sa puissance.

En arrivant chez elle, elle retrouva son frère. L’effusion fut cordiale. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et sans se rien dire, longuement, ils s’étreignirent.

Elle songea qu’il ferait bon s’appuyer sur la poitrine large de l’autre et sentir refermer sur soi deux bras vigoureux et qui vous protègent.

Hélas, rien de cela n’était possible ! ce n’était qu’une chimère, une folle chimère !

Des années nombreuses s’étaient écoulées déjà, depuis qu’Ernest avait quitté le toit familial. Que s’était-il passé depuis ?

Aux questions que lui posaient à la fois et sa mère et sa sœur, celui qu’on appelait Pit Lemieux, dans le monde interlope, se contentait de répondre par un geste vague.

Une fois, il demanda comme une faveur.

— Voulez-vous ne plus me poser de questions. Ce qui est mort est mort. Rien ne sert de déterrer le passé. Parlons d’avenir.

Alors il raconta qu’il avait pu enfin localiser l’homme qui bénéficiait sans y avoir droit de la fortune volée à leur père. Il leur fit part de ses projets. Coûte que coûte, il saurait faire restituer leur dû.

— Quels moyens vas-tu prendre, demanda Annette ?

— Tous les moyens me seront bons. D’abord je vais aller le trouver ! Je sais maintenant où il demeure. Son chauffeur est une de mes connaissances. Il fait même partie de la bande à…

Mais il s’arrêta là, de peur d’en avoir trop dit et d’éveiller les soupçons sur ses occupations antérieures.

Aucune des deux femmes, absorbées chacune à suivre le fil de leurs idées, la mère se raccrochant à l’espoir de retrouver la fortune rêvée et qui permettrait une belle fin de carrière ; la jeune fille à songer à Lui, à regretter à la fois et à bénir son entrevue, ne firent attention à ses paroles.

Il continua :

— S’il ne veut pas de bon gré en venir à mes conditions, je me ferai justice moi-même. Je ne puis pas le traduire devant les tribunaux, nous n’avons pas les preuves matérielles suffisantes. J’ai quelques bons amis dévoués, sur qui je puis compter, capables de faire n’importe quoi, de tuer même si je le leur demandais… J’ai un moyen infaillible.

— Et ton moyen ?

— Je vous le dirai plus tard. En tous les cas soyez sûres que d’ici peu de temps nous serons millionnaires.

À l’idée qu’un danger menaçait André Dumas, que sa vie peut-être était en péril, Annette ne put s’empêcher de frissonner. Toutefois, elle avait confiance qu’il sortirait indemne de cette aventure. Un pressentiment secret lui disait qu’elle se terminerait à l’avantage de chacun. Ce n’était qu’un pressentiment, démenti par toutes les apparences. Elle n’avait qu’à jeter un coup d’œil sur son frère pour se rendre compte que ce grand jeune homme nerveux, sec, ne reculerait devant rien pour arriver à ses fins.

Tous ses traits respiraient l’énergie et la décision.

Le jour où ces deux êtres se rencontreront dans une joute dont l’enjeu était si important, lequel vaincrait l’autre ?

Son frère aurait-il le dessus ?

André Dumas, avec son flegme et sa force consciente, peut-être un peu lourde, résisterait-il à l’assaut plus impétueux d’Ernest Germain et de ses acolytes ?

Elle eut peur pour lui.

Le soir même, quand elle fut seule dans sa chambre, elle griffonna quelques mots. Et le lendemain, en sortant de chez elle, elle déposa la missive dans la première boîte à lettres.

Elle était contente d’avoir pu à son insu lui rendre service.