Éditions Document 47 (p. 29-56).

CHAPITRE II

Quand Ruby, au matin, se réveilla, ses angoisses s’étaient dissipées. Elle était de nouveau émerveillée de sa liberté conquise. En ouvrant les yeux, elle se retrouva tout de suite chez elle ; la chambre lui était devenue familière. Elle avait bien dormi dans le grand lit ; elle était reposée. C’est en chantonnant qu’elle entra dans la salle de bains. Lorsqu’elle fut habillée, elle s’aperçut qu’il n’était que midi et ne sut que faire. Rien ne bougeait encore dans la maison.

Elle se décida à monter chez Liliane. Aux coups menus qu’elle frappa à la porte répondit une voix ensommeillée :

— Entrez.

Sa compagne, vêtue d’un pyjama mal boutonné, était au lit, sa chevelure rousse étalée sur l’oreiller.

— Comment, fit-elle, en s’étirant et en bâillant, déjà levée ! Ce que tu es matinale !

— Mais il est midi.

— Il n’y a pas d’heure pour les braves, surtout quand il s’agit de dormir.

— Tu ne vas pas te lever ?

— Il le faut bien puisque tu m’as réveillée.

Rejetant les couvertures, elle se mit sur ses pieds.

— Tu sais, fit-elle, j’ai rencontré hier cette journaliste qui habite à côté de chez nous, rue Laferrière. Elle trouve notre numéro épatant et va nous faire un grand papier. Lido viendra nous photographier demain dans notre loge. C’est le début de la célébrité.

On frappa à la porte, et avant que Liliane eût répondu, entra, drapé dans un peignoir de bain à rayures orange et bleu vif, un grand diable au teint olivâtre, aux cheveux crépus, qui s’avança d’une démarche souple, en traînant des sandales de rafia.

— Je te demande pardon, dit-il en zézayant ; peux-tu me prêter une aiguille pour réparer cela ?

Il tenait à la main un tutu de danseuse.

— C’est plein de clous chez Florence ; j’ai accroché ma robe, expliqua-t-il.

Liliane, du menton, désigna Ruby.

— Tiens, donne cela à la gosse. Elle va l’arranger. Tu la connais ? Non ? C’est Ruby, ma Sister. Ça n’en a pas l’air, mais c’est tout de même comme cela.

Le créole tendit la main à Ruby.

— Bonjour, fit-il, enchanté.

— Où est l’accroc ? demanda Ruby.

— Ce n’est pas la peine ; je ferai bien la reprise moi-même. Depuis que je danse en travesti, j’ai aussi appris à faire les ouvrages de dame.

— Et moi, répondit Ruby en prenant d’autorité le tutu des mains de l’homme, je n’ai pas encore eu le temps d’oublier.

Pendant qu’assise sur le lit, la jeune fille réparait la gaze déchirée, le créole demanda à Liliane :

— Alors, ça marche au Casino ?

— Le gros succès, mon vieux. À la prochaine affiche, nous avons la vedette. Et toi, chez Florence ?

— Je me défends pas mal. Bien sûr c’est pas encore Barbette, mais ça viendra.

— Et tes amours ?

Le créole fit la grimace, comiquement.

— Pas d’amour, tu sais. C’est mauvais pour le travail.

Liliane éclata d’un rire frais.

— Bien, tu sais, je turbine dur et cela ne m’empêche pas d’avoir l’amour.

— Ce n’est pas la même chose.

— Qu’en sais-tu ?

— Voilà, fit Ruby. Le mal est réparé.

— Merci beaucoup. C’est parfait. Je descends déjeuner.

— Dans cette tenue ?

Le créole se mit à rire.

— Oh oui ; ils ont l’habitude et le bar est tout à côté.

— Demande donc à la petite qu’elle nous monte quelque chose pour casser la croûte. Pour deux. Tu diras que c’est pour moi. Elle est au courant.

— Entendu.

Très grave, le créole sortit. Aussitôt Liliane jeta sur un fauteuil la veste de son pyjama, laissa tomber le pantalon, se dirigea vers la salle de bains.

— Débarrasse un coin de table. On va déjeuner toutes les deux.

Ruby ôta les bas, la combinaison, la culotte qui couvraient un guéridon. Une petite servante mal coiffée apporta sur un plateau de vagues charcuteries et des fruits.

— As-tu monté à boire, cria Liliane de la salle de bains, parmi les cataractes de robinet.

— Ah ! on ne m’a pas dit. Voulez-vous de la bière ou de l’eau Perrier ?

— Laisse, va. On boira de la flotte. C’est meilleur pour le teint.

La petite bonne était à peine partie que la porte s’ouvrit de nouveau et roula sur le tapis quelque chose d’informe dans lequel on finissait par reconnaître des bras, des jambes curieusement emmêlés, le tout surmonté d’un échevèlement de cheveux blonds. Cela fit un bond, s’arrêta, reprit une marche oblique, puis soudain se dénoua, se dressa, s’éleva et reprit l’aspect d’une petite bonne femme un peu potelée, sanglée dans un maillot de bain pas très propre, et dont les yeux bleus s’arrondirent de stupeur en voyant Ruby bien plus surprise encore.

— Oh ! pardon, dit l’acrobate. Liliane n’est pas là ?

Liliane parut au seuil du cabinet de toilette, toute nue et se frottant avec un gant de crin.

— Si, je suis là ; qu’est-ce que tu veux ?

— Oh ! rien. J’en avais assez de mon entraînement ; je venais te dire bonjour…

— Oui… Et voir si tu ne pourrais pas trouver quelque chose à manger, hein ?

— C’est-à-dire…

— Tu sais bien que si… Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois. Assieds-toi… Ruby, passe-moi mon peignoir.

Les trois jeunes femmes, installées autour du guéridon, entamèrent leur repas.

— Alors quoi ? demanda Liliane à l’acrobate blonde. Toujours pas d’engagement ?

La petite bonne femme soupira.

— J’ai auditionné à l’Européen. On doit m’écrire… Je sais ce que ça veut dire.

— Et à Médrano ?

— Ils viennent d’avoir un Anglais qui fait la même chose que moi.

— Change de disque.

— Tu parles bien. Il faut des années pour mettre au point un numéro de contorsionniste. Et puis je ne sais faire que cela.

— Ne t’inquiète pas. Tu trouveras bien quelque chose. Tiens, je vais téléphoner à Tadul ; il est au Casino Montparnasse. C’est un vieux copain. Il te dégotera un coin de programme.

— Tu es chic, Liliane. Il n’est pas mauvais mon numéro, tu sais.

Elle n’était pas jolie, avec son nez relevé et sa bouche trop grande, mais elle avait une bonne figure candide. Elle engloutissait tout ce qui se trouvait devant elle. Liliane au contraire avait à peine mangé. Elle avait allumé une cigarette et tout en fumant s’habillait.

— Je peux emporter le pain qui reste ? dit l’acrobate en se levant. Ça me fera toujours mon dîner de ce soir.

— Bien sûr, répondit Liliane. Et compte sur moi. Je téléphone dès aujourd’hui.

— Merci.

La contorsionniste s’en fut cette fois sur ses pieds, comme tout le monde.

— Pauvre gosse, fit Liliane. Je ne sais pas comment elle fait son compte. Elle ne bouffe pas tous les jours et elle ne maigrit pas… Tu vois, Ruby, c’est ça aussi la vie d’artiste.

Elle s’apprêtait à passer sa robe, mais elle s’immobilisa soudain, la figure illuminée de joie. Un pas d’homme se faisait entendre dans l’escalier.

— C’est Tonio… mon mari. Tu ne le connais pas ?

— Non, fit Ruby.

— Je vais te le présenter. Tu vas voir. C’est un beau gars.

En effet Tonio entrait, sans enlever son chapeau. Il embrassa Liliane, puis, se débarrassant de l’étreinte qu’elle prolongeait, il se tourna vers Ruby. C’était un homme d’une trentaine d’années, au visage bronzé dans lequel brillaient deux yeux d’ombre. Il portait une petite moustache au bord de la lèvre supérieure. Il était vêtu avec un laisser-aller voulu.

— Mon mari, présenta avec fierté Liliane… Et ça, c’est ma partenaire dont je t’ai parlé. Elle habite maintenant ici.

— Tu n’as pas mal choisi, fit Tonio de sa voix nonchalante. Mes compliments. Enchanté de vous connaître.

Il s’était assis sur le pied du lit et détaillait Ruby.

— Alors, comme cela, vous débutez avec Liliane. Eh bien… je vous souhaite bonne chance. Mais dis donc, Liliane, donne-nous un godet. Un début, faut que ça s’arrose.

— Je n’ai plus rien. Tu as fini la bouteille de kummel hier soir.

— Eh bien, puisque tu es prête, va nous chercher une bouteille de cognac.

Liliane fouilla dans son sac et s’apprêta à partir.

— Ruby, mon petit, fit-elle au moment de sortir, tu seras gentille de laver les verres. Il y en a sur l’étagère, et tu rinceras le verre à dents.

Quand elle fut sortie, Tonio se laissa aller dans le fauteuil, repoussa son chapeau sur la nuque, tira un paquet de cigarettes de sa poche, le tendit à Ruby.

— Non, merci.

Tonio n’insista pas, mit la cigarette à sa bouche, actionna son briquet, alluma. Pendant ce temps, son regard n’avait pas quitté Ruby. Elle sentait si nettement qu’il la jaugeait, l’évaluait, que, gênée, elle alla à la fenêtre et feignit de regarder dans la rue.

— Il n’y a rien à dire, fit Tonio, Liliane a eu du goût. Vous êtes bien balancée. Vaut mieux d’ailleurs pour votre numéro. Pas trop habillé, hein ?

Ruby ne répondit pas.

Tonio reprit :

— Ça n’a pas l’air de vous faire plaisir ce que je vous dis.

— Ça m’est indifférent.

— Vous êtes jolie, mais vous n’êtes pas très aimable. Je suis pourtant gentil avec vous, moi.

Ruby remarqua alors qu’il avait aux pieds des chaussures de cuir de deux couleurs différentes. À l’annulaire droit, il portait une bague un peu trop grosse.

Il continua :

— Faut pas être farouche comme cela. C’est peut-être qu’il est jaloux ?

— Qui ça ?

— Votre type.

— Quel type ?

— Votre fiancé, votre mari, votre amant, je ne sais pas, moi.

— Je n’ai ni mari, ni fiancé, ni amant.

Tonio se mit à rire.

— Le salaud, il vous a plaquée ?

— Non, pour la bonne raison que je n’ai jamais eu d’amant.

— Ah ! non, dites, à d’autres. Je ne marche pas.

— Comme vous voudrez.

— Non, mais chez qui ? Jeanne d’Arc au music-hall. Il y a de quoi se tordre.

— J’en ai connues d’autres dans mon cas.

Tonio redevint sérieux.

— Après tout, on en voit tant au jour d’aujourd’hui. Enfin, ma belle, il y a une chose certaine. C’est que vous ferez bien un jour comme toutes les copines.

— Je ferai ce qui me plaira.

— Et toc, et toc, et je te griffe et je te mords. Allez, allez, ne vous mettez pas en colère. Et ne crânez pas tant… si j’ai un conseil à vous donner…

— Merci… Je me passe très bien de vos conseils.

— Prenez-le tout de même. C’est comme une purge. Si ça ne fait pas de bien, ça ne fait pas de mal. Écoutez-moi. Plus tôt vous prendrez un homme, mieux ça vaudra. Et ça vous évitera bien des embêtements.

— Un homme ?

— Eh bien oui, un homme, un amant. Vous savez tout de même bien ce que c’est. Seulement, il faut savoir choisir, ne pas prendre la première mauviette venue, n’importe quel petit crevé. Faut prendre un homme qui soit un homme.

Ruby sourit.

— Je vois ce que c’est. Vous avez quelqu’un à me proposer.

— Peut-être bien.

— Et peut-on savoir qui ?

— Ça vous intéresse ?

— Dites toujours.

Tonio se leva, se campa devant elle.

— Moi.

Ruby, sans se décontenancer, le toisa.

— Vous ?

— Oui, moi. Vous êtes belle gosse. On pourrait s’entendre tous les deux.

— Merci bien. Vous êtes marié. Je n’aime pas prendre ce qui est aux autres.

La figure de Tonio fut traversée par un mauvais rictus. Mais Liliane entrait, portant la bouteille de cognac.

— Je vous ai fait attendre. Il y avait un monde fou chez l’épicier.

Tonio se rassit dans le fauteuil.

— On a bavardé tous les deux. Ma foi, on s’est très bien entendu.

Liliane débouchait la bouteille, remplissait les verres. Puis elle s’approcha de Tonio et l’entoura de ses bras.

L’homme leva son verre en fixant Ruby.

— À votre santé, ma jolie. Et à vos amours.

— Tchin-tchin, répliqua Ruby, en riant.

Il n’y avait plus en elle aucune frayeur, aucune appréhension. Elle s’amusait même beaucoup.

— N’est-ce pas qu’il est beau gars ? fit Liliane.

Et elle tendit ses lèvres à son mari.

 

Vers le soir, il commença à tomber une petite pluie fine et froide. Les réverbères se mirent à faire des cercles de clarté sur le bitume mouillé et les enseignes au néon à essaimer des nuées rouges et violettes. Les pneus des voitures écrasaient de petites gerbes au ras du sol.

— Sale temps, soupira Ruby en poussant la porte du bar de la place Pigalle où elle devait rencontrer Liliane.

La pluie y avait chassé les filles qui s’efforçaient à la désinvolture pour s’excuser de ne point consommer. Vingt fois, elles revenaient poser leur cigarette à l’allumeur culbutant qui dardait une petite langue de gaz. Vingt fois, elles allaient à travers les vitres regarder la pluie méchante qui harcelait les passants.

En buvant des pastis d’un laiteux verdâtre, des hommes volubiles discutaient à n’en plus finir. Le ventre encastré dans sa caisse, le patron, de ses yeux morts, surveillait ; les manches de chemise roulées jusqu’au coude sur ses bras poilus, le plongeur barbotait dans sa cuve. Deux petits voyous en casquette jouaient à un appareil à billes dont le timbre aigrelet dominait le vacarme des voix.

Ruby se fraya un chemin parmi la cohue qui sentait le tabac blond et la poudre de riz. Elle poussa une porte battante qui donnait sur une arrière-salle et tout de suite elle vit Liliane installée près d’une table nue. Souriante elle s’assit près d’elle. Liliane n’eut pas un geste,

Le garçon s’approcha. C’était une espèce de nabot à tête énorme sous une tignasse grisonnante, qui, sur ses jambes trop courtes, marchait en se dandinant comme un canard.

— Ce sera ? demanda-t-il.

— Un grog, répondit Ruby, je suis glacée. Quel sale temps !

Puis s’adressant à Liliane toujours immobile :

— Et toi, que prends-tu ?

— Moi, je ne prends rien, fit Liliane les dents serrées, la voix mauvaise… rien, pas même le mari des autres.

Ruby la regarda, interloquée.

— Que dis-tu, Liliane ?… Que veux-tu insinuer ? Tu peux bien garder ton Tonio. Je n’ai nulle envie de le prendre.

Mais Liliane commença à crier.

— Menteuse… Menteuse… Petite ordure… Tonio m’a tout raconté.

Ruby à son tour éleva la voix :

— Qu’a-t-il pu te raconter ? C’est lui qui m’a fait des avances…

Liliane éclata.

— Écoutez-moi ça. Tonio te faire des avances. Non, mais des fois. J’en ai assez, tu sais, de tes façons de sainte-nitouche, de tes manières de sale petite oie blanche. Ah ! là, là, ça fait des chichis, et puis en douce ça fait tout ce que ça peut pour lever le mari des copines. Mais cette fois, tu es tombée sur un bec ; t’en seras pour tes frais. Parce que je vais te dire une bonne chose : c’est moi que Tonio aime, c’est moi, entends-tu, et t’auras beau faire, tu ne l’auras pas.

Elle hurlait, les yeux hors de la tête, la chevelure en désordre.

Ruby voulut expliquer ce qui s’était passé.

— Liliane, écoute-moi.

Mais l’autre repartait :

— Saleté, cochonnerie. C’est moi qui ai été te chercher… Et tu veux m’enlever Tonio. Mais j’ai de la défense, tu sais.

Au bruit de la querelle, des gens étaient venus. On faisait cercle autour d’elles.

Une fille aux cheveux décolorés lança d’une voix rauque :

— Ne te laisse pas faire, Liliane. T’as raison. Rentre-s’y dedans.

— Vas-y, vas-y, fit une autre.

Mais une voix d’homme annonça :

— V’là Tonio.

En effet, fendant la foule, Tonio apparut. C’était l’heure habituelle de son pastis.

Il mit sa main lourde sur l’épaule de Liliane.

— Toi, d’abord, ferme ça. Tiens-toi tranquille, hein !

Liliane se révolta.

— C’est cela, maintenant… Donne-moi tort alors que cette…

Elle ne put prononcer l’injure, parce que Tonio à toute volée lui avait asséné une gifle qui claqua sec. Sa tête en fut renversée sur la banquette. Elle se mit à pleurnicher.

— Tonio connaît la manière, apprécia un amateur à haute voix.

Mais Ruby s’était dressée devant Tonio.

— Vous êtes un sale monsieur, lança-t-elle, un dégoûtant…

Tonio devint cramoisi. Ses mâchoires se crispèrent ; ses yeux flambèrent.

— Tonio l’a mauvaise, fit encore l’amateur. Ça va barder.

De fait, avançant d’un pas, Tonio avait saisi Ruby à la gorge, et il levait son poing pour la frapper. Les filles se mirent à pousser des cris stridents.

Mais Tonio ne put abaisser son bras. Une poigne de fer l’immobilisait.

— Toi, tu vas commencer par laisser cette jeune fille, hein.

Tonio lâcha la gorge de Ruby, se retourna, se trouva nez à nez avec un grand Martiniquais, taillé en force, qui, très calme, la pipe à la bouche, le maintenait.

Tonio hésita.

— De quoi te mêles-tu, Max. C’est pas tes affaires.

— Je me mêle de ce qui me plaît, répondit l’autre avec placidité. Je n’aime pas voir les gens se conduire comme des sauvages.

Tonio considéra son adversaire. Max était connu dans le quartier. On le voyait presque tous les jours dans les bars de Montmartre. On ne savait ni qui il était, ni ce qu’il faisait, mais on connaissait sa force, son flegme, son ton d’ironie tranquille et décidée. On ne l’avait jamais vu en colère ; on ne l’avait jamais vu ivre non plus.

— Ça va, ça va, fit Tonio. Si on ne peut plus s’expliquer avec les poules qui vous font des crosses maintenant…

— Tu canes, Tonio, fit une voix dans la foule.

Tonio se redressa.

— S’il y en a un qui n’est pas content, il n’a qu’à venir s’expliquer dehors.

Max, en souriant, tirait sur sa pipe. Tonio se perdit dans la foule. Alors Max se tourna vers Ruby et dit à la jeune fille :

— Votre place n’est pas ici… Rentrez chez vous. Cela vaudra mieux.

La jeune fille, d’un geste machinal, arrangea ses cheveux sous sa toque et sortit.

Dehors, il pleuvait toujours. Ruby marchait vite, la tête baissée. Au tournant d’une rue, un passant, qui, lui aussi se hâtait, la heurta.

— Pardon, fit-il.

Le son de sa voix fit relever sa tête à la danseuse.

— Ah ! par exemple. Ruby. Alors, contente ? Ça marche toujours avec Liliane ?

— C’est-à-dire, ça allait bien, mais depuis une heure ça ne va plus.

— Qu’y a-t-il ?

— Liliane s’imagine que je veux lui enlever son mari.

— Et ça doit faire vilain, car elle, je la connais, elle est jalouse comme une tigresse.

— Nous nous sommes presque battues. Et je suis ennuyée. Je ne sais pas quoi faire.

— Comment quoi faire ?

— Est-ce que je dois encore aller ce soir au Casino pour faire notre numéro ? Après la scène qui vient d’avoir lieu.

— Le boulot, mon petit, c’est sacré. Bien sûr que tu dois aller danser. S’il fallait que le plateau tienne compte des querelles de coulisse…

Et Alfred s’esquiva en faisant de grands gestes de bras, puis il se retourna pour sourire à Ruby.

— Ne t’en fais pas. Bonne chance, petite.

Rentrée dans sa chambre, Ruby, quelques instants plongea dans une détresse immense. Sa solitude l’accablait. Elle n’avait pas eu le temps de nouer avec Liliane une amitié profonde ; et d’ailleurs elle sentait la jeune femme trop différente d’elle. Mais la camaraderie qui s’était établie entre les May Sisters était précieuse. Elle comptait beaucoup sur Liliane pour l’aider dans ses débuts. Un moment, elle pensa à tout abandonner et à rentrer chez ses parents. Mais la pensée du triomphe de son père et surtout de sa mère lui fut odieuse. Elle devina les sarcasmes que, sa vie durant, elle devrait endurer, la sujétion dans laquelle elle serait tenue. Et puis elle songea que, malgré l’attitude de Liliane, il ne serait pas chic de laisser celle-ci sans partenaire en plein succès. Elle raidit son courage. Il lui fallait apprendre à surmonter les épreuves. Elle en rencontrerait sans doute d’autres, et plus terribles, dans sa vie indépendante.

Un regard sur sa montre lui apprit qu’elle avait juste le temps de se rendre au Casino.

Dans le couloir, elle se heurta presque à Max qui entrait.

Ruby s’étonna.

— Comment avez-vous su… ?

Le Martiniquais, en riant, retira sa pipe de ses lèvres pour lui répondre :

— Je vous assure bien que j’ignorais que vous habitiez ici.

— Mais vous-même y demeurez ?

— Oui et non. J’y ai un pied-à-terre où je viens de temps en temps.

La jeune fille sourit. Puis elle ajouta :

— Il faut que je me sauve ; j’ai juste le temps de courir au Casino.

À ce moment, passa devant eux sans paraître les voir une femme d’une cinquantaine d’années.

Forte, bien charpentée, d’ailleurs un peu hommasse, elle montrait un visage qui avait dû être beau, aux traits réguliers et dont elle cherchait à dissimuler les rides sous un maquillage un peu trop violent, mais on percevait qu’il était fait avec soin.

Les fards contrastaient étrangement avec son vêtement noir de coupe désuète, son chapeau qui n’avait jamais dû être à la mode, ses gants de filoselle. Elle tenait à la main un parapluie soigneusement roulé.

Quand elle fut passée dans le silence qui s’établit, Max expliqua :

— C’est Madame Amandine…

— Ah ! je sais, coupa vivement la danseuse, Liliane m’a parlé d’elle.

Max, en souriant, demanda encore.

— Et vous allez la retrouver maintenant ?

Ruby était déjà près de la porte.

— Il faut bien… le métier.

Elle disparut.

Max haussa les épaules et commença à monter lentement l’escalier.

 

Et poussant la porte de leur loge commune au Casino de Paris, Ruby n’était pas sans appréhension. Liliane était déjà là ; une vieille habilleuse maigre, sèche et jaune l’aidait à revêtir le costume de leur premier tableau.

— Ah te voilà, fit sa partenaire d’une voix dure. Je me demandais si tu aurais le toupet de me plaquer. Tu en aurais été bien capable.

— Tu vois bien que je suis venue.

— Ça va. Je n’ai pas de partenaire sous la main et il faut bien que je te subisse. Mais je t’assure que, dès que j’aurai trouvé quelqu’un, je ne serai pas longue à me débarrasser de toi.

— Il faudrait pourtant que tu m’entendes avant de me juger…

— Ne te fatigue pas, va. Je n’ai que faire de tes boniments.

— Je t’assure que tu te trompes à mon sujet.

— Tais-toi donc. Tu vas encore mentir. Puisque je te dis que ça ne prend pas.

— À la fin, Liliane, c’est trop injuste…

Tout en parlant, Ruby se déshabillait. Liliane l’interrompit.

— Au lieu de chercher à m’empaumer avec des boniments à la noix, tu ferais mieux de te grouiller. Je ne tiens pas à être à l’amende à cause de toi.

Puis, approchant son visage très près du miroir pour allonger ses yeux d’un trait de bleu et placer un point de rouge à la commissure des paupières, elle exhala sa rancœur :

— Saleté, va !

Ruby, qui fixait son cache-sexe, se fâcha.

— Liliane, je te défends de me parler de cette façon.

Sa partenaire pivota sur la chaise.

— Tu me défends… tu me défends… Non, mais chez qui… Si ça me plaît, je le ferai savoir à tout le monde que tu n’es qu’une traînée.

Ruby passait ses cuisses au blanc-gras. Elle était excédée.

— Tout ça à cause de Tonio, soupira-t-elle. Si tu savais ce que j’en pense.

— Il ne te dégoûtait pas tant que cela…

L’habilleuse buvait du lait. Dès qu’elle le put, elle se sauva, et trottinant dans les couloirs, gagna la vaste pièce où une vingtaine de grandes filles, la plupart complètement nues, en chantonnant vérifiaient leur maquillage devant des miroirs trop petits.

— Il y a du nouveau chez les May Sisters, mes enfants, fit la vieille.

— Raconte vite.

Elle ne se fit pas prier.

Maintenant, de son pas menu, l’habilleuse se hâtait vers le plateau. Elle se glissait jusqu’au manteau d’Arlequin où, près du tableau d’appel, elle trouva le régisseur. En scène le chanteur de charme se pâmait.

— Faites gaffe ce soir, chuchota la vieille au régisseur.

— Rapport ?

— Rapport qu’il y a de l’eau dans le gaz chez les Sisters.

Mais Ruby et Liliane apparaissaient. Le chanteur de charme saluait sous les applaudissements. Le régisseur lança des ordres.

— Stop à la herse. Éteignez tout.

La scène fut plongée brusquement dans l’obscurité. Passant un mouchoir entre son cou et son faux-col, le chanteur de charme, dont le maquillage vu de si près prenait on ne sait quelle allure équivoque avec le fond de teint ocre et le coup de crayon bleu allongeant les yeux, s’inquiétait :

— Ça a été ce soir ? Je n’ai pas été trop mauvais ?

Personne ne fit attention à lui.

Le chef machiniste ordonnait la figure levée vers le cintre :

— Envoyez le 8.

Des machinistes silencieusement dressaient des portants.

L’orchestre, à pleins cuivres, reprenait le refrain de la dernière chanson du chanteur de charme. Mais une petite ampoule rouge s’alluma sur le pupitre du chef qui arrêta net ses musiciens. Et ils commencèrent à jouer l’air qui annonçait l’entrée de Ruby.

— Vas-y, dit le régisseur à celle-ci en même temps qu’il appuyait sur les boutons qui commandaient les électriciens placés derrière les projecteurs disposés dans la salle à hauteur du deuxième balcon.

Ruby s’élança, aussitôt happée par les pinceaux conjugués des projecteurs. Un cache-sexe de strass et deux cabochons sur la pointe des seins soulignaient sa nudité blanche, tandis que de longues plumes fixées à sa ceinture, à ses épaules, et une haute aigrette fichée dans ses cheveux devaient faire comprendre au public qu’elle était l’oiseau d’un merveilleux pays de rêve.

Survenait Liliane étroitement moulée dans un maillot d’argent et qui portait arc et carquois pour ne point laisser ignorer qu’elle était le chasseur. Celui-ci découvrait l’oiseau qui à sa vue s’affolait, tournoyait sur lui-même, puis quand le chasseur plaçait sa flèche sur son arc, suppliait, implorait grâce.

Vainement. Le chasseur l’ajustait. Alors se redressant, elle offrait aux coups son entière beauté, la splendeur de son corps.

Le chasseur hésitait. Alors autour de lui l’oiseau bondissait en une danse effrénée et provocante. Le chasseur au loin jetait son arc, cherchait à saisir dans ses mains tendues l’oiseau qui se dérobait, feignait de se laisser approcher pour mieux fuir au dernier moment.

Ce fut ce soir-là, pour Ruby, une impression désagréable quand elle dut, à la fin du numéro, laisser les mains de Liliane prendre son corps nu et feindre de se laisser aller, vaincue, dans ses bras. Il lui sembla qu’elle était à la merci de son ennemie, qu’elle était bien l’oiseau à la merci du chasseur. Mais derrière le rideau baissé, les applaudissements crépitaient. De sa poigne dure, Liliane redressa Ruby cambrée en arrière,

— Je te crèverai, fit-elle.

Puis sur son visage elle recolla le sourire de commande, car le régisseur hurlait en coulisse :

— Feux partout. Envoyez pour le rappel.

Et elles vinrent saluer, le rideau relevé rapidement, en se tenant par la main comme deux sœurs unies par un fraternel amour.

Le temps qui leur était donné pour changer de costumes entre leur première apparition et la seconde était si court qu’elles ne purent échanger un mot. Déjà, elles redescendaient le petit escalier de fer tournoyant qui menait des loges au plateau.

Cette fois elles étaient identiquement vêtues d’une très courte culotte collée aux cuisses et d’une blouse à manches flottantes et décolletée en pointe jusqu’à la ceinture. Dans un rythme endiablé, sur une musique frénétique, elles présentaient un numéro de claquettes qu’interrompaient des exercices acrobatiques, pirouettes, renversements, sauts périlleux. Le numéro était assez bref, mais quand elles le terminaient dans un cri strident, la salle trépignait. Aussitôt d’ailleurs surgissaient figurants et figurantes pour le grand final du premier acte qui leur servait en quelque sorte d’apothéose.

Après cela, elles étaient haletantes, essoufflées. La vieille habilleuse devait éponger leurs corps ruisselants de sueur. Elle les étrillait rudement à la serviette. Puis elles passaient la robe verte à reflets d’argent, coiffaient la perruque à longs cheveux blonds. Elles étaient ainsi, dans l’atmosphère glauque des projecteurs voilés, deux sirènes qui semblaient mener leurs évolutions voluptueuses dans des profondeurs sous-marines. Leurs gestes lents étaient d’appel, puis d’étreinte. Elles séduisaient, attiraient, enlaçaient. D’invisibles navires s’immobilisaient et, subjugués, de non moins invisibles marins obéissaient à leur fascination, et les serrant contre leurs gorges fières et leurs bouches offertes elles les entraînaient dans les profondeurs.

C’était là le triomphe des May Sisters. Il émanait de leur danse une volupté étrange, une morbidité sensuelle en laquelle se mêlaient l’amour et la mort. Et Liliane et Ruby étaient si semblables l’une à l’autre que l’œil cherchait en vain à les suivre en leurs évolutions et qu’il fallait s’abandonner au charme en renonçant à s’attacher à l’une plutôt qu’à l’autre.

Dès qu’elles sortaient de scène après les deux rappels, l’habilleuse jetait sur elles des peignoirs de bain. Liliane hâtivement en noua la cordelière et d’un pas rapide gagna sa loge.

Ruby au contraire s’attarda dans la coulisse à bavarder. Elle voulait éviter de se trouver encore une fois seule en tête-à-tête avec Liliane.

Quand elle vint un peu plus tard pour quitter son costume de scène, la loge était vide.

Ruby était découragée. Tout en ôtant son maquillage, elle pensait qu’elle n’aurait sans doute pas la force de supporter le lendemain une nouvelle querelle de sa partenaire. Il faudrait au plus tôt rompre leur association. Mais c’était sacrifier le succès naissant des May Sisters et, abandonnée à elle seule, que pourrait-elle faire dans ce monde qu’elle ne connaissait pas ?

Ce fut tristement qu’elle remit son costume de ville. Ce fut tristement qu’elle gagna la rue.

Le final du deuxième acte tonitruait. Jusqu’à la porte de sortie, on entendait le martèlement rythmé des talons des girls et leurs voix haut placées.

La pluie avait cessé, mais un petit vent aigre musait par les rues, rebroussant le poil des chiens errants. Ruby espérait vaguement que Jean l’attendrait. Mais Jean n’était pas là.

Serrant sur sa gorge son écharpe, elle se dirigea vers « l’Amiral ». C’était encore le secret espoir d’y rencontrer Jean qui la poussait vers ce bar plutôt que vers un autre. Elle s’avouait d’ailleurs que si Jean lui reposait son ridicule : « Ce soir ou jamais », elle dirait : « Ce soir ». Elle n’en pouvait plus d’être seule.

À « l’Amiral », elle ne trouva pas Jean. Elle se fit servir de la bière et un sandwich. La dînette qu’elle avait si gaiement partagée avec Liliane et l’acrobate blonde était loin. Mais Ruby n’avait pas faim.

Pendant le temps qu’elle grignota son sandwich, personne ne fit attention à elle. Elle s’était placée dans le fond et, de là, surveillait la porte d’entrée. Chaque fois que celle-ci s’ouvrait, elle se demandait si Jean allait survenir.

Mais c’était un couple, c’était une fille, c’était un noctambule quelconque. Ce n’était jamais Jean.

Il était un peu plus d’une heure quand elle se décida à rentrer au Minerva. Elle paya, sortit, s’engagea dans la nuit que les réverbères refoulaient dans les angles des portes.

Comme elle traversait la petite place qui précède la rue Clauzel, elle vit venir vers elle un homme en lequel elle reconnut aussitôt celui qui, la veille, l’avait suivie.

Mais le bord de son chapeau était relevé par le vent, et Ruby pouvait voir son visage. Il n’avait rien d’effrayant, bien au contraire. Ses traits étaient doux, les yeux d’un bleu intense avaient on ne sait quoi de rêveur, de mélancolique. Il était bien découplé, sans lourdeur. Il y avait quelque chose de rassurant en lui.

— Excusez-moi de vous aborder ainsi. Mais j’aimerais vous accompagner, dit-il.

— C’est inutile. Ne vous donnez pas cette peine. J’habite tout à côté.

― Je le sais. Déjà hier…

— Hier, vous m’avez fait très peur.

— Je m’en excuse. Je ne l’aurais pas voulu. Mais ce soir ?

— Ce soir, non, vraiment, vous ne m’effrayez pas.

— Je m’en félicite, car j’aimerais vous mieux connaître… bavarder un peu avec vous.

— Mais il est tard.

— Est-il jamais vraiment tard à Montmartre ?

— Je ne suis pas non plus ce que sans doute vous croyez.

— Je l’ai parfaitement vu, et c’est pourquoi je désirerais que nous fassions plus ample connaissance.

— Je ne vous connais pas.

— La rue est un salon où chacun a déjà été présenté.

Ruby regarda attentivement l’homme.

— C’est drôle, constata-t-elle. Je viens de vous dire que je ne vous connais pas, et il me semble que je vous ai déjà vu quelque part.

L’homme sourit.

— Mon Dieu, c’est peut-être possible.

Ruby plus soigneusement encore examina le visage de son compagnon. Et soudain elle s’exclama :

— Oh ! est-ce que vous ne seriez pas…

― Chut… petite fille… les noms ne servent pas à grand’chose.

Il avait pris le bras de Ruby sous le sien.

— Offrez-moi l’hospitalité un moment, fit-il.

Quand il lui avait pris le bras, Ruby ne s’était pas éloignée. Quand il lui demanda de l’accompagner chez elle, Ruby ne s’indigna pas. Dans sa lassitude, dans sa détresse, dans sa solitude, elle éprouvait le besoin d’une présence. Il lui fallait confier à quelqu’un sa peine, peut-être aussi son besoin d’aimer.

Or l’homme qui s’offrait à elle avait un visage très doux, une voix tendre. Il donnait confiance. Ses yeux bleus étaient pleins de mystère. Il regardait Ruby en souriant. Ruby lui rendit son sourire. Elle savait maintenant qui il était.

— Ne dites pas non. Voyez, nous sommes déjà de bons amis.

Ils étaient parvenus devant l’hôtel Minerva. La rue s’ouvrait à tous les courants d’air. Il passait parfois des sifflements aigres.

La danseuse, encore une fois regarda cette nuit mauvaise, puis l’homme au sourire confiant. Elle baissa la tête.

Sa décision était prise.

Mais sa main tremblait tout de même un peu quand elle ouvrit la porte de sa chambre…

Le destin entrait avec elle, elle en avait conscience, vaguement.