Éditions Édouard Garand (56p. 15-16).

VII

Partisan zélé, de la nécessité, dans toutes les sphères de l’activité humaine, d’une publicité intensive, convaincu que la réclame, cette déesse aux cent voix, rend à ceux qui savent en user des services incommensurables, Me  Pierre Gosselin ne pouvait laisser passer une occasion comme celle qui venait de s’offrir devant lui, sans en profiter. Par l’entremise de la presse son nom serait répandu dans toutes les demeures, et pourvu qu’il sache corser son histoire de détails piquants, il courait chance que la nouvelle, communiquée aux journaux de Montréal, soit transmise par la presse associée et la presse canadienne aux diverses publications du Canada et des États-Unis.

Il invita donc, un soir, à souper chez lui, les reporters judiciaires de la métropole qu’il connaissait plus particulièrement, et les allécha en leur laissant entendre qu’il avait pour eux une nouvelle extraordinairement palpitante d’intérêt.

Le résultat dépassa ses prévisions. Dès le lendemain, les journaux annoncèrent qu’un jeune homme de la campagne, M. André Dumas, venait d’hériter d’un de ses oncles, de la somme de dix millions de dollars. Des détails, fournis par Me  Gosselin lui-même, le procureur de Dumas, sur l’origine de cette fortune colossale suivaient, qui ne manquaient pas d’intérêt.

L’oncle en question, un espèce d’aventurier, instruit cependant puisqu’il avait terminé ses études classiques au collège de St X…… avait amassé tout cet argent au Yukon. On racontait les difficultés qu’il dut surmonter, la misère qu’il dut endurer pour atteindre ce résultat. On laissait même entendre qu’il y avait quelque chose de mystérieux au fond de l’histoire, qui n’avait jamais été éclaircie.

Cette nouvelle ne manqua pas d’être lue avec attention. Nombreux furent les jeunes gens qui, levant les yeux de leur journal, envièrent le sort du légataire et se laissèrent aller à la construction de superbes châteaux dans une Espagne imaginaire, en rêvant un instant que pareille aubaine leur arrivait. Quant aux jeunes filles, elles ne furent pas moins nombreuses, qui parèrent le héros de l’article de toutes les qualités du Prince Charmant. D’aucunes même passèrent de longues heures devant leur miroir étudiant leurs traits pour voir si le charme qui en émanait pourrait capter le cœur du jeune millionnaire. Mais, nulle personne ne fut plus intéressée qu’une jeune fille de dix-neuf ans à peine qui vivait seule avec sa mère dans une maison pauvre du nord de la ville, et un jeune homme tenancier d’un « blind pig » du Red Light.

La jeune fille s’appelait Annette. Sous des dehors fragiles, elle possédait une grande énergie et savait vouloir ce qu’elle voulait. Dans son enfance, des espoirs l’avaient bercée. Elle avait envisagé le jour où elle serait une créature choyée entre les créatures, et ses moindres désirs à peine formulés deviendraient des réalités.

Une lettre que sa mère reçut un jour d’automne, suivie d’une brève dépêche, anéantit tout d’un coup ses beaux rêves. Il y avait sept ans de cela, elle avait alors treize ans. Les yeux de la mère qui s’étaient durcis lors de la lecture de la lettre, s’emplirent de larmes à celle du télégramme. Et le frère, le grand frère de seize ans, qui projetait de devenir un jour médecin, et un médecin célèbre, crispa le poing et le brandit vers un ennemi imaginaire.

— Cela me prendra toute la vie, dit-il, mais je l’aurai, lui ou un autre. Notre fortune, maman, nous l’aurons, et tu ne pleureras plus. Et toi, ma petite Annette, ajouta-t-il, en caressant la joue de l’enfant, tu auras de belles robes, de beaux bijoux.

Depuis, des années ont passé, des années de misère. Le frère a disparu sans laisser de ses nouvelles. La mère dut aller en journées jusqu’à ce qu’Annette, un peu plus grande, fut en mesure de prendre sur ses frêles épaules le fardeau de la maison modeste qui les abritait. Elle travaillait dans une manufacture de chapeaux à confectionner ces minuscules ornements, ces fleurs artificielles qui agrémentent la coiffure de nos élégantes. Jamais, elle n’eut un mot de désespoir. Elle ne maudit jamais le sort. Elle espérait… Elle savait son frère opiniâtre et volontaire. Il était parti mais il reviendrait.

Voilà que tout d’un coup surgissait devant elle le nom de l’être qui les avait frustrés de leur bonheur. Voilà que lui apparaissait, sous les traits d’un jeune homme, à l’air distrait et rêveur celui qui bénéficiait de leur bien à eux, à sa mère, à son frère, à elle-même. Avec cet argent il noçait peut-être ! Une idée lui vint, qu’elle eut hâte de mettre à exécution le lendemain matin.

Et pendant que la lecture des journaux l’enfiévrait, un autre, un jeune homme de vingt-quatre ans, tenait un conciliabule dans un coin du débit clandestin qu’il exploitait.

La pièce où il se trouvait était très grande. Elle occupait tout le premier plancher du « flat ». Elle était encombrée de tables et de chaises.

À cette heure, on n’était qu’à la fin de l’après-midi, elle était vide de clients. Il n’y avait que quatre personnes qui discutaient avec animation. Celui qui semblait le chef, le jeune homme tantôt, portait écrit sur sa figure une détermination froide et calculée. C’était un homme grand et maigre. On l’écoutait avec attention. Les coudes appuyés sur la table, il regardait droit dans les yeux, chacun de ses compagnons, à tour de rôle.

De son nom de guerre, il s’appelait Pit Lemieux. Intelligent, rusé, il avait déjoué toutes les tentatives de la police qui jusqu’alors n’avait réussi aucune cause contre lui. On savait son repère le rendez-vous des cambrioleurs et des bandits, comme on savait qu’il était demeuré et qu’il demeurerait étranger à tous leurs exploits.

Il jouissait parmi ces gens d’une popularité et d’une influence extraordinaires. Arrivait-il une chicane entre eux, il se levait et, en mettant simplement la main sur l’épaule du plus belliqueux, réussissait à le ramener à la raison. On savait que son existence cachait un mystère. Peu expansif, il n’avait jamais rien raconté de ses antécédents, comme il n’avait jamais fait part à quiconque de ses projets d’avenir.

— Toi, Ernest, es-tu prêt à faire ce que je vais te demander ? dit-il, s’adressant au plus âgé des trois hommes.

— Je suis prêt à tout.

— As-tu quelqu’un à faire disparaître ? Dis-moi qui… Dans deux semaines tu n’entendras plus parler.

— Je ne te demande pas tant que cela. Tu es prêt ! c’est entendu ?

— Et toi John ! Et toi Chicoyne ?

— Tout ce que tu voudras.

— Je ne te demande pas tant que cela. Tu musais à écouter le gramophone reproduire l’air de la Tosca que chante Caruso.

— Sers-nous donc à boire, Irma ! Tous ces messieurs commencent à avoir le gosier sec.

La jeune fille les servit. Ils absorbèrent quelques libations et l’un après l’autre se retirèrent après avoir prononcé la même phrase, quasi sacramentelle :

— Compte sur moi !

Ce que méditait Pit Lemieux ? Il ne le savait pas encore lui-même. Cette nouvelle était trop brusque pour qu’il ait songé au moyen d’en tirer parti.