Éditions Édouard Garand (56p. 20-22).

IX

Comme Chs. Johnson, au volant de l’auto, contournait le coin des rues St-Laurent et Ste-Catherine, se disputait avec l’agent du coin, il aperçut à quelques pas de lui une figure connue. C’était Pit Lemieux.

D’abord abasourdi de voir son ancien copain sous la livrée d’un chauffeur de bonne maison, ce dernier, en observant le personnage qui était assis à l’arrière de la limousine, crut reconnaître l’homme qu’il recherchait depuis si longtemps et dont la photo parue récemment dans les journaux lui avait permis de graver ses traits en sa tête.

Il traversa la rue et faisant mine de prendre la part de l’agent qu’il connaissait d’ailleurs, il se mit à son tour à invectiver le chauffeur.

Ahuri de ce vacarme, André Dumas ouvrit la portière et conseilla d’une façon plutôt cavalière à l’intrus de se mêler de ce qui le regardait.

Pit Lemieux ne répondit rien et changea de tactique.

Il avertit le chauffeur qu’un pneu était dégonflé.

Une fois débarrassé de l’agent et le coin franchi, Johnson descendit se rendre compte de l’état de sa voiture.

C’était précisément ce que l’autre voulait, un prétexte pour lui glisser un mot à l’oreille.

— Sois chez moi ce soir !

— Suis engagé. Cet après midi ?

— Entendu, à trois heures…

Pour sauver les apparences, il le traita de farceur pour l’avoir fait descendre pour rien…

André Dumas accomplit ses différentes courses rapidement, se fit reconduire chez lui, donna congé à son domestique et attendit fébrilement la visite qu’on lui avait annoncée.

Vers deux heures et demie, Idola vint l’avertir qu’une jeune personne désirait le voir.

— Faites-la entrer ici, dans mon cabinet de travail.

La pièce était très vaste et meublée avec un luxe et une richesse qui n’excluait point le confort. Elle tenait à la fois de la « library » des « mansions » anglais, du « living-room » moderne et de la garçonnière.

Au plafond, des soliveaux de noyer noir couraient d’un mur à l’autre. Tout un pan de la muraille était occupé par la bibliothèque. À terre, des tapis d’Orient jetés pêle-mêle… Des meubles lourds, massifs, des nécessaires de fumeurs… Aux fenêtres des vitres de couleurs enchâssées dans le plomb, laissaient filtrer une lumière pâle.

Vêtu d’un smoking de velours sombre et d’un pantalon barré aux plis impeccables, André Dumas arpentait la pièce quand la portière s’écartant, l’inconnue fit son apparition dans la pièce.

Un coup d’œil rapide la dévisagea. C’était Elle, il n’y avait pas à en douter.

Sans aucune émotion, il s’avança vers elle.

— Mademoiselle, si vous voulez vous asseoir. Vous êtes…

Elle lui jeta un regard où vibrait, dans la pupille de l’œil, une rancune sourde.

Il s’étonna de cette entrée un peu insolente.

Qu’avait-elle à lui reprocher ?

Pourquoi lui en voulait-elle puisqu’il ne la connaissait pas ?

— Peu importe qui je suis.

Il constata que la voix autoritaire et qui voulait être haineuse révélait des inflexions caressantes.

— Vous êtes bien M. André Dumas ?

— Lui-même, Mademoiselle… Encore une fois est-ce indiscret de vous demander à qui je m’adresse…

— Vous voulez savoir qui je suis… Je vais vous le dire… ce ne sera pas long…

Elle arrêta là son discours. De nouveau il l’examina avec attention. Les joues pâles se coloraient de rose sous l’animation. L’aile des narines frémissait…

Le silence régnait. Ils s’examinaient tous deux, chacun soutenant le regard de l’autre… Comme il faut peu de chose pour changer, du moins en apparence, les sentiments d’une personne.

Cette visite, ici, chez lui, de l’inconnue qui, à son arrivée à Montréal, eut l’heur de faire battre son cœur avec un rythme plus fougueux, voilà qu’elle ne l’intéressait que par curiosité.

L’habitude vite acquise du luxe lui faisait présentement dédaigner cet accoutrement pauvre. La jeune fille, toute jolie qu’elle était, toute souple et toute fragile, lui paraissait, dans ce décor somptueux, avec ses vêtements pauvres, comme une anomalie.

Soudain, il la vit qui pâlissait un peu… Il vit que la tension de la volonté, trop forte pour son tempérament frêle de jeune fille, allait brusquement céder.

Elle s’appuya à une table, chancelante, pour bientôt, par un effort de tout son être, se remettre de son émotion.

— Enfin, Mademoiselle, en venant me rendre visite, en insistant pour me voir, en faisant même des démarches pour savoir où je demeurais, vous deviez avoir un but…

Tout à coup, une pitié s’infiltra en lui, une grande pitié. Le malaise qui l’oppressait lui faisait peine.

— Est-ce que je puis vous être utile ? vous rendre un service… ?

Comme cravachée dans son orgueil, elle se redressa.

— Me rendre service. Jamais je ne l’accepterais de vous. Je suis venue au contraire exiger de vous un acte de justice.

— Demandez-moi ce que vous voudrez, je vous l’accorderai.

Sa voix était douce, paternelle, onctueuse.

Il sonna.

Idola parut.

— Apportez-nous un verre d’oporto ainsi que des biscuits.

Quand la bonne fut partie…

— Merci, Monsieur, mais je n’accepterai rien de vous… Elle commençait de balbutier…

— Excusez-moi, je vais m’en aller… on m’avait dit que… non… j’ai été mal renseignée. Excusez-moi… monsieur.

— Mais enfin, qui êtes-vous ?

Elle eut un sourire triste.

— Admettons que je demeure pour vous l’inconnue, l’inconnue mystérieuse.

— Vous reverrai-je ?

— Je ne vous le souhaite pas…

— Moi je le désire…

— Monsieur… excusez-moi… de vous avoir fait perdre votre temps… Je me suis trompée, c’était un autre que je prenais pour vous.

Ce disant, elle accomplit une volte face rapide et disparut dans le couloir.

— Sapré femelle ! pensa Dumas lorsqu’elle fut disparue.

Il était de mauvaise humeur. Il songea à Julienne. Elle ne trouva pas grâce devant sa misogynie naissante.

— C’est fini cette vie oisive, conclut-il, demain, je me lance dans les affaires.

Quelles affaires ? Il ne le savait pas. Il se lançait dans les affaires.

Il appela Johnson.

Idola lui dit qu’il était absent.

Il maugréa contre lui, ne se rappelant pas lui avoir donné congé la veille.