Éditions Édouard Garand (56p. 9-12).

IV

Me Pierre Gosselin était de bonne humeur et sa figure en portait l’expression. Et cela apparut clairement aussi à Julienne. La façon dont il l’embrassa, le regard chargé de tendresse et aussi de fierté dont il l’enveloppa longuement présageait pour la jeune fille un heureux événement.

Avant même qu’elle le questionna, il lui fit part de son entrevue avec André Dumas et des espérances que ce jeune homme lui permettait de caresser.

— Pour qu’elles se réalisent, il ne dépend que de toi, ajouta-t-il en clignant son œil gauche.

— Comment, papa, il n’en dépend que de moi ?

Il cligna de l’œil d’avantage.

— Tu n’as pas compris ?

Les lèvres fines se serrèrent l’une contre l’autre, volontaires, et il s’ensuivit une moue de dépit.

— Je l’invite à veiller à la maison dès son retour à Montréal. Comme je suis sûr que tu vas lui plaire, je suis également sûr qu’il va te plaire.

— Papa, vous allez un peu trop vite en besogne… La principale intéressée dans l’affaire c’est moi. Je vous ai déjà dit qu’en matière d’amour je n’écouterais que mon cœur… D’abord, je ne tiens pas à le voir. Est-ce que la compagnie d’un jeune homme frais émoulu de la campagne et qui ne connait du monde que les quelques maisons et les quelques rues de son village peut m’intéresser ?

Sachant bien qu’il ne servait à rien de heurter de front les sentiments de sa fille et qu’essayer de la convaincre immédiatement ne ferait que l’ancrer d’avantage dans son entêtement, l’avocat orienta la conversation sur un autre projet.

Un quart d’heure après, il lança dans un soupir.

— C’est dommage. Il possède dix millions de piastres… dix beaux millions solides.

— Et que voulez-vous que cela me fasse ?

— C’est une puissance l’argent et ce n’est pas tous les jours qu’une jeune fille peut trouver un parti semblable.

— Avez-vous l’intention de me faire épouser ce rustaud ?

— Qui te parle de l’épouser. Je ne te demande que de le recevoir et de te montrer aimable envers lui.

Pour en finir avec ce sujet qui l’ennuyait et l’agaçait, Julienne consentit à subir la visite du jeune millionnaire.

Enchanté, Me Gosselin frotta l’une contre l’autre ses deux larges mains.

— Je te dis qu’il est charmant. D’ailleurs, tu jugeras par toi-même.

— Papa, voulez-vous me parler d’autre chose. Vous me donnez sur les nerfs avec votre client.

Quand elle se fut retirée à sa chambre, elle regretta d’avoir acquiescé au désir de son père. Toutefois, un sentiment de curiosité atténuait ce que comportait de désagréable la perspective d’un tête à tête avec cet habitant mal dégrossi. Elle se promettait de se montrer tellement désagréable que jamais plus la tentation ne lui viendrait de renouveler l’aventure. A-t-on idée de s’imposer ainsi chez les gens, de s’insinuer dans un milieu qui n’est pas le sien ; tout cela parce qu’un beau jour un oncle célibataire a la mauvaise idée de vous léguer ses millions.

Ce qui la choquait le plus c’était de constater que son père, pourtant un homme d’une intelligence supérieure, avait donné dans le traquenard et s’était prêté au manège de ce jeune nouveau riche.

Elle en dormit mal.

Toute la nuit, André Dumas la poursuivit. Elle lui prêtait une figure d’homme des tavernes, des traits de brute, une voix d’idiot, et un air hébété. Aussi fut-elle des plus surprise quand le surlendemain soir, elle vit, donnant le bras à son père, un jeune homme pénétrer chez elle, qui ne ressemblait nullement à l’épouvantail de son cauchemar.

Il était vêtu simplement, sans mauvais goût, et paraissait très à son aise dans le salon. Il n’était ni gauche ni empêtré.

De ce qu’il ne ressemblait pas à l’image qu’elle s’était faite de lui augmenta son antipathie. Et cette antipathie évolua en haine. Elle le détesta sur le champ. Pourquoi ? Pour bien des raisons obscures qu’elle ressentait plutôt qu’elle n’analysait. D’abord elle lui en voulait de cette richesse qui le rendait son supérieur à elle, surtout à une époque où seule l’aristocratie de l’argent tient le haut du pavé. Elle lui en voulait de ne pas s’être troublé en l’apercevant, de ne lui avoir pas rendu cet hommage indirect. Mais elle lui en voulait surtout de ce qu’elle-même ne pouvait s’empêcher dans son fort intérieur, de le trouver bel homme.

À table, elle remarqua qu’il se tenait bien et savait manger. Et son animosité s’accrut de cette constatation.

Il ne lui accordait presque pas d’attention. Il se contentait de répondre aux questions qu’on lui posait. De temps à autre cependant, il lui lançait, à la dérobée, un regard rapide et furtif qui la détaillait.

Il en conclut que son père n’avait pas dépassé les bornes de la vérité en lui parlant d’elle avec admiration.

La demeure de Monsieur Gosselin était juchée presque sur le sommet de la montagne dans un boulevard de Westmount. Elle était cossue, avec un brin de prétention qui reflétait le caractère de son possesseur.

Dans le salon cependant, rien ne péchait contre les règles de l’art. Le style de la pièce n’en excluait pas le confort. Il y régnait une atmosphère d’intimité que les lampes à pieds surmontées d’abat-jour aux couleurs effacées accentuaient. Dans un angle un piano à queue ainsi qu’un harpe, révélaient les goûts artistiques de son occupante. Un petit secrétaire, surmonté de bibelots, des statuettes sur les meubles, des estampes à la muraille donnaient un cachet de discrétion et d’art tout à la fois.

Pour se montrer aimable André demanda :

— Vous faites du piano, Mademoiselle ?

— Oh si peu, ça ne vaut pas la peine.

— Pourtant votre père m’a vanté vos talents de musicienne.

La jeune fille jeta un regard courroucé à l’auteur de ses jours, puis souriante se contenta de dire.

— Et si je vous disais qu’il a raison.

— Je vous répondrais que vous avez tort.

— Eh bien ! je trouve qu’il a raison et n’admets pas avoir tort… Ainsi, vous ne voulez pas faire de musique pour nous ?

— Si cela peut vous intéresser, je veux bien.

— Si cela ne m’intéresserait pas, je ne vous le demanderais pas.

— Et bien, soit ! Si vos oreilles sont écorchées vous l’aurez voulu.

— Je ne crois pas que cela arrive.

La jeune fille s’installa au piano et interpréta le Carnaval de Vienne de Schumann.

Son jeu possédait une vigueur et une netteté étonnantes. Par contre, elle n’y mettait que très peu d’âme.

Le jeune homme la félicita. Elle rougit sous ses compliments.

Si André Dumas s’était ennuyé pendant la soirée, personne n’aurait pu le dire. L’expression de son visage ne changea pas une seule seconde et il s’intéressa aux propos du père comme à ceux de la jeune fille, du moins en apparence.

Quant à Julienne, une fois qu’il fut parti, elle ne put chasser son souvenir de sa tête. Elle le détesta davantage.

Maintenant, elle était sûre qu’elle le détestait ; elle cherchait en elle-même un moyen de l’humilier, et cela dès la première occasion propice.

Elle savait qu’il reviendrait. Son père voulait qu’il revienne et elle le connaissait suffisamment pour savoir que ses désirs devenaient tous réalités.

Comme pour lui donner raison, dès le lendemain elle reçut une invitation à souper. Elle acquiesça.

Vêtu d’un tuxedo qui l’avantageait, André arrêta chez elle. Elle fut forcé de le trouver beau. Il la conduisit dans un hôtel chic de l’ouest de la ville et se comporta avec une discrétion et une aisance qui auraient pu faire croire, si l’on n’avait connu ses antécédents, que jusqu’alors il avait sacrifié ses jours aux obligations de la vie mondaine.

Julienne Gosselin montait très bien à cheval. C’était l’un de ses sports préférés et vraiment elle y excellait.

Pendant le dîner une idée lui vint.

— Montez-vous à cheval. Monsieur Dumas ?

— Un peu.

— Êtes-vous libre dimanche ?

— Je n’ai aucun engagement. Je ne connais personne à Montréal.

— Si je vous invitais à faire une promenade sur la montagne, accepteriez-vous ?

— J’aurais mauvaise grâce à refuser. Mais il y a un empêchement grave, je n’ai pas de cheval.

— Je vous en trouverai un. Il y a une écurie de louage à la Côte des Neiges où l’on garde de superbes bêtes…

— Alors, c’est entendu, je vous accompagne.

— Cela ne vous ferait rien que j’invite des amis ?

— Cela me ferait plaisir, au contraire.

— J’ai mon affaire, pensa-t-elle…

Avec un art machiavélique, elle organisa le « party ». Elle s’arrangea avec le propriétaire de l’écurie pour que ce dernier fournisse à André Dumas la monture la plus vicieuse et la plus rétive de son écurie. Puis elle invita quelques unes de ses amies pour que l’humiliation qu’elle méditait fut plus grande.

Au jour dit, vers deux heures, le groupe qui se composait de cinq personnes ; Julienne, trois de ses amis et André Dumas, se rendit en taxi à la Côte des Neiges.

Les chevaux sellés, ils y montèrent, et s’engagèrent immédiatement dans la montagne.

Les bêtes allaient au pas.

André remarqua que celle qu’il montait était fringante et manifestait des signes de nervosité. Les genoux serrés fortement, il s’appliquait à se bien tenir en selle. Une fois arrivé au sommet, le groupe s’arrêta.

Près de l’endroit où est construite la glissoire se trouve un champ d’équitation avec tous les obstacles que les coureurs aiment à franchir.

Julienne piqua son cheval ; celui-ci s’élança sur la piste et d’un bond, comme se jouant, franchit la première barrière.

Elle revint à son point de départ, et après un clin d’œil furtif à ses compagnes.

— Monsieur Dumas, pouvez-vous en taire autant ?

Il ne répondit rien.

— Voyons, Monsieur Dumas, ce qu’une jeune fille de la ville peut faire, vous ne pouvez l’accomplir ?

André avait souvent dompté des poulains et pratiqué longtemps l’équitation. Mais du premier coup franchir un obstacle un peu élevé avec une bête qu’il ne connaissait pas, lui parut téméraire…

Par bravade, il cravacha son cheval et s’élança à son tour. Il commanda de sauter, mais s’arc-boutant sur ses deux jambes de devant, l’animal s’arrêta brusquement désarçonnant son cavalier qui alla s’abîmer la figure sur le sable graveleux.

À peine était-il par terre qu’il entendit fuser des rires joyeux et cristallins autour de lui.

Il flaira tout le complot.

— Ah ! ah ! se dit-il… je vais vous faire rire jaune ! Il demeura donc sur le sol, étendu, immobile, comme privé de connaissance.

Les rires s’éteignirent subitement pour faire place à un silence tout de stupeur.

Le sang qui s’échappait en filet mince d’une égratignure au front, lui marbrait le visage.

Il entendit une voix qu’il connaissait celle-là dire :

— C’est de ma faute aussi, je n’aurais pas dû lui faire donner ce cheval. Il est presque impossible à monter.

Il réprima l’envie qu’il avait de sourire et sentit sur ses joues la caresse de deux mains tièdes.

— Monsieur Dumas, Monsieur Dumas.

Il jugea la comédie suffisante, ouvrit un œil et se souleva sur son séant avec effort.

De ses mains en avant, il avait amorti le choc de la chute : les seuls vestiges qu’il en gardait, outre l’égratignure insignifiante du front, étaient ses mains ensanglantées aux cailloux du sentier. À l’aide de son mouchoir il s’épongea le front et impassible, comme si l’accident n’était pas survenu, il demanda son cheval. On le lui amena. Il le saisit par la bride, mit un pied dans l’étrier et sauta en selle.

Le cheval se cabra.

Il lui laboura les flancs de ses éperons, et au bout de quelques minutes de ce manège, réussit à s’en rendre maître tout à fait.

— Maintenant, il va sauter cria-t-il, et avant même que les protestations ne s’élèvent, il s’était élancé et avait enlevé l’obstacle.

Les jeunes filles le considérèrent avec admiration et cette aventure au lieu de le desservir en fit, dans les salons où l’on commenta l’événement, une sorte de héros digne de figurer dans les vues animées américaines.