Éditions Édouard Garand (56p. 22-24).

X

Deux jours après cette aventure un peu ridicule, André Dumas reçut une lettre sur papier bleu pâle.

Elle contenait ces simples mots :

— « Faites attention, on en veut à votre fortune. On en veut à votre vie… »

Elle était signée :

La Mystérieuse inconnue.

— Ça y est, me voilà en plein roman feuilleton. Il y avait des soirs, des soirs tristes où le spleen le prenait, des soirs où lui venaient à l’esprit les heures monotones et douces de son enfance où la nostalgie le prenait du tranquille village de St X… Ces soirs-là, il se demandait si tout cet enchaînement de faits était bien une réalité, si c’était lui, véritablement lui, André Dumas, qui parcourait le journal en grillant un londrès dans le somptueux living-room de son château.

Était-ce bien lui, ce jeune homme insouciant qui, en novembre, par une journée pluvieuse, avait pris le train pour Montréal. Était-ce lui, l’adolescent sans amour qui avait suivi jusqu’à l’extrémité de la ville une ouvrière pâle aux grands yeux ouverts dans un visage qu’ils illuminaient ?

Était-ce bien de lui que les journaux avaient parlé, annonçant au Tout Montréal, l’incroyable aventure survenue dans sa vie ? Était-ce lui que Julienne Gosselin, la jeune fille hautaine et froide, avait élu comme prince régnant de son cœur ? Car il ne doutait pas qu’elle l’aimait.

Était-il le jouet d’un rêve ?

Pourtant, il fallait bien l’admettre, il vivait l’André Dumas d’autrefois, c’était bien lui-même.

— Un Monsieur veut vous voir, annonça Idola.

— Faites-le entrer.

Un homme long et sec, la figure virile et les traits brutaux pénétra dans son appartement.

— Vous êtes bien André Dumas ?

— Lui-même, vous me voulez ?

— L’on m’appelle Pit Lemieux… Ça ne vous dit rien ce nom là ?

— Absolument rien, je vous l’avoue…

Alors, le jeune homme, le chef de bande de l’Underworld commença de raconter l’histoire de la fortune volée à son père, de son assassinat…

André l’écoutait sans l’interrompre. Finalement il lui demanda où il voulait en venir avec ces contes à dormir debout.

— Où je veux en venir ? À ceci. La fortune dont vous jouissez est la fortune de mon père. Vous allez nous la rendre, tout simplement.

— Tout simplement ? et si je ne veux pas vous la rendre ?

L’autre s’était levé.

— Si vous ne voulez pas me la rendre, je vous y forcerai.

— Vraiment, mon jeune ami ! je ne suis ni naïf, ni poire, ni poisson. Je ne crois rien à ce que vous me contez. Il y a des tribunaux à Montréal, si vous voulez vous faire rendre votre dû, recourez à la justice.

— Les preuves que j’ai ne comptent pas devant les Juges. Je pourrais vous tuer ici pour assouvir une vengeance que je médite depuis quinze ans. Cela ne m’avancerait à rien. Ce que j’exige de vous, c’est que vous nous rendiez notre fortune.

André éclata de rire, d’un rire sonore, son visiteur, d’un geste brusque, voulut se jeter sur lui, mais une poigne de fer lui saisit le poignet, le forçant à ployer sur ses jambes.

— Vous savez où est la porte ?

— Très bien, je m’en vais, mais je vous avertis que vous n’en avez pas fini avec moi.

— Faites ce que vous voulez, je n’ai pas peur de vous. Adieu.

— Au revoir.

— Je vous ai dit « Adieu ». Je ne tiens pas à vous revoir. Vous perdez votre temps, je ne sais pas chanter.

Quand le visiteur fut parti, il appela immédiatement Me Gosselin pour se ménager une entrevue.

Il était furieux.

Sa colère ne cessa de la journée. Après souper, il se rendit à la demeure de son avocat.

La bonne l’introduisit dans le living-room.

Peu de temps après, Julienne vint le rejoindre.

— Papa est absent pour une demi-heure, si vous voulez l’attendre…

Maussade, André répliqua :

— Il devrait être ici, je lui ai donné rendez-vous, il n’a qu’à être exact.

— Il ne faut pas le blâmer trop vite… il a dû s’absenter pour une affaire urgente.

Elle ne conta pas que c’était elle qui avait forcé son père à s’absenter pour se ménager un tête à tête.

— Vous semblez bien de mauvaise humeur ce soir.

— Il y a de quoi. Voulez-vous me dire quelle mouche a piqué votre père d’annoncer à tout Montréal que j’étais riche à millions ?

— Il a fait cela dans votre intérêt.

— Dites : dans le sien, le besoin de la publicité. Depuis ce temps-là, je suis assiégé par des fâcheux, des escrocs. Il peut se vanter d’avoir fait un beau coup, cette fois là, votre père.

— Il ne vous est rien survenu de désagréable…

— Non, absolument rien. Une jeune fille vient me voir qui se nomme pas, ne dit pas ce qu’elle veut, et s’esquive brusquement.

— Il n’y a pas de quoi se tracasser pour cela.

— Plus que vous ne pensez… ce matin, je reçois un mot, m’avertissant d’être sur mes gardes, qu’on en veut à ma fortune, qu’on en veut à ma vie…

— Ce doit être une fumisterie.

— Une fumisterie si vous voulez… Après cette lettre anonyme, je reçois la visite d’un gaillard, qui me raconte une histoire abracadabrante, menace de me tuer…

Les yeux de Julienne s’agrandirent par l’émotion. Elle balbutia :

— Vous êtes en danger ?

— Il parait.

— Avertissez la police… Faites-vous garder.

— Je n’ai besoin de personne pour avoir soin de moi, je suis capable de me défendre…

— Qu’allez-vous faire ?

— C’est précisément ce que je cherche… je suis fatigué de cette vie insignifiante.

— Vous vous en plaignez, vous avez tout ce qui rend la vie agréable. Vous êtes jeune, fort, en bonne santé, vous êtes riche… Vous pouvez plaire…

— Vous croyez ?

Elle rougit…

Il la regarda longuement. Il oublia, devant ces yeux qui l’ensorcelaient, ses tracas, et le désir lui vint de presser la jeune fille dans ses bras.

— Julienne, écoutez-moi. Est-ce bien vrai ce que vous m’avez dit l’autre soir ? que vous m’aimiez.

— Je ne vous ai pas dit cela.

— Vous me l’avez laissé entendre. C’est la même chose.

— Je vous ai dit que peut-être je vous aimerais…

— Et vous, m’aimez-vous demanda-t-elle, coquette.

— Moi ? je n’ai jamais aimé. Je ne sais pas encore ce que c’est que l’amour.

— Pourtant l’autre soir.

— L’autre soir, c’est vrai, j’étais fou de vous, comme je le suis ce soir, comme je le suis chaque fois que vos yeux se posent sur moi.

Elle respira cet hommage et, ses narines se dilatèrent de plaisir.

Pour une cérébrale comme elle, il n’y avait pas de volupté plus grande ! Cet homme, fort, jeune, qui lui offrait en pâture sa naïveté juvénile ! Il y avait là pour l’orgueil de toute la jeune fille un aliment unique.

Se frottant les mains de contentement à la vue d’un tableau que formait le jeune couple, Me Gosselin faisait son apparition, le complot marchait mieux qu’il ne le présumait.

— Bonsoir, Monsieur Dumas, fit-il, mielleux, insinuant, cajoleur.

— Bonsoir, répondit la voix sèche du jeune homme.

Aussitôt il se leva et reprit son air maussade de tantôt :

— Vous en avez fait de belles ! Vous pouvez vous féliciter de votre tact.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, je ne vois pas pourquoi vous me feriez des reproches ?

— Il y a, papa, que Monsieur Dumas est assiégé par toutes sortes de gens depuis que tu as fait publier dans les journaux qu’il valait des millions…

— Il n’y a pas lieu de tant récriminer. C’est la célébrité.

— Il y a aussi qu’il a reçu des menaces et qu’on en veut à sa vie…

Cette fois, c’était plus grave. L’avocat se fit renseigner sur ce qui était survenu et assura à son client que le visiteur louche n’avait aucun droit de réclamer quoi que ce soit de l’héritage, et que dans tous les documents dont il avait pris connaissance, il n’était aucunement question de son père.

Il ajouta :

— Faites garder votre maison par des détectives durant quelques mois, vous avez tout simplement affaire à un escroc qui vous pense une proie facile.

— Pas si facile que cela, il peut s’en apercevoir à ses dépens, je n’ai pas besoin de mettre la police dans mes secrets.

— Vos valeurs, où sont-elles ?

— Une partie à la banque, la majeure partie cependant est enfermée dans un coffre à la maison.

— Ce n’est pas très prudent.

— N’ayez aucune crainte, je possède seul la combinaison.

Comme Me Gosselin avait fini de régler les affaires qui le concernaient, il trouva derechef un prétexte pour s’absenter.

Il voulait laisser les jeunes gens seul à seul. Il entrevoyait le jour où son client deviendrait amoureux fou de sa fille, mais le charme, qui avait opéré l’instant d’avant était rompu.

André se retira peu d’instants après, maugréant contre lui-même, humilié d’avoir subi l’esclavage d’une personne qu’il n’aimait pas du grand amour rêvé jadis.

En retournant chez lui à pied, il s’analysait. Il était furieux contre lui-même. Maintenant il pensait à l’autre, à ses yeux lumineux, à l’expression de naïveté candide qui imprégnait son visage. Il s’en voulait de l’avoir laissé partir sans insister plus pour savoir d’elle son domicile, c’était suffisant.

— Quant à son aventure avec Julienne, elle l’humiliait. Il avait agi en enfant d’école. Heureusement qu’il était temps encore de se ressaisir.

— L’aimait-elle ?

Que lui importait !

Pour calmer son désarroi intérieur, il décida le lendemain de faire un voyage à St X.

Il n’y était pas retourné depuis les fêtes, il y avait plus de deux mois, puisqu’on était en mars, à l’époque où les érables coulent, et que dans la campagne, les sucres commencent.

Là bas il retrouverait la tranquillité d’âme qu’il désirait. Ces événements successifs, avec ce qu’ils avaient d’incroyable et d’inusité, commençaient à lui donner les nerfs.