Éditions Document 47 (p. 99-122).

V

Il était à peine sorti du tambour tournant du grand restaurant des Champs-Élysées, que Neyrac vit s’incliner devant lui le maître d’hôtel.

— Vous êtes seul, Inspecteur. Tenez, voulez-vous venir par ici ; j’ai une petite table qui fera très bien votre affaire.

Le policier allait le suivre, quand, derrière lui, éclata une voix joyeuse de femme.

— Mais c’est Neyrac !

Il se retourna et reconnut à une table proche Marion Hérelle, la reporter du grand hebdomadaire « Mondial ». C’était une jolie fille, bien en chair, rose et brune, dont les yeux pétillaient d’esprit et dont le sourire n’abandonnait les lèvres que pour faire place au rire. Elle agitait sa main dans la direction de l’inspecteur.

— Mon petit Neyrac, asseyez-vous donc à notre table Vous allez vous ennuyer tout seul.

Neyrac saisit la main qu’elle lui tendait.

— Avec plaisir, ma chère. Si diable je m’attendais à vous trouver ici.

— Que voulez-vous. Le patron est en veine de générosité. Et puis, j’ai appris à me servir des notes de frais.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

Les serveurs s’empressaient, ajoutaient un couvert, apportaient une chaise.

Marion désignait un garçon mince, nerveux, jeune mais déjà marqué par la calvitie, avec un visage curieusement tourmenté, qui était assis à sa table.

— Vous connaissez Jean Masson, mon co-équipier, un grand photographe.

Jean Masson se levait à moitié, serrait la main de l’inspecteur.

— Le plus grand, ajouta-t-il.

— Bien sûr, nous nous connaissons. Comment allez-vous ?

Neyrac s’asseyait. Il aimait assez bavarder avec des journalistes et, parmi ceux qu’il fréquentait, Marion Hérelle était une de ses préférées. Le bagout, l’entrain de cette fille intelligente lui plaisaient.

— Alors, fit-il, vous faites équipe ensemble maintenant ?

— Depuis bientôt six mois.

— Amoureux ?

Marion éclata de rire.

— Certes non. Ah ! si vous saviez, mon cher, combien plus agréable est l’amitié qui lie dans le travail le reporter et son photographe ! Tenez, Jean et moi, nous faisons le meilleur ménage du monde ; et je sais très bien que Jean est amoureux, mais d’une autre femme.

— Je t’en prie, Marion, fit Jean Masson.

— Pourquoi ne pas le dire ? Il n’y a pas de honte à cela. N’est-ce pas, Neyrac ?

— Certainement pas, chère amie. Mais vous-même ?

— Oh ! moi, si vous croyez que j’ai le temps de penser à l’amour avec tout le travail que j’ai.

— Vraiment. Tant de travail ?

— Un peu de votre faute.

— Comment de ma faute ?

— Eh ! oui. On vous donne un beau crime, une affaire splendide, l’assassinat d’une des May Sisters. Et hop, en un coup de cuiller à pot, vous l’escamotez. Le jour même, vous arrêtez le coupable.

— Et alors ? Cela ne vous donne-t-il pas un beau papier ?

— Trop court, mon cher, beaucoup trop court Il aurait fallu des péripéties, des fausses pistes, des imbroglios. À cause de vous, je suis obligée de broder, de tirer à la ligne. C’est la barbe.

Neyrac sourit.

— J’espère faire mieux la prochaine fois. Mais aussi quelle tarentule a piqué votre hebdomadaire de traiter des affaires policières qui, jusqu’ici étaient l’apanage des quotidiens.

Jean Masson intervint.

— C’est que cela peut fournir de belles photos.

— De belles photos, s’étonna Neyrac. Je ne vois pas très bien.

Mais Marion Hérelle reprit la parole.

— C’est que vous ne connaissez pas très bien Jean Masson. Voici un garçon dont son père voulait faire un pharmacien ; mais lui aimait la peinture. Alors, il est devenu photographe.

— Pourquoi pas peintre ? fit Neyrac.

— Parce qu’il est maladroit de ses dix doigts, qu’il n’a jamais pu tenir un pinceau. Tandis que la photographie, ça touche à la chimie, la chimie à la pharmacie. Mais ça touche aussi à la peinture. Vous saisissez le rapport.

— Ne la croyez pas, supplia le photographe. D’abord, j’ai fait de la peinture ; j’ai même exposé.

Marion lui coupa la parole.

— Parlons-en de ton exposition : des toiles qu’on ne savait pas dans quel sens regarder. Car monsieur est un fauve, mon cher, un ultra-fauve.

— Je commence à comprendre pourquoi les photos de criminels l’intéressent, dit Neyrac.

— Il est vrai qu’elles peuvent être passionnantes. Tenez, pour la première page de « Mondial » de cette semaine, j’ai réussi un gros plan de votre Savelli tout à fait épatant.

Marion concéda :

— C’est vrai. Il faut dire ce qui est. Pour une photo au poil, c’est une photo au poil.

— Je l’ai prise à l’identité judiciaire en pleine crise de fureur de l’inculpé. Il y avait là deux ou trois confrères, Gaston Paris, Serge Brodsky. Leur présence l’a mis dans une colère noire. Vous le connaissez. Il est violent. À aucun prix, il ne voulait qu’on le prenne. Il s’est même jeté sur le petit Papillon… vous savez, celui qui ressemble à un pâtre grec et qui est toujours là pour recevoir des coups quand il y a à en prendre. Les agents ont voulu le retenir. Mais Savelli est costaud. Il les a entraînés. Ah ! cela a fait une belle bagarre. C’est juste à ce moment-là que j’ai pu prendre mon cliché.

— Et Papillon ?

— Papillon ? intervint Marion… Il arbore un œil au beurre noir et son Rollefleix est en pièces détachées.

Neyrac tapotait la nappe avec la lame de son couteau.

— Et c’est cette photo de Savelli que vous avez l’intention de passer en couverture ?

— Un agrandissement, oui.

Neyrac se renversa sur sa chaise, alluma une cigarette.

— Eh ! bien, à votre place, j’attendrais encore un peu.

Marion Hérelle redevint subitement sérieuse.

— Pourquoi ? Savelli est cependant l’assassin.

— Peut-être, fit Neyrac en suivant des yeux les ronds de sa fumée.

— Comment, vous n’en êtes pas certain ?

— Je ne sais pas.

— Mais enfin ?

Neyrac posa sa main sur la main de la journaliste.

— Je voudrais vous dire quelque chose, mais j’aimerais que cela ne sortît pas d’entre nous. D’ailleurs vos lecteurs ne comprendraient pas.

— Merci pour eux.

— Ce n’est du reste qu’une impression… une sorte de scrupule. Je connais assez bien les gars du type Savelli. Un crime n’est pas pour les effrayer. Mais ils ne tuent pas comme cela. Ce ventre ouvert, ces seins tailladés, c’est la signature d’un autre genre de criminels.

— Un sadique, fit Marion.

— Exactement. Et cela ne facilite pas mon enquête. Car le sadique est un être qui agit sous l’impulsion d’un refoulement, d’un sentiment longtemps bridé et qui, tout d’un coup, l’emporte sous la contrainte. Un sadique, cela peut être un monsieur très bien, possédant tous les signes extérieurs de l’honorabilité. Il peut mener une vie très rangée, très calme. Et puis, un soir, il suivra une pauvre fille sans défense, comme cette petite Ruby, et ses sentiments monstrueux se déchaîneront. Mais sa crise passée, il redeviendra un être normal, qui sait ? un bon père de famille. Allez donc le retrouver !

— Ainsi vous pensez…

— Je suis troublé, voilà tout. Je ne vois pas Savelli dans ce rôle d’éventreur.

— Mais c’est très intéressant ce que vous dites-là.

— C’est bien pour cela qu’il ne faut pas le confier à vos lecteurs.

Jean Masson demanda :

— Mais alors, pourquoi avoir arrêté Savelli ?

L’inspecteur secoua la cendre de sa cigarette.

— Naïf enfant. Croyez-moi, pour la sécurité publique, Savelli est aussi bien en prison qu’en liberté. Ensuite, il m’a donné un faux alibi : il a donc quelque chose à se reprocher et j’ai bien le droit de chercher à savoir quoi. C’est même mon devoir. Et puis il y a eu certainement quelque chose entre Ruby et lui. J’aime autant l’avoir sous la main, d’autant que le bonhomme est habile à s’escamoter lui-même.

Le maître d’hôtel s’approcha à pas feutrés, se pencha sur l’épaule de Neyrac.

— Monsieur l’inspecteur, on vous demande au téléphone.

— J’y vais.

Neyrac se leva.

— Vous m’excusez.

— Je vous en prie

Quand il se fut éloigné, Jean Masson demanda :

— Qu’en penses-tu, Marion ?

— Je me méfie un peu de Neyrac. C’est un brave type, mais il ne déteste pas faire des blagues.

— Celle-ci serait sinistre.

— Pourquoi ? À cause de Ruby ?

— Non, à cause de ma photo.

— Ne t’en fais pas. De toutes façons, elle reste bonne. Tu as contretypé les photos de Ruby ?

— Oui ; elles sont bien venues. Tu sais, celle où…

Mais le policier revenait. Il s’assit.

— Eh ! bien, mes enfants, votre couverture est fichue.

— Pourquoi cela ? Il y a du nouveau ?

— On vient de trouver Liliane Savelli, l’autre May Sisters, assassinée chez elle. Et comme Ruby. En plus horrible même. Non seulement on l’a éventrée, mais on lui a coupé les seins. Voilà.

Marion et Jean se regardèrent.

— Ah ça !

— En effet, reprit Neyrac, vous pouvez le dire : ah ça ! En attendant, une déduction s’impose : Savelli n’est pas l’assassin.

— Vous aviez raison.

— Je n’en suis pas plus fier.

— Vous montez rue Clauzel ?

— À l’instant. Je vais retrouver Chancerel. C’est lui qui m’a téléphoné. Je lui avais dit où je déjeunais.

Jean Masson proposa :

— J’ai ma voiture. Je vous emmène si vous voulez.

— Alors partons, fit Neyrac.

Et comme Jean faisait signe au garçon, il le prévint.

— Non, non, laissez cela. Vous me désobligeriez.

Puis se tournant vers Marion.

— Que ça ne vous empêche pas de faire une note de frais.

— Vous voilà en passe de devenir un parfait reporter.

Les deux hommes revêtaient le manteau que la préposée au vestiaire leur tendait. Marion était restée assise. Elle ne paraissait pas disposée à les suivre.

— Eh ! bien, Marion, fit le photographe. L’inspecteur est pressé.

— Je n’ai rien à faire là-haut… pour le moment, répondit-elle. Filez sans moi. Je te retrouverai tout à l’heure au canard, Jean.

Jean ne parut pas étonné.

— Bon, fit-il simplement.

Il est rare dans ces surprenantes équipes que forment le reporter et le photographe qu’ils se séparent et on les voit généralement toujours ensemble. Travail curieux d’ailleurs que le leur qui exige d’eux une communion d’idée s’établissant sans qu’aucun mot ne soit prononcé, une camaraderie basée sur une absolue confiance réciproque et une sorte d’abnégation interdisant à l’un de se mettre en valeur au détriment de l’autre. Ce n’est souvent qu’après bien des tâtonnements, des essais, des séparations qu’arrive à se constituer ce duo de l’actualité, sans qu’aient à intervenir les considérations de talent ou de métier. Tel fera très bien avec l’un qui n’obtiendra rien de bon avec l’autre. C’est d’ailleurs pourquoi il ne doit y avoir rien de trouble dans leurs relations et pourquoi, quand l’un des partenaires est une femme, l’amour doit être absolument banni de leur couple.

Jean Masson avait pour Marion Hérelle non seulement la plus fraternelle amitié, mais aussi l’estime la plus confiante. Il savait que derrière son beau front se cachait la pensée la plus froide, la plus lucide qu’on puisse imaginer et que sa perpétuelle gaieté n’était que l’expression du jeu très libre de son intelligence.

C’était toujours elle qui prenait les décisions et, depuis qu’ils travaillaient ensemble, le photographe avait appris que les aventures les plus audacieuses n’étaient pas pour l’effrayer. Lui non plus n’était pas poltron. Quand il ne comprenait pas tout de suite les raisons d’une détermination de Marion, il avait pris son parti de ne rien demander.

Il rejoignit donc en hâte l’inspecteur qui l’attendait près de la porte.

Demeurée seule, Marion commanda un second verre de fine qu’elle prit le temps de savourer à petits coups tout en réfléchissant. Puis elle partit à son tour. Et quand le groom fit pour elle tourner le tambour de la porte, elle lui adressa le sourire de quelqu’un qui n’est pas mécontent de soi.

 

Il y avait trois jours que le double assassinat des May Sisters occupait la vedette dans les journaux. Trois jours que les journaux du matin étalaient à ce sujet des titres sur trois colonnes et les journaux du soir sur sept. Il y avait même, à l’intérieur, un entrefilet régulier dans « l’Age », le grave quotidien qui n’ouvrait ses chroniques et ses rubriques qu’à la vie politique, littéraire et économique.

Montmartre vivait sous la terreur. Les filles surtout étaient épouvantées. Beaucoup n’osaient plus sortir de chez elles, avaient renoncé à leurs promenades professionnelles. Les autres appelaient un agent quand un inconnu les abordait.

— Ça devait arriver, plaisantait un voyou. Les poules font signe aux poulets.

Les hommes crânaient. L’éventreur inconnu ne s’était attaqué qu’à deux femmes.

Cependant, le soir, les cafés et les bars regorgeaient de clientèle. Le crime exerce sur le public une sorte d’attraction. On venait voir l’hôtel où les danseuses avaient été éventrées, et puis on allait se remettre de cette émotion gratuite en buvant un verre dans un des bars voisins. Et l’on restait jusqu’à l’aube. Les dancings et les boîtes refusaient du monde. Les affaires étaient prospères, mais on n’était pas tranquille. La Mort rôdait par là, la Mort faisait le trottoir.

Dans un petit bar tout en longueur, une fille se lamentait.

— Vous avez vu. C’est dans le journal. Il lui a coupé les seins…

Elle prenait sa gorge dans ses mains.

— J’ai les foies. Je ne veux pas qu’il me les coupe.

— Qu’est-ce que cela peut te fiche, puisqu’il t’aura crevée avant.

— Tais-toi donc. Tu vas me porter la poisse.

Une vieille marmonnait :

— De mon temps, ça n’arrivait pas des choses comme cela. Il y avait une police.

Sous son calme apparent, Neyrac s’énervait. L’enquête piétinait.

C’était Eleanor, la danseuse américaine, qui avait découvert le second crime. Elle s’était prise de pitié pour Liliane dont elle avait deviné le désespoir. Elle n’avait jamais aimé ; la passion farouche dont Liliane avait témoigné pour Tonio l’avait d’autant plus émue. Elle avait voulu faire part à sa voisine de sa compassion, lui offrir son aide. Comme personne ne répondait aux coups qu’elle frappa à la porte, elle s’était décidée à entrer. Tout de suite, elle avait aperçu le cadavre sanglant, en travers du lit.

C’était tout ce qu’elle avait pu raconter à Neyrac.

Madame Amandine avait fourni un peu plus de détails.

— Je ne dormais pas. Avec les émotions du matin, ça se comprend, n’est-ce pas ? Sur le coup de deux heures, j’ai entendu Liliane rentrer. Elle était avec un homme.

— Comment avez-vous su que c’était Liliane Savelli, et non une autre locataire ?

— J’avais laissé la porte entrebâillée

— Pourquoi ?

— Il y avait des agents dans la rue. Si j’avais vu entrer quelqu’un d’étranger à l’hôtel, je les aurais appelés par la fenêtre.

— Vous êtes sûre que c’était Liliane ?

— Je l’ai reconnue à son manteau d’agneau blanc. Il n’y a qu’elle qui en a un comme cela dans la maison.

— Vous faisiez le guet ?

— Non. De mon lit, je peux voir dans l’entrée.

— Et l’homme, comment était-il ?

— Je n’ai pas pu le regarder à mon aise. Liliane était devant ma porte quand il est passé. C’était un homme comme tous les hommes.

— Grand ? Petit ?

— Je n’en sais rien.

— Pourquoi n’avez-vous pas averti la police puisque c’est ce que vous vouliez faire ?

— J’ai eu peur d’être ridicule. Au bout d’un moment, je me suis levée, j’ai mis mon peignoir, je suis montée au premier étage.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas trop. Une idée comme cela. Je n’étais pas tranquille.

— Vous n’avez rien remarqué au cours de cette ronde ?

— Tout était calme. C’était même étonnant qu’il n’y en ait pas eu à se disputer comme chaque nuit. Je suis rentrée chez moi.

— Y avait-il de la lumière chez Liliane ? Vous auriez pu le voir sous la porte.

— Je n’ai pas fait attention. Je ne crois pas.

— Vous n’avez pas entendu de bruit chez elle ?

— Aucun.

— L’homme, à ce moment-là, était-il encore avec elle ?

— Oui.

— Comment les avez-vous ?

— Je l’ai entendu partir un peu avant le jour.

— Votre porte était toujours entrebâillée ?

— Oui.

— Vous avez vu l’homme quand il est passé devant votre logement ?

— Mal. Il allait vite. Je n’ai entrevu que sa silhouette.

— Est-ce tout ce que vous avez à déclarer ?

— C’est tout. Le matin, j’ai été chez mon pharmacien comme d’habitude. Je n’ai appris l’assassinat que l’après-midi par des gens qui en parlaient. Je suis revenue aussitôt. Et j’ai vu la foule.

Les deux agents de service devant l’hôtel Minerva n’apportèrent guère plus de précisions : Liliane était rentrée seule, ils l’avaient remarquée. Sans doute elle avait dû ressortir. Mais ils ne l’avaient pas vue.

L’inspecteur les tança d’importance parce qu’ils n’étaient pas demeurés à proximité de la porte.

Un fait cependant retint l’attention de l’inspecteur : la disparition de Max. Depuis le moment où il avait découvert le cadavre de Ruby, le Martiniquais n’avait plus été vu.

Neyrac fit ouvrir la porte de sa chambre. On ne trouva qu’un pyjama, des objets de toilette, des pipes près d’un pot à tabac à demi vide. Dans le tiroir de la table, il y avait des programmes de music-hall, un notamment du Casino de Paris, un petit calepin à couverture de cuir et aux feuilles vierges, un crayon à la mine soigneusement taillée.

Neyrac demanda à la police judiciaire de le rechercher, comme il lui avait demandé de rechercher Jean, l’ami de Ruby.

— Ce Jean peut avoir fait le coup, suggéra Chancerel. Liliane était au courant de sa liaison avec Ruby. Il a pu craindre qu’elle ne parlât.

Neyrac fit la moue.

— Il était bien tard pour agir. Elle avait déjà eu le temps de raconter ce qu’elle savait. Enfin, il ne faut rien négliger.

Il avait bien fallu relâcher Tonio, son innocence était trop évidente. Le Corse, plastronnant, était venu occuper la chambre de Liliane, et, poursuivant son enquête sur place, Neyrac se heurtait sans cesse à son sourire moqueur.

— Alors, faisait-il, on le tient cet assassin ?

— Ne crânez pas trop, Savelli, répondait Neyrac. Vous ne rigolerez peut-être pas tout le temps. D’ailleurs vous ne m’avez toujours pas dit où vous avez passé la nuit de l’assassinat de Ruby.

Tonio haussait les épaules.

— Broutilles, inspecteur, babioles. Pas une affaire digne de vous, ça.

Et étalant ses mains énormes devant lui :

— Soyez tranquille. Y a pas de sang là-dessus. Parole d’homme. C’est pas mon genre.

La mort tragique de sa femme ne semblait pas autrement l’émouvoir. Il ne trouvait quelque chagrin que devant les pastis que lui offraient avec ensemble les reporters de la presse vespérale auxquels il confiait d’invraisemblables histoires dont ils remplissaient, sous des titres sensationnels, leurs feuilles. Il n’en demeurait du reste rien le lendemain. Il finit par se perdre dans les nationalités qu’il prêta à la défunte, dans les généalogies plus ou moins princières qu’il lui attribua, dans les romans d’amour qu’il fabriqua pour leur usage. Neyrac était enchanté. Les journalistes, tout occupés de Tonio, n’étaient pas pendus à ses basques.

Bon nombre de locataires de l’hôtel Minerva étaient partis, pris de panique. L’inspecteur regrettait de ne plus rencontrer les deux belles filles, la blonde et la brune, qui avaient été les premières à fuir l’immeuble maudit.

Eleanor était restée, malgré les sourdes menaces que Tonio Savelli proférait entre ses dents chaque fois qu’il voyait celle à laquelle était due son arrestation. Mais il se savait discrètement, mais étroitement, surveillé. Il ne pouvait songer à disparaître. Le mieux pour lui était de se tenir tranquille, pour l’instant du moins.

Quelques-unes des chambres devenues vacantes avaient été occupées aussitôt par des personnages dont il était facile de deviner qu’ils n’étaient pas des artistes. Ils affectaient avec un grand sérieux de ne pas connaître l’inspecteur principal Neyrac. On voyait aussi passer dans la rue Clauzel des gens qui n’étaient pas du quartier. Et Tonio souriait en les croisant.

Il y en avait notamment un qui portait une trousse de plombier et qu’on rencontrait dans tous les petits bars des alentours.

— J’ai un robinet qui fuit, lui dit une fois Tonio. Vous ne pourriez pas venir voir cela ?

— Pas le temps, fit l’homme en vidant précipitamment son verre de vin blanc.

Et dix minutes après, Tonio, qui l’avait suivi, s’accouda froidement près de lui dans un autre bar. Il interpella à haute voix le patron.

— C’est drôle, patron, ce qu’il y a de mouches chez vous. C’est pourtant pas la saison.

Et le patron, en lui versant à boire, de répondre :

— C’est qu’il y a dans le quartier des charognes qui les attirent.

Les rapports multiples des inspecteurs s’amoncelaient sur le bureau de Neyrac, à la P. J. L’inspecteur principal les dépouillait avec soin, espérant toujours y découvrir un petit indice qui l’eût mis sur la piste.

Il venait de lire le dernier qui lui était parvenu et découragé, de le reposer sur sa table, quand le planton vint l’avertir que Marion Hérelle demandait à être reçue.

— Faites entrer, fit-il.

Derrière Marion, plus souriante que jamais, pénétra Jean Masson qui portait son appareil et une serviette de cuir.

— Bonne idée de venir me voir, dit Neyrac. Asseyez-vous donc.

— Vous avez du nouveau ? s’enquit la journaliste.

— Rien du tout. Et justement, je broyais un peu de noir. Alors ça me fait plaisir de vous regarder. On se reprend à espérer près de vous.

— Mieux peut-être que votre compliment ne veut le faire entendre.

— Vous avez appris quelque chose ?

— Peut-être.

— Et vous me l’apportez. Ça, c’est gentil.

— À charge de revanche.

— Bien entendu. Je suis beau joueur.

— Voilà. Il m’est venu une idée. Vous m’avez dit l’autre jour au restaurant que, pour vous, le crime ne pouvait pas être l’œuvre d’un criminel quelconque, mais seulement d’un sadique.

— Exact. Et je ne pensais pas avoir une confirmation aussi rapide de mon hypothèse.

— Les crimes de sadiques ne sont pas très nombreux.

— Heureusement.

— J’ai donc eu la curiosité de rechercher dans les collections les crimes de sadiques commis depuis un certain temps.

— Cela a dû vous demander des heures ?

— Non. Un confrère m’a introduite aux archives du « Petit Français ». Elles sont très complètes et très bien classées. Depuis vingt-cinq ans, il y a eu trois crimes de sadiques.

— Cela devient intéressant.

— Attendez. Les trois criminels ont été arrêtés.

— Une veine.

— L’un a été guillotiné.

— N’en parlons plus.

— Un autre s’est suicidé en prison.

— Paix à ses cendres !

— Quant au troisième, il bénéficia des circonstances atténuantes et ne fut condamné qu’à vingt ans de réclusion.

— C’est donné. Et alors ?

— Alors ?… Ah ! j’oubliais de vous dire que cette dernière affaire date d’il y a juste vingt ans.

Neyrac sursauta.

— Ainsi, sa peine purgée, le criminel serait aujourd’hui en liberté… et vous en avez déduit que…

— Pourquoi pas ?

— Ce serait invraisemblable ! Réfléchissez : aussitôt sorti de prison, votre homme n’aurait songé qu’à recommencer ?

— J’ai été à Sainte-Anne. J’ai vu le docteur Delfour, vous savez, le spécialiste…

— Oui, oui… alors ?

— Il m’a dit qu’il était très possible que la folie se réveille tout d’un coup chez un homme demeuré normal pendant vingt ans et détermine chez lui le même geste meurtrier.

— Et votre meurtrier était bien un sadique ?

— C’est-à-dire qu’il semble bien l’avoir été dans sa manière de tuer, mais il a pu être poussé par des mobiles qui n’avaient rien à faire avec la folie.

— Racontez-moi cela.

— Cet homme était marié. Il avait une maîtresse qu’il adorait. Cette maîtresse est devenue enceinte. A-t-il eu peur des complications qu’entraînait pour lui la venue d’un enfant ? On n’a pas pu élucider ce point. Toujours est-il qu’on l’a trouvé près du cadavre de son amie, une paire de ciseaux dans la main.

— C’est avec cela qu’il l’avait tuée ?

— Éventrée, comme Ruby.

— Mais qu’a-t-il dit pour sa défense ?

— Rien. Quand on l’a arrêté, il a voulu se donner la mort. On a pu l’en empêcher. Il s’est alors enfermé dans un mutisme complet dont il ne s’est départi ni à l’instruction ni à l’audience.

— Vous avez son nom ?

— Oui. Pierre Jaumes.

Neyrac tira à lui un bloc.

— Vous dites. Pierre Jaumes.

— J. A. U. M. E. S, épela Marion.

Neyrac appuya sur un bouton. Un inspecteur entra presque aussitôt. Neyrac lui tendit la fiche qu’il venait de rédiger.

— Tenez, Clément, montez donc au sommier voir ce qu’on a sur cet homme. C’est très urgent.

L’inspecteur sorti, Neyrac s’adressa à Jean Masson.

— Et vous, vous m’apportez aussi quelque chose ?

— Mais oui. Les photos de l’assassin, naturellement.

— C’est étonnant, admirable. Avoir la photo de l’assassin des May Sisters avant de savoir qui il est.

Jean Masson ouvrit sa serviette, en tira des photographies qu’il posa sur la table devant l’inspecteur.

— Elles ne sont peut-être pas très bonnes, mais elles pourront toujours vous servir.

— Je crois bien.

— Tenez. Voici l’homme en question, Pierre Jaumes, tel qu’il était à l’époque de son arrestation.

Neyrac, attentivement, examina le portrait.

— Il n’a cependant l’air ni d’un fou ni d’un criminel. Regardez ce front bien découvert sous les cheveux noirs, ces lèvres bien dessinées, ce regard droit.

Marion Hérelle intervint.

— D’après les renseignements que j’ai recueillis dans les journaux d’alors, Pierre Jaumes était un intellectuel. Né dans une famille très honorable — le père devait être, je crois, avoué en province — il commençait ses études de médecine en 1914 quand la guerre éclata. Il fut mobilisé. Après les hostilités, sa famille avait subi des revers de fortune. Son père était mort. Il dut gagner immédiatement sa vie. Il entra dans un institut de beauté.

— Notez, dit Neyrac, que les sadiques peuvent très bien être des intellectuels.

Puis, tirant à lui le portrait d’une jeune femme très jolie que lui tendait Jean Masson :

— Et ça, qui est-ce ?

— La victime.

— Jolie fille.

— Regardez bien, lui dit Marion Hérelle. Vous ne lui trouvez pas un air de ressemblance avec quelqu’un que vous connaissez ?

— Attendez… eu… non, je ne vois pas.

— Ruby Aubron.

— Ruby Aubron. Oui, peut-être. Il y a quelque chose. Mais êtes-vous certaine, chère amie, de ne pas vous hypnotiser sur l’analogie que vous voulez établir entre les deux affaires ?

— Je vous assure que la similitude est pour le moins curieuse.

Neyrac s’exclama :

— Dès qu’un journaliste voit un beau papier en perspective, il va, il va, il s’emballe. Bon gré, mal gré, il faut que les faits cadrent avec leur idée. La réalité est le plus souvent bien différente.

La porte donna passage à l’inspecteur Clément. Il tenait une feuille de papier à la main.

— Alors ? fit vivement Neyrac.

— Voilà, chef. Le nommé Pierre Jaumes, né à Fontenottes, département du Jura, le 17 avril 1896, condamné par la Cour d’Assises de la Seine le 5 juillet 1919 à vingt ans de réclusion pour meurtre sur la personne de la demoiselle Cartier Jeanne-Sophie, a été libéré le 24 février de cette année.

Neyrac sauta sur son fauteuil.

— Le 24 février. Vous êtes certain ?

— La fiche vient d’être complétée.

Marion triompha.

— Ruby Aubron a été assassinée le 27 février. Qu’en dites-vous, inspecteur ?