Éditions Édouard Garand (56p. 14-15).

VI

Depuis le matin il neigeait, une neige fine que le vent charriait et qui s’amoncelait en tas.

Les moteurs de taxis haletaient, les passants rares, le col relevé, allaient, penchés en avant dans l’effort d’une marche pénible. Ils semblaient tous uniformément vêtus de blanc. Le nez collé à la vitre, André Dumas regardait dans la rue. Cette tempête, la première de l’hiver et qui avait pris par surprise les autorités municipales lui firent songer à son village. Il aimait par des temps semblables, bien emmitouflé dans son capot de chat sauvage, les jambes entourées de chaudes robes de buffalo, parcourir la campagne dans sa Ste-Catherine que traînait Jenny, une pouliche fringante ayant du cœur plein le ventre.

Et l’ennui ; pour la première fois, le tenaillait, il se sentait glisser vers le spleen.

Malgré sa richesse et les possibilités inouïes qu’elle plaçait à la portée de sa main, sa vie était vide. Il n’avait pu encore l’orienter. Autrefois, il ne connaissait pas l’ambition, cette ambition effrénée qui s’empare des hommes d’affaires et s’en rend maître au point de les tyranniser.

La succession était définitivement réglée. Il avait la pleine jouissance de sa fortune, investie dans des stocks solides qui lui rapportaient de jolis revenus.

Riche à millions, il ne pouvait continuer à accomplir la même besogne que jadis, suffisante à l’époque à son activité. Maintenant que faire ? continuer comme hier, comme aujourd’hui.

On le rangerait dans la catégorie des parasites, des membres inutiles.

Se lancer dans des entreprises hardies ?

Lesquelles ?

Parcourir le monde ? Le voyage ne le tentait pas, du moins pour un temps.

S’il n’avait pas rencontré, au hasard d’un soir pluvieux, les deux yeux noirs, indices de candeur et de pureté rares à notre époque de flappers et de « garçonnes », peut-être son existence prendrait-elle une orientation différente.

Cette jeune fille, présentement, constituait pour lui le but à atteindre, l’idéal rêvé. Il y pensait souvent. D’elle que savait-il ? Seulement qu’elle était pauvre et qu’elle devait être chaste. Pour le reste il ignorait tout, jusqu’à son nom.

Souventes fois, il s’amusait intérieurement de cette aventure, l’amour à première vue, est-ce que cela existe ? Mais il ne l’aimait pas, elle l’intéressait, un point, c’est tout. Depuis un mois qu’il était à Montréal, il ne l’avait pas revue une seule fois, il n’avait même pas songé à la revoir. Il escomptait les événements. Comme tous les gens dont l’enfance s’est écoulée presque solitaire et à la campagne, il conservait au plus profond de lui-même comme un relent de la superstition de nos ancêtres, il y avait aussi, relégué quelque part, un brin de fatalisme. La situation inopinée qui venait de lui être faite si brusquement, le plaçant, pourvu qu’il le veuille et du premier coup, au faîte d’une Société où l’aristocratie de l’argent bat le haut du pavé, n’était pas pour diminuer en lui cette religion du fatalisme, ce qui doit arriver arrive, à condition toutefois, de ne pas contrecarrer la destinée dans ses desseins.

Si, réellement, cette inconnue mystérieuse, devait jouer dans sa vie un rôle prépondérant, il arriverait un moment où, de nouveau, leurs chemins se croiseraient. Pourquoi, dès son arrivée à Montréal, quelques minutes seulement après sa descente du train, fut-elle la première personne à ne pas passer inaperçue.

S’il avait pu ouvrir le grand livre de la vie et voir au chapitre qui renfermait son avenir, l’influence qu’exercerait sur lui l’inconnue mystérieuse, il en aurait conclu que c’était par un pressentiment inexplicable qu’il l’avait remarquée entre mille ce soir-là.