Éditions Document 47 (p. 57-80).

III

Max, en descendant l’escalier, bourrait sa pipe d’un mélange de tabac blond. Sur la troisième marche avant le rez-de-chaussée il s’arrêta pour approcher du fourneau la flamme de son briquet que ses paumes tenaient captive.

Ce fut alors qu’un hurlement éclata. Un hurlement, aigu, prolongé sur la même tonalité, et il sortait en haut du registre d’un gosier de femme.

Max leva les yeux qu’il avait fixés sur la flamme jaune. Dans le couloir, habillée pour sortir, son parapluie à la main, Madame Amandine se tenait debout, le dos appuyé au mur, juste en face de la porte de Ruby. C’est elle qui avait crié. Il ne semblait pas possible qu’elle fît un mouvement.

— Qu’il y a-t-il ? demanda Max en descendant les trois marches qui lui demeuraient à franchir.

Madame Amandine ne répondit pas. Mais de nouveau strida son affreux cri qui, cette fois, s’acheva dans une sorte de hoquet.

On entendit à tous les étages des portes s’ouvrir.

— Voyons, expliquez-vous, fit encore Max en pressant son grand pas.

Madame Amandine, les yeux exorbités, la bouche contractée, pointa seulement son parapluie dans la direction de la chambre de Ruby et articula difficilement :

— Là… là…

La porte de la chambre était grande ouverte. Max regarda.

Entièrement nu, le corps de Ruby était renversé sur le lit en désordre. Un bras relevé cachait la face et faisait saillir des seins juvéniles et fiers. Une large blessure déchirait le ventre. On distinguait confusément des chairs rouges et jaunes. Le sang couvrait le corps, et faisait de larges rigoles sur les seins entaillés sauvagement et sur les draps. Ce que du corps le sang n’avait pas pollué était blanc comme un pétale de camélia.

— Tonnerre ! fit Max sur le tuyau de sa pipe.

Il pénétra dans la chambre, s’approcha du lit. Il n’eut pas besoin de toucher le bras pour savoir qu’il n’y avait rien à faire. Ruby était morte.

Des mules tintaient rapidement dans l’escalier.

Deux têtes de femmes, l’une blonde, l’autre brune, les cheveux en désordre, se montrèrent entre le chambranle, se rejetèrent en arrière dans le même cri d’horreur, puis apparurent de nouveau. La curiosité était la plus forte.

C’était les deux belles filles qui avaient interpellé le petit Japonais au bagage perdu. Derrière elles se pressaient, cherchant à voir, d’autres femmes en pyjamas ou en peignoirs, des hommes dont les cheveux étaient embroussaillés. Ils interrogeaient, parlaient tous à la fois, se démenaient vainement.

— Qu’y a-t-il ?

— C’est une petite qui a été assassinée.

— Il faut appeler un médecin.

— On ne la connaissait pas.

— Au secours, au secours !

— Ne criez donc pas. Il n’y a rien à faire.

— C’est la partenaire de Liliane.

— La police ! La police !

— Tu ferais mieux de remonter te coucher.

C’est pas beau à voir.

— Ah ! la pauvre gosse !… Ce que c’est de nous tout de même.

— Il faut prévenir Liliane.

— C’est la première fois que ça arrive ici.

— Ferme donc ton peignoir, on voit que tu es à poil.

— Un médecin, vite, un médecin.

— Puisqu’on vous dit qu’elle est morte.

— Laissez-moi passer !

Max, plein d’autorité, lança :

— Que personne n’entre !

Puis, sur le téléphone même de Ruby, il composa le numéro 17 et parla à voix basse.

— Police ? Je vous préviens qu’un crime a été commis à l’hôtel Minerva, rue Clauzel. Une femme éventrée. Elle est morte.

Puis il raccrocha et vint, de son corps d’athlète, barrer la porte devant la cohue gémissante des locataires.

Madame Amandine n’avait pas bougé. Une femme sanglotait, affalée sur la rampe de l’escalier.

Un jeune homme dit :

— Liliane s’est trouvée mal. Elle est revenue à elle. Mais elle ne veut pas descendre.

— Je comprends cela, fit la belle blonde ; c’est l’autre « May Sisters ».

D’un coup de freins brusque, le car de police stoppa devant la porte.

Deux agents surgirent, écartèrent les gens sans ménagement.

— Dégageons ! Dégageons !

Derrière eux, parut le brigadier, puis trois hommes en civil.

Un autre agent se mit en travers de la porte d’entrée.

Le brigadier fit reculer encore les locataires. Une femme piailla.

Les trois policiers en civil se dirigèrent rapidement vers la chambre. Max s’effaça devant eux.

— C’est vous qui avez découvert le corps ? lui demanda le premier.

— C’est moi.

— Vous resterez ici à ma disposition.

— Parfaitement.

Les trois hommes entrèrent.

Le premier, d’un rapide coup d’œil, embrassa la chambre, le cadavre.

— Alertez la P. J., ordonna-t-il brièvement. Ne laissez sortir personne. Qu’on ne touche à rien.

L’un des deux autres empoigna le téléphone. L’autre commença à inspecter la salle de bains, la penderie, vérifia la fermeture de la fenêtre.

Le brigadier dans le couloir donna des ordres.

Deux agents grimpèrent l’escalier.

— Allons, allons, fit un autre, ne restez pas là. Rentrez dans vos chambres.

Mais les locataires n’obéirent pas. Ils restèrent dans le couloir en un tas d’où fusaient des interjections dans le brouhaha des voix. Seule Madame Amandine obéit et retourna chez elle.

Le commissaire interrogeait Max.

— Je ne sais rien, monsieur le commissaire. Je descendais pour sortir. J’ai entendu hurler. Je suis accouru. J’ai regardé. J’ai vu le cadavre comme il est là. Je vous ai appelé. C’est tout.

— Qui avait crié ?

— Madame Amandine, la locataire d’en face.

— On l’entendra tout à l’heure. Dans la nuit, vous n’avez rien remarqué, rien entendu ?

— Absolument rien.

— Vous connaissiez la victime ?

— Très peu. Je sais que c’est une danseuse du Casino de Paris, l’une des May Sisters.

Le commissaire marqua sa surprise.

— Diable ! Ça se corse. Une des May Sisters !

— Oui, la plus jeune. Sa partenaire habite ici. Elle s’est évanouie en apprenant le crime.

— Je la verrai à son tour. C’est tout ce que vous pouvez me dire ?

— Je ne sais rien d’autre.

— C’est bon. Je vous remercie. Ne vous éloignez pas. Nous aurons peut-être encore besoin de vous.

— Si je puis vous être utile…

Le commissaire lui coupa la parole.

— Qu’on m’amène la concierge, et qu’elle me montre la fiche de cette gosse.

Puis, se tournant vers son subordonné.

— Alors ?

— Alors, rien. La fenêtre est fermée. Rien de suspect. Pas de trace d’effraction. On n’a pas cherché à voler.

Le commissaire considéra l’horrible blessure.

— Ça ne m’étonne pas !

L’autre commissaire poussait dans la chambre la concierge effarée.

— Je ne peux pas voir cela, faisait-elle en tremblant, je ne peux pas voir cela.

De son corps, le commissaire lui masqua le cadavre.

— C’est vous la concierge ?

— Oui, monsieur.

— Il y a longtemps que cette personne était là ?

— Depuis deux jours. C’est Mademoiselle Liliane qui l’avait amenée.

— Vous lui avez fait remplir sa fiche ?

— Pardon ?

— Sa fiche de garni, vous l’avez ?

— Ah ! sa fiche. La voilà. Faites excuse, je suis un peu dure d’oreille.

Le commissaire parcourait le mince papier.

— Aubron Louise, Marie, Jeanne, dite Ruby, artiste, née à Mont-de-Marsan, dix-neuf ans, célibataire… Elle n’aura pas fait de vieux os, pauvre petite…

Il tendit la fiche à l’inspecteur.

— Vous prendrez copie !

À ce moment, des pas se firent entendre dans le couloir. La voix du brigadier annonça :

— La P. J., monsieur le commissaire.

Un homme entra. Il était grand, svelte, jeune encore. Quelques cheveux gris argentaient ses tempes. Des yeux bleus très vifs éclairaient son visage ardent, dont la bouche un peu moqueuse atténuait l’énergie.

Le commissaire lui tendit la main.

— Ah ! c’est vous, Neyrac, qui prenez l’affaire.

— Oui ; votre homme a téléphoné que c’était la grosse affaire.

— Je crois bien. L’une des May Sisters, éventrée.

— Peste ! Les journalistes vont être contents.

— Pour eux, c’est du cousu main. Regardez le travail.

Le commissaire, d’un geste de la main, désigna le corps de Ruby.

L’inspecteur principal Neyrac se pencha.

— Ah ! la malheureuse… Et une belle fille avec ça… Crime de sadique. Qu’en pensez-vous, docteur ?

Derrière l’inspecteur principal venait de pénétrer un monsieur âgé, complètement chauve, portant sur sa face ronde des lunettes d’écaille. À la boutonnière de son pardessus était fixé le macaron rouge sur le ruban d’argent.

Il s’approcha à son tour et examina le cadavre en silence, longuement.

— Blessure provenant d’un instrument tranchant, prononça-t-il enfin d’une voix calme, intéressant la région abdominale du pubis à cinq centimètres au-dessous de l’extrémité inférieure du sternum. Le coup, porté de bas en haut, a complètement sectionné la paroi musculaire et la couche graisseuse subjacente, déchirant même le péritoine et mettant à nu les intestins. L’aorte abdominale ayant été coupée, la mort a été instantanée. Les mutilations des seins ont été effectuées post mortem.

— Quelle arme ?

— Un couteau long et mince… plutôt un poignard… En tout cas, une arme solide. La blessure est nette. Celui qui a frappé a porté un coup terrible, sans hésitation. C’était certainement, comme vous dites, un costaud. Il a fallu que le meurtrier ait une grande force physique et un beau sang-froid pour faire une pareille éventration.

— C’est tout ce que vous voyez, docteur ?

— Pour l’instant, oui. Faites transporter le corps à l’Institut médico-légal, je ferai l’autopsie dès aujourd’hui. Je vous en communiquerai aussitôt les résultats.

— Je vous en serai obligé.

L’inspecteur appela :

— Allez-y, vous autres. Tâchez de me trouver des empreintes, hein !

Les hommes de l’identité judiciaire qui attendaient dans le couloir se mirent à l’ouvrage. Pendant qu’ils opéraient, photographiant la chambre et le corps, faisant partout où ils pensaient en trouver des relevés d’empreintes, établissant des plans, Neyrac s’isolait avec le commissaire dans un coin de la pièce.

— Vous connaissiez la petite ? demanda-t-il.

— Du tout. C’est, paraît-il, une nouvelle dans le quartier.

— Pas d’antécédents, à votre connaissance ?

— Rien.

— On verra aux sommiers.

— Ça m’étonnerait qu’il y eût quelque chose.

— Lâchez donc un de vos poulets dans les bars du quartier.

— Entendu. Mais c’est vous qui prenez l’enquête.

— Bien sûr. Je vais la commencer tout de suite. Je passerai tout à l’heure vous voir au commissariat.

— Je vous attends. Au revoir, Neyrac.

— Ah ! laissez-moi deux agents… et puis…

Il désigna du menton l’inspecteur qui avait le premier fureté dans la chambre.

— Laissez-moi aussi Chancerel. Il connaît bien le quartier. Il pourra me servir.

Le commissaire se mit à rire.

— Naturellement ; quand j’ai un inspecteur à peu près convenable, la P. J. me le souffle et, à moi, il ne me reste que les mazettes. Chancerel, vous resterez aux ordres de M. Neyrac.

— Bien, patron.

Des agents apportèrent un brancard. Pour faire glisser sur lui le corps, il fallut rabattre le bras de Ruby qui cachait son visage. Et la fraîche figure parut ; la bouche était à demi ouverte sur les dents d’une blancheur éclatante ; grand ouverts, les yeux exprimaient une épouvantable terreur. Ce regard fixe des yeux vitreux était hallucinant.

Max, qui n’avait pas quitté la chambre, s’approcha.

— Vous permettez, fit-il.

Et de ses longs doigts bronzés, il abaissa les paupières.

Ruby parut calmée. On jeta sur elle une couverture et on l’emporta.

Neyrac jeta son chapeau et son manteau sur une chaise, s’installa dans le fauteuil, parcourut les deux feuilles de papier que lui avait remis le commissaire avant de s’en aller.

— Faites venir Madame Amandine, dit-il.

Devant lui, l’ancienne goualeuse ne parut nullement intimidée. Elle avait repris tout son calme. Seulement son maquillage était peut-être plus violent qu’à l’ordinaire.

— C’est tout simple, expliqua-t-elle. Comme chaque matin je sortais pour aller faire mon travail chez le pharmacien qui m’emploie. C’est un vieux garçon. Je tiens son ménage ; je nettoie, je fais la cuisine, je ravaude son linge, je m’occupe de tout, quoi ! Je vois la porte en face toute grande ouverte. Je regarde. C’est naturel. Je découvre la fille assassinée. Ça m’a donné un coup. Ça se comprend. Alors j’ai crié. Et puis on est venu. Je n’en sais pas davantage. C’est tout ce que j’ai à dire. Et je voudrais bien m’en aller ; je suis en retard pour mon ménage.

— Une minute. Madame. J’ai encore quelques questions à vous poser. Avez-vous vu rentrer votre voisine hier soir ?

— Ma foi non. D’ailleurs, je ne la connaissais pas.

— Vous n’avez rien entendu durant la nuit ?

— C’est-à-dire, vers une heure, une heure et demie, j’ai été réveillée par un bruit de voix qui venait de la chambre.

— Ah ! Ah ! Il y avait beaucoup de gens qui parlaient ?

— Non. Un homme et une femme. C’est comme s’ils se disputaient. Cela m’a étonnée. Ce n’est pas que la maison soit tranquille. Vous pensez, rien que des artistes. Mais cela m’a tout de même surprise.

— Pourquoi ?

— Parce que je croyais l’appartement vide.

— Vous ne saviez pas que l’une des May Sisters l’occupait depuis la veille.

— Nullement.

— Et que disaient ces voix que vous avez entendues ?

— Je n’ai pas pu comprendre. Je vous l’ai dit. Ils se querellaient. La femme suppliait. L’homme semblait menacer.

— Cela a duré longtemps ?

— Je ne peux pas vous dire. Il y a tant de gens qui font la vie dans la maison. Je n’y fais plus attention. Je me suis seulement dit : « Voilà encore que ça recommence. J’étais si tranquille ». Et puis, je me suis rendormie.

— À quelle heure l’homme est-il parti ?

— Je ne sais pas. Je n’ai rien entendu. Je dormais.

— Merci. Vous pouvez disposer, Madame.

Neyrac fit ensuite amener Liliane. La partenaire de Ruby s’était habillée. Elle s’efforçait au calme, mais elle était très pâle.

— Y a-t-il longtemps que vous connaissiez votre compagne ?

— Non. Ce que je peux dire, c’est qu’elle n’était pas de notre monde. Elle avait quitté le domicile de ses parents.

— Vous avez leur adresse ?

— 37, rue de la Tour-Maubourg, dans le septième.

Neyrac fit un signe.

— Chancerel, faites un saut jusque-là et ramenez-moi le père.

Puis il reprit l’interrogatoire de Liliane.

— Vous étiez au courant des aventures de votre partenaire ?

— Ruby n’avait pas d’aventures. C’était une jeune fille.

— Oh ! Oh ! Une danseuse du Casino…

— Et alors ? C’est pas la première que je connais de danseuses nues et qui l’ont encore. Vous comprenez, il y a le métier, et puis il y a le reste. Si je vous disais que parmi les femmes nues de la figuration, il y en a qui sont mariées et mères de famille. Et il n’y a pas plus fidèles. Ça n’a pas de rapport.

— Je veux bien le croire. Pourtant, un homme a passé la nuit avec votre compagne. Et ils n’ont, pas du faire de l’aquarelle, hein ?

Liliane chancela. Elle entra ses ongles dans ses paumes. Elle balbutia :

— Un homme… cette nuit…

Neyrac nota son trouble, mais continua tranquillement :

— Oui. Vous n’en saviez rien ?… Et vous n’avez aucun soupçon sur la personne que Ruby Aubron a pu admettre chez elle ?

— Non… ou plutôt si…

— Parlez.

— Un garçon lui faisait la cour et venait la chercher à la sortie du Casino. Un grand, brun, bien taillé.

— Bien taillé ? Bon. Son nom ?

— Je ne sais pas. Je ne sais que son prénom : Jean.

— Il y a beaucoup de Jean. Ruby Aubron ne rencontrait personne d’autre ?

— Non… Certainement non.

Ses lèvres tremblaient. Elle défaillait.

— Est-ce que je peux remonter chez moi ? demanda-t-elle. Je ne me sens pas bien.

— La mort de votre compagne vous affecte tant ?

Liliane hésita une seconde, puis reprit :

— Je l’aimais bien. C’était une gentille gosse. Et puis voilà mon numéro fichu. Il faut tout recommencer.

Neyrac sourit imperceptiblement.

— Je vous comprends. Allez vous reposer. Si j’ai besoin d’autres renseignements, je vous ferai appeler.

De la concierge, Neyrac n’apprit rien de nouveau. Elle s’enquit seulement de l’heure à laquelle elle pourrait faire la chambre. Il lui répondit que cela ne pressait pas.

L’inspecteur n’obtint rien non plus des locataires qu’un peu au hasard il questionna. Ils n’avaient rien vu, rien entendu. La petite acrobate blonde lui raconta le déjeuner qu’elle avait pris avec Liliane et Ruby.

— Elles étaient comme deux sœurs pour de bon, affirma-t-elle.

Chancerel revint alors accompagnant un monsieur de taille moyenne dont la barbichette grisonnante frémissait et dont tremblait sur le nez un peu fort le lorgnon retenu par une chaînette d’argent. Il était Officier de l’instruction Publique. Il tenait à la main son chapeau melon.

— Quelle honte pour la famille, monsieur l’inspecteur principal, s’exclama-t-il. Une fille que sa mère et moi avions élevée avec tant de soin, dans les meilleurs principes ! Et voilà qu’elle a abandonné le foyer où elle était choyée, gâtée, adulée, pour monter sur les planches et se montrer — oh ! j’en rougis bien que nous soyions entre hommes — toute nue devant le public. Et par dessus le marché, on me l’assassine. Oh ! ma pauvre petite fille, pourquoi m’as-tu fait cela ?

— Je compatis à votre douleur, Monsieur, fit Neyrac, et je vous prie d’agréer mes condoléances.

Mais, dans l’intérêt supérieur de la justice, je me vois contraint de vous demander de surmonter votre émoi, tout légitime qu’il soit, pour répondre aux questions que je m’excuse de devoir vous poser.

Le père de Ruby se campa. Ce langage le remontait visiblement.

Mais le téléphone grelotta. Chancerel décrocha.

— C’est vous qu’on demande, dit-il à Neyrac.

Neyrac prit l’écouteur. Son visage demeurait impénétrable cependant qu’il écoutait et répondait brièvement.

— Oui… oui… Ah ! Ah !… Bien cela… Très bon… Je le verrai, bien entendu… Oui… Merci.

Neyrac chuchota quelques mots à l’oreille de Chancerel qui acquiesça de la tête. Puis il revint dans son fauteuil.

— Excusez-moi.

— Je suis à votre disposition, monsieur l’inspecteur principal.

— Votre fille avait dix-neuf ans. À cet âge, mon Dieu, le cœur est parfois éloquent. Ne connaissiez-vous pas… d’amourettes à votre fille ?

— Elle était la pureté même.

— Pas le moindre flirt ?

— Sa mère et moi lui avons toujours enseigné qu’il ne pouvait y avoir place pour l’amour en dehors du mariage.

— Vous saviez qu’elle prenait des leçons de danse chez un nommé Alfred ?

— Des… des leçons de danse… ma fille…

— Pendant trois ans, monsieur Aubron.

— C’est impossible. Il y a erreur, monsieur l’inspecteur principal.

— Sa partenaire, Madame Liliane Savelli, est formelle sur ce point. Mais évidemment, vous pouviez ignorer la vie double que menait votre fille.

Le monsieur s’embarrassait dans son indignation.

— C’est inconcevable… inconcevable.

Mais le bruit d’une querelle parvint du couloir. Puis, dans le chambranle de la porte, parut Tonio que poussait un agent. Tonio criait :

— Qu’est-ce que cela signifie ? Je n’ai rien à dire, moi.

Neyrac lui adressa un sourire ironique.

— J’ai, au contraire, moi, l’impression que vous avez beaucoup à dire. C’est pourquoi j’ai prié qu’on vous demandât de bien vouloir venir me voir.

— Je ne suis pas dans le coup. Je ne sais rien de ce crime.

— Vous me paraissez bien renseigné.

— Tout Montmartre en parle. Vous n’avez qu’à sortir, il y a déjà vingt journalistes à la porte.

— Vous n’aimiez pas beaucoup la victime.

— Pourquoi me dites-vous cela ? Je ne lui ai jamais voulu de mal.

— Même hier, dans le bar de la place Pigalle ?

— Ah ! Vous êtes au courant. Il n’y a pas à dire ; la police est bien faite. Vous le gagnez votre fric.

— Merci pour vos félicitations. Mais dites-moi, Savelli, vous n’avez pas cherché un peu à l’étrangler au cours de votre dispute dans ce bar ?

— Si on peut dire ! On s’est engueulé. C’est tout. Si on devait tuer tous ceux avec lesquels on s’engueule !

— Je sais bien, je sais bien. Mais vous êtes un violent et, dame, parfois…

— Puisque je vous dis que j’y voulais pas de mal à la gosse.

— Je suis tenté de vous croire, Savelli. Car Ruby Aubron est rentrée hier soir avec un homme. Et je me demande, depuis un moment, si cet homme ce n’était pas vous.

Tonio sursauta.

— Moi ? Pourquoi que je serais rentré avec Ruby ?

— Parce que vous ne lui vouliez pas de mal, au contraire…

— Vous avez des visions. D’abord, j’ai ma femme ici… alors vous comprenez.

— Vous avez donc passé la nuit avec votre femme ?

— C’est-à-dire non. Je n’ai pas passé la nuit ici.

— Et peut-on savoir où vous étiez ?

Tonio haussa les épaules.

— Si ça vous intéresse, chez un copain, à Montparnasse. Il pourra vous le dire.

— Je suis persuadé que, même si celui-ci est faux, il confirmera votre alibi. Les amis sont faits pour cela, n’est-ce pas, Savelli ? Mais enfin, cela fait toujours plaisir de retrouver de vieilles connaissances, dites-moi quel est son nom et son adresse. Je lui rendrai une petite visite.

— C’est Freddy, le barman du Pélican, rue Vavin. Il loge au-dessus.

— C’est parfait, Savelli. Vous m’excuserez de vous avoir retenu un moment. Je sais que vos affaires vous réclament.

Tonio, sensible à l’ironie contenue dans ces paroles, grommela entre ses dents et sortit. On l’entendit grimper l’escalier rapidement.

M. Aubron s’approcha alors de Neyrac qui s’était levé.

— Je vous demande pardon, monsieur l’inspecteur principal, bégaya-t-il. Si j’ose comprendre, cet individu aurait pu être… l’amant de ma fille.

— Si j’en avais la certitude, cher monsieur, fit Neyrac, ou même un soupçon un peu fort, croyez bien que le sieur Tonio Savelli ne serait pas en ce moment dans la chambre de sa femme.

— Alors, vous croyez…

— Je ne crois rien, absolument rien…

Le père de Ruby ôta son lorgnon, s’essuya les yeux.

— Mon Dieu, mon Dieu… quelle histoire. Et vous ne pouvez pas empêcher que ce soit dans les journaux ?

Neyrac que suivait le père de Ruby, avait gagné le couloir. De la main, il montra les têtes qu’on apercevait derrière les épaules de l’agent.

— Demandez-leur, fit-il. Je doute que vous puissiez les convaincre.

M. Aubron s’inclina, mit son chapeau melon, s’en alla d’un pas las.

— Inspecteur… Inspecteur appela un journaliste qui avait reconnu Neyrac.

— Chancerel, fit celui-ci, allez leur raconter quelque chose, ce que vous voudrez. Qu’ils nous fichent la paix. Ne leur parlez pas de Savelli. Et puis, revenez vite. Nous n’avons pas fini ici.

Il rentra dans la chambre, alluma une cigarette, se mit à faire les cent pas.

— Ils demandent des photos, dit Chancerel en revenant.

— Qu’ils en demandent au Casino. Je ne vais tout de même pas leur apprendre leur métier.

Puis il se carra dans le fauteuil.

— Voici donc, fit-il, où nous en sommes. Une danseuse, jolie, a du succès. Elle a mené une vie double. Dans l’une, il n’y a rien. Dans l’autre, il faudra voir. Notez d’enquêter chez Alfred. Elle passe pour sage. C’est à voir également. Toujours est-il que j’ai déjà deux hommes près d’elle. Le nommé Jean. Surveillance autour du Casino. Le nommé Tonio Savelli. Vieille connaissance. La drogue, la traite des blanches, peut-être du fric-frac. Mais un fortiche. Attention, Chancerel. Liliane accuse Ruby d’avoir voulu lui lever son mari. D’après ce que m’a téléphoné ton patron, c’est comme cela que ça a commencé dans le bar de la place Pigalle. Vrai, pas vrai : il y a quelque chose entre eux. Et note que ni lui, ni elle ne m’ont rien dit de cela. Alors, voilà. Tu vas demander au sommier s’il y a quelque chose sur Ruby Aubron, et qu’on te sorte aussi le dossier Savelli. Fais vérifier par acquis de conscience l’alibi Freddy. Moi, je vais cuisiner tous les gens d’ici. Ce n’est pas embêtant. Ils sont rigolos, et il y a de belles filles. Allez, exécution.

 

Cependant Tonio avait trouvé Liliane effondrée sur son lit. Il la regarda. Elle avait soudainement vieilli ; elle était presque laide.

Tonio haussa les épaules. Il tira à lui une chaise, l’enfourcha, s’accouda sur le dossier. Un instant, il tira sur sa cigarette, puis il dit :

— T’en fais une tête. Qu’est-ce que tu as ?

Liliane ne répondit pas. Elle semblait ne rien voir.

— Ben quoi, réponds ! C’est pour Ruby que tu te mets dans cet état ? C’est embêtant, je ne dis pas. Mais on en a vu d’autres.

Liliane garda encore le silence.

Tonio poussa un long soupir, se leva, passa dans le cabinet de toilette. Avec soin, il rectifia l’ordonnance de sa chevelure, ajusta sa cravate, puis revint et se dirigea vers la porte.

Liliane bondit, s’accrocha à ses épaules.

— Où vas-tu ?

— C’est pas tes affaires

— Je veux savoir où tu vas, Tonio.

— Oh ! dis donc, dis donc. Je n’aime pas qu’on me pose des questions, moi. Je te l’ai dit souvent. Une femme, ça va. Mais qu’elle me fiche la paix.

La voix de Liliane se fit mauvaise.

— Ruby t’aurait fichu la paix, hein ?

Tonio s’étonna.

— Ruby… Ruby… qu’est-ce que tu viens me chanter avec Ruby.

— Fais pas l’innocent, veux-tu ? J’ai bien compris, va. Tu m’as raconté qu’elle te courait après. Mais dis donc maintenant que c’est pas toi qui courais après elle ?

— Tu ne serais pas tombée sur le crâne quand tu étais en nourrice des fois ?

— Fais donc pas le malin avec moi.

— Tu vas la fermer, oui ?

— Si ça me plaît ! Tu sais bien que c’est toi qui es rentré avec elle cette nuit.

— Tu vas te taire…

— Ah ! la saleté…, mais qu’est-ce qu’elle a pu te faire pour que tu deviennes un assassin ?

— Tu es folle, Liliane.

— Oui, un assassin… Je savais quel type tu étais avant de t’épouser. Tu ne valais pas cher.

— Eh bien, et toi ?

— Je ne vaux pas mieux que toi. Mais tout de même, il y a pas de sang sur mes mains.

— Tais-toi donc. C’est plein de mouches dans la maison.

— Ah ! Tonio ! Fallait tout de même que tu l’aies dans la peau… Et la tuer comme cela !

Rudement, il la repoussa. Elle alla s’écrouler sur le lit.

— Tonio, cria-t-elle.

Il se jeta sur elle, tenta de la bâillonner de la main.

— Gueule plus fort encore… Tu veux donc me faire poisser.

Elle put dégager sa bouche.

— Tu n’as pas couché ici… C’est avec elle que tu étais, je veux savoir ? insista-t-elle.

— Comme si c’était la première nuit que je passe dehors. Tu ne sais donc pas où je vais.

— Tu n’y as pas été l’autre nuit. C’est avec elle.

Des pas montaient l’escalier.

Tonio replaça sa main sur la bouche de sa femme.

— Vas-tu la boucler ?

Mais elle le mordit en pleine chair. En jurant, il dut retirer sa main.

Elle lui cria :

— Vas-y, Tonio ! Tu peux m’assassiner, moi aussi.

— Ce ne sont pas des choses à dire, madame, articula une voix derrière eux.

Savelli se retourna.

Chancerel était dans le chambranle de la porte ouverte. Il ricanait doucement.

— Que voulez-vous ? demanda hargneusement Tonio.

— Oh ! rien, fit Chancerel. Simplement vous prévenir que l’inspecteur aimerait bien avoir encore un petit entretien avec vous. Votre conversation lui plaît. Mais comme il a peur que vous vous ennuyiez en attendant, il m’a demandé de vous tenir compagnie, ainsi qu’à votre femme.

Puis s’adressant à Liliane, il ajouta :

— Vous disiez justement, Madame…