Éditions Édouard Garand (56p. 12-14).

V

Le quartier compris entre les rues St-Laurent. St-Denis, Sherbrooke et Craig, a été longtemps connu à Montréal sous le nom du « Red Light District ». C’est là que vivaient la pègre et tous les suppôts de l’Underworld.

Aujourd’hui, le quartier s’est assaini. Après l’enquête judiciaire tenue sur l’administration de la police il y a quelques années et qui a révélé au public beaucoup de dessous que certains ignoraient, on a fermé les maisons, pourchassant les tenancières et les filles.

On a même changé, à la demande des propriétaires et des résidents, le nom de la rue « Cadieux » qui était mal famé, en celui de « de Bullion ». Seuls, çà et là subsistent encore des débits clandestins d’alcool que l’on appelle vulgairement des « blind pigs ». Quelques-uns de ces blind pigs sont la propriété de bootleggers qui y ont établi leurs quartiers généraux et y vivent, les uns en marge de la société, les autres menant une vie double, se contentant d’administrer leur exploitation sur une base commerciale, en hommes d’affaires.

Un soir qu’il était à peu près onze heures et demi et qu’André Dumas, revenant de la gare Viger reconduire son père, cheminait sur la rue Craig, il aperçut rue Sanguinet, à quelques centaines de pieds du coin, un groupe composé d’un homme et d’une femme qui gesticulaient et avaient l’air de se disputer. Flairant une aventure, et un peu badaud, il s’engagea dans leur direction, poussé par la curiosité.

Comme il arrivait près des deux personnages, il entendit le bruit sec d’un soufflet sur une joue en même temps que s’éleva la plainte étouffée de celle qu’on frappait.

Sans perdre le temps de réfléchir qu’il ne faut jamais mettre le doigt entre l’écorce et l’arbre et qu’il est aussi dangereux de séparer un homme et une femme qui se chicanent que deux Irlandais qui se battent, André Dumas s’élança sur l’assaillant et réussit à lui saisir le bras au moment où il le levait pour frapper sa victime à nouveau. Un coup de pied qu’il reçut sur une jambe lui fit lâcher prise et se retourner, tout surpris de constater qu’on ne prisait guère son intervention. Un coup de poing, qui heureusement ne l’atteignit qu’à l’épaule, le fit pirouetter. Il comprit cette fois la situation. Il était bel et bien tombé dans un guêpier. Il n’avait plus devant lui que deux solutions : se sauver ou faire face à la lutte. Se sauver était peut-être le parti le plus prudent, mais non le plus intéressant. Il jugea qu’une rixe comportait beaucoup plus de plaisir, d’autant plus qu’elle ferait de cette fin de journée quelque chose de moins monotone que les soirées précédentes où il avait dû s’enfermer dans des théâtres ou des cinémas, faute de mieux.

Il écarta d’un geste brusque la femme qui voulait s’agripper à lui pour le paralyser dans ses mouvements, et les poings serrés, se posa devant l’homme.

Celui-ci lui cria :

— Je va te montrer à t’occuper des affaires des autres. Ta m…… gueule je vais te la casser.

— C’est le temps de frapper, pensa Dumas.

Ses deux bras s’élevèrent et pendant que l’un de ses poings s’abattait sur la lèvre, l’autre atteignit l’œil… Une masse chancela et s’écrasa sur le trottoir inanimée.

La femme se précipita sur André Dumas pour le frapper. Il la maîtrisa en lui serrant les deux bras si fortement qu’elle cria :

— Lâchez-moi, vous me faites mal.

Puis elle se mit à pleurer convulsivement et se lamenta :

— Vous l’avez tué ! mon pauvre Charles, vous l’avez tué.

— Me voilà dans un beau pétrin, songea le jeune homme.

Mais il ne s’énerva pas outre mesure.

— Où demeurez-vous ? demanda-t-il…

— Ici, la maison d’en face.

— Tâchez d’être raisonnable. M’entendez-vous ? Allez ouvrir la porte.

Il chargea celui qu’on appelait Charles sur ses épaules, comme un sac de farine et le transporta dans sa chambre.

C’était une pièce assez grande, meublée d’un lit double, d’un sofa, et d’une table où gisait à moitié vide une bouteille de gin de cinq demiards. Aux murs des images de boxeurs et d’actrices de cinéma.

Il déposa son fardeau sur le sofa, lui enleva sa cravate et son faux-col, déboutonna la chemise. Il examina la tête pour voir si son adversaire ne s’était pas assommé en tombant ou si son crâne en donnant sur le trottoir ne s’était pas défoncé. Il n’y avait rien qu’une bosse légère. Ce n’était pas grave, heureusement.

— Apportez-moi de l’eau froide et une serviette. Servez lui un verre de gin.

Il bassina les tempes, lava la lèvre qui était fendue et constata qu’une dent était brisée…

L’œil gauche tuméfié était complètement fermé. Il y appliqua des compresses d’eau froide.

Au bout de quelques minutes, l’homme ouvrit le seul œil qui pouvait accomplir cette gymnastique. Il regarda autour de lui, vaguement et se souleva avec peine sur son séant.

Où était-il ?

La connaissance lui revenait graduellement.

Il passa la main sur sa lèvre. Le sang lui toucha la langue. Il grimaça.

— Qui m’a frappé comme ça ? s’enquit-il.

André Dumas répondit :

— C’est moi, et tu le méritais pour avoir battu ta femme…

— C’est toi, donne-moi la main, tu es un sacré bon homme. Tu fesses en maudit.

André Dumas s’apprêtait à partir, l’autre le retint.

— Écoute, tu vas prendre un coup avec nous autres. Je suis Charles Johnson, Mam’zelle Idola, ma blonde…

Dumas commençait à trouver l’aventure amusante. Il pénétrait subitement dans un milieu tout à fait nouveau pour lui. Il accepta la proposition, il enleva son paletot, ingurgita le verre de gin qu’on lui offrit et s’assit. Son intérêt commençait d’être piqué. Il flaira, dans ce couple bizarre, au milieu duquel il s’était introduit, un sujet intéressant d’observation. La force brutale exerce sur les esprits une fascination étrange. Comme certaines femmes s’attachent à celui qui les brutalise, il y a des hommes qui vouent à celui qui les domine et se montre supérieur à eux, un culte souvent capable des plus grands dévouements. Charles Johnson était de ceux-là, et puis, il y avait en lui un vieux fonds d’honnêteté qui lui fit admettre qu’il avait bien mérité la raclée reçue. D’autant plus que son vainqueur n’abusait pas de sa victoire et que dans ses gestes, comme dans sa manière d’agir, il faisait montre d’aucune insolence.

Remis de son émotion, la gueule un peu endolorie cependant, il commença de causer avec confiance. Le trou que faisait sa dent brisée lui donnait un curieux accent et changeait un peu le timbre de sa voix. Mademoiselle Idola trouva cela tellement drôle qu’elle ne put s’empêcher de sourire.

— Qu’est-ce que tu as à rire, veux-tu que je recommence ?

André profita du prétexte pour jouer au moralisateur. Il aurait ainsi un but pour les temps prochains qui rendraient ses journées moins monotones.

Il commença par s’informer des occupations de son hôte de hasard. Ce dernier travaillait pour un bootlegger, mais ce métier était moins payant que jadis, à cause de la surveillance plus étroite. Toutefois, il ne voulait pas retourner dans le droit chemin. Il avait choisi l’Underworld pour son milieu social. La raison de ce choix était péremptoire. Il expliqua que plusieurs comme lui, vivaient en marge de la société parce qu’ils ne pouvaient faire autrement. D’autres avaient un but qui permettrait, en s’expatriant, de recommencer à vivre. Comme les filles, la plupart avaient des noms de guerre.

Charles Johnson pouvait avoir entre trente et trente-cinq. L’expression du visage, malgré le pli profond creusé aux commissures des lèvres, avait conservé quelque chose de bonasse.

Intrigué, André Dumas voulut lui faire raconter son histoire.

— Quelles raisons t’empêchent de retourner au milieu du monde et vivre honnêtement du travail honnête ?

— Quelles raisons ! la haine de la Société. De la Société qui édicte des lois et qui les applique. Attends une minute et tu constateras que j’ai raison.

Il enleva son gilet, sa chemise, ainsi que sa camisole et alla se placer, le torse nu, sous le reflet de la lampe électrique…

— Regarde-moi le dos. Rien que de penser à la douleur et à l’humiliation que j’ai endurées, il me vient des envies de tuer… je vois rouge…

Le dos était tout sillonné de longues cicatrices, rouges, bleues et blanches, qui lui zébraient la peau.

— Tu comprends, maintenant ?

— Non, pas encore.

— Idola, sers-nous un autre verre de gin… je vais te conter mon histoire, tu verras qu’elle n’est pas drôle, et que seules, les circonstances m’ont forcé à mener la vie que je mène.

Charles Johnson appartenait à une famille du peuple, c’étaient de braves gens, sans beaucoup d’instruction, ni beaucoup d’argent.

Un jour que le jeune homme, s’était enivré, il se mêla à des jeunes gens malhonnêtes. Il fut accusé de leurs fautes sans y avoir pris part. Les preuves furent contre lui et il fut condamnée à leur place.

La sentence fut terrible : deux ans de prison douze coups du chat à neuf queues, six en entrant, six en sortant.

— Et maintenant, ajouta-t-il, comprends-tu que j’en veuille à la société.

Cette histoire, si simple, mais combien pathétique, émut profondément Dumas.

Il comprenait la haine qui bouillonnait dans ce cœur. Il comprenait que cet homme était un vaincu de l’existence, et qu’après cette terrible épreuve, il en voulait à la vie. Une pitié immense pour ce hors la loi l’envahit.

Il essaya de l’encourager, de l’exhorter à abolir le passé de sa mémoire. À son âge, tout était encore permis.

À quoi bon ? il perdait son temps dans l’exhortation de choses impossibles.

Charles Johnson s’était adapté à son milieu, il était façonné à la vie interlope, mais de sentir autour de lui une sympathie qu’il crut sincère, surtout de la part d’un homme qui l’instant d’avant l’envoyait au pays des rêves, lui réchauffa le cœur, et il en conçut beaucoup d’amitié pour André Dumas, qui lui apparut un être d’une trempe supérieure.