Éditions Document 47 (p. 5-27).

LA MORT FAIT LE TROTTOIR
par Michèle Nicolaï

CHAPITRE PREMIER

— Alors, Ruby, tu es décidée ? demanda Liliane.

Déjà le miroir qui était fixé au mur de la loge n’était pas grand, et la turbulence d’une robe de gaze accrochée à un clou diminuait encore sa dimension.

Pour s’y regarder en même temps, les deux girls devaient donc serrer l’un contre l’autre leurs visages, ce qui accusait leur similitude : mêmes cheveux blonds lisses, mêmes cils longs et bleutés qui élargissaient l’azur de leurs prunelles, mêmes bouches pulpeuses identiquement mordues par le rouge du maquillage. Et si la planchette à fards n’avait pas brisé le miroir à la hauteur de la gorge, on eut pu constater que leurs corps étaient également les mêmes sous la robe verte à reflets d’argent largement ouverte sur la peau également dorée.

Une photographie d’agence clouée au dos de la porte par trois punaises consacrait d’ailleurs l’hallucinante ressemblance des deux femmes : les May Sisters, énonçait le titre de l’image. Si la photographie avait été placée au dos de la porte, c’est que c’était le seul endroit encore libre que put offrir l’étroite loge qui cachait la couleur fanée de ses parois sous les souvenirs de ses innombrables occupants précédents, du clown à la danseuse nue, sans omettre le gymnasiarque aux muscles souples, le chanteur de charme dont le sourire atteste la valeur de son dentifrice et les plus nombreuses femmes empanachées hautement et décolletées bassement. Il y avait même des coupures de journaux jaunies et quelques accessoires hors d’usage abandonnés là on ne savait pourquoi.

L’ampoule électrique sans abat-jour soulignait durement les sourires et les œillades de toutes ces figures et ressuscitait de vieux éclats dans les paillettes des costumes. Une malle d’osier servait de siège pour celle des Sisters qui n’avait pas pris place sur l’unique chaise au cannage éreinté.

Le regard de Ruby rencontra celui de Liliane dans le miroir dont une large cicatrice en diagonale déchirait le tain.

— Oui, dit-elle ; cette fois, c’est fait.

— Tes parents sont d’accord ?

— Penses-tu ! Tu ne les connais pas. Il y a eu hier soir une scène à tout casser. Mais j’étais bien décidée. J’ai fait ma valise ; ce matin, je suis partie sans leur dire au revoir.

Ruby sourit à son image dans le miroir.

— Et maintenant la vie commence.

L’avait-elle assez attendue cette minute où elle se sentirait enfin libre ; l’avait-elle assez désirée cette heure où elle réaliserait son rêve d’être une artiste. Il y avait déjà quatre ans qu’elle luttait pour en goûter la joie, car ni son père, fonctionnaire que les hasards de sa carrière avaient amené à Paris, ni sa mère, provinciale dont Ruby avait hérité la beauté, mais qui était froide, un peu hautaine, assez dure à l’égard de ses enfants, n’avaient admis un seul instant que leur fille pût monter sur les planches et y être danseuse. Tout leur orgueil était exalté par leurs fils, l’aîné, docteur en droit, principal clerc dans une étude d’avoué dont la succession lui était assurée, le second sorti major de l’École des Mines, et le dernier, un peu plus jeune que Ruby, qui préparait Polytechnique.

Mais ni les objurgations de son père, ni les remontrances méchantes de sa mère n’avaient eu raison de l’obstination de la jeune fille. Elle avait quinze ans quand, en sortant d’une représentation du Châtelet, elle avait décidé d’être danseuse.

— Ma fille, ballerine, saltimbanque, avait dit la mère dans un sursaut indigné. Je préférerais la voir entrer au couvent.

— Pense à l’avenir de tes frères que tu compromets, avait ajouté le père. Crois-tu qu’ils trouveront à se marier quand on saura que leur sœur s’exhibe en public.

Puis, devant l’entêtement de Ruby, cela avait été des menaces, des scènes, d’interminables querelles, des pleurs. Rien n’avait empêché la jeune fille d’aller en cachette prendre des leçons de danse.

Elle s’était d’abord dirigée vers la danse classique. Mais très vite elle avait dû y renoncer. À quinze ans, elle était déjà trop âgée pour débuter en cette spécialité qu’il faut entreprendre dès l’enfance et elle avait compris qu’elle ne percerait jamais parmi tant de danseuses mieux douées qu’elle et entraînées depuis plus longtemps.

Abandonnant délibérément les chaussons à pointe et le tutu, elle avait travaillé la danse acrobatique. Rien ne l’avait rebutée : la douleur des assouplissements entre les mains sans ménagement du professeur, la difficulté des exercices, la patience qu’il faut montrer pour arriver à exécuter correctement le grand écart, les pieds au mur ou le pont. La souplesse naturelle de son corps l’avait moins servie que sa volonté opiniâtre. Mais quelle récompense n’avait-elle pas eue quand son maître, un acrobate qu’un accident avait pour toujours éloigné de la piste, lui avait dit :

— Ça y est, mon petit. Tu peux maintenant chercher un engagement. Et si tu es sérieuse, tu arriveras.

Il lui avait fallu un peu plus de trois années de travail quotidien pour en arriver là. Pendant tout ce temps, ses parents n’avaient jamais rien su. Chaque jour, en strict maillot, dans le studio, elle se pliait à toutes les exigences du professeur qui n’était pas tendre. Chaque soir, elle rentrait bien sagement chez elle, dissimulant ses courbatures.

La salle où elle prenait ses leçons se trouvait place Clichy, chez Vacker, où acrobates et danseuses répètent à longueur de journée. Les planchers résonnent des appels des claquettes ; les parois laissent passer les exhortations des professeurs, les rengaines continuellement reprises des pianos et les battements du gourdin dont les moniteurs rythment sur le sol les ébats chorégraphiques.

— Allons, tire sur les bras… encore… encore… Mauviette, va… Pousse à fond. Recommençons.

C’est là qu’un jour elle avait rencontré Liliane.

— Tiens, Liliane, avait dit son professeur. Qu’est-ce que tu deviens, ma jolie ?

— Bonjour, Alfred. Je suis embêtée.

— Quoi ? Ça ne va pas ?… Les amours.

— Oh ! de ce côté, ça irait plutôt trop bien… Non, c’est le métier…

— Qu’y a-t-il ? Si je puis t’être utile, tu sais, ne te gêne pas.

— Je voudrais monter un numéro de Sisters. Je crois qu’il y a à faire dans ce genre-là en ce moment. Mais le chiendent, c’est que je ne trouve pas de partenaire. Tu ne connaîtrais personne par hasard ?

― Peut-être bien que si, fit Alfred.

Et poussant Ruby devant lui :

— Tiens, justement. Voici une petite qui débute et qui cherche du boulot. Je crois qu’elle fera ton affaire.

Liliane avait du regard évalué le corps que moulait le maillot de travail, les petits seins fermes bien plantés, la ligne harmonieuse des hanches, la taille souple, les cuisses longues et pleines ; puis avait fixé le visage où l’adolescence éclatait de fraîcheur en gardant encore un peu de l’enfance.

— Ça pourrait aller, fit-elle. Elle connaît le métier ?

— Elle sort de mes mains. Tu peux avoir confiance.

— Venez prendre un verre avec moi. On va voir ce qu’on peut faire ensemble.

Rapidement habillée, Ruby était descendue avec Liliane au bar du premier étage.

— Tu me conviens, mon petit, avait tout de suite décidé Liliane. Désormais nous serons sœurs.

— Mais nous ne nous ressemblons pas du tout.

— On voit que tu es jeune dans le métier. Aucune importance. Le maquillage et le costume se chargeront bien de cela. Quand tu connaîtras des Sisters qui sont sœurs pour de bon, tu viendras me le dire. Nous avons la même taille, la même corpulence. Ça suffit… Pour les appointements, voilà ce que je te propose : 60 % pour moi, 40 pour toi. Je prends un peu plus parce que je m’occuperai des engagements et que je réglerai le numéro. Ça colle ?

— Ça va très bien comme cela.

Ainsi Ruby était devenue l’une des May Sisters.

Un mois pour mettre le numéro au point. Et Liliane, qui avait des relations un peu partout, les faisait engager toutes deux au Casino de Paris. Les May Sisters y avaient tout de suite connu le succès.

Il était bien vrai que les deux jeunes femmes ne se ressemblaient nullement. Et maintenant que les perruques étaient enlevées, que le cold-cream avait ôté le maquillage, dans le même miroir où tout à l’heure s’affirmait leur similitude de Sisters apparaissait leur différence. Liliane était rousse ; son front était encore pur, mais quelques rides légères au coin des yeux, une certaine fatigue de la bouche attestaient qu’elle avait déjà vécu durement. Elle était plus âgée que Ruby ; toute jeune elle avait commencé à rouler, et elle était déjà lasse. Mais son corps soudain émergé de la robe s’avérait encore parfait, net. Ruby, elle, était brune ; son visage tout jeune, n’avait, à la ville, point besoin de fards, si ce n’est un peu de rouge sur les lèvres. Son corps était moins épanoui que celui de Liliane.

— Tu veux me passer ma combinaison, fit Liliane… Merci… Alors, dis-moi, comment cela s’est-il passé ?

— Je viens de te le dire. Tu comprends, il fallait bien que j’avoue à mes parents que je jouais. Avec les représentations du soir, je ne pouvais plus raconter d’histoires. Et puis j’en avais assez. Mes parents ne voulaient voir en moi qu’une petite fille à laquelle bientôt ils trouveraient un mari. Je veux vivre ma vie, moi, ma belle vie pleine d’aventures.

— Tu sais, la vie pleine d’aventures, tu en auras vite assez. C’est moi qui te le dis. Et je sais ce que c’est.

— Si tu savais quel plaisir j’ai quand je danse, quand je sens tous ces regards braqués sur moi ; quand je devine, dans le noir de la salle, tous ces gens accrochés à mes gestes…

— T’emballe pas. Tu verras que tout n’est pas rose dans le métier. Mais, cela, tu as bien le temps de l’apprendre. Pour l’instant, il faut te loger. Tu sais où aller ?

— Ma foi non… Ah ! zut, encore une maille de partie.

— Tu diras à ton amant qu’il t’offre une autre paire de bas.

— Tu sais bien que je n’ai pas d’amant.

— Eh bien, et le type qui t’attend à la sortie ?

— Ce n’est pas mon amant… du moins pas encore.

— Il te plaît ?

— Je ne sais pas. Je le connais à peine. L’autre soir il m’a attendue à la sortie des artistes. Il m’a abordée, très poliment d’ailleurs. Et puis il est revenu le lendemain. Et puis encore tout à l’heure, comme j’arrivais pour la matinée je l’ai trouvé planté devant la porte. Nous avons décidé de dîner ensemble ce soir.

— Tu sais qui c’est ?

— Il s’appelle Jean.

— Tout le monde s’appelle Jean.

Liliane passait sa robe.

— En somme, tu es toute prête à devenir la maîtresse d’un monsieur que tu ne connais pas. Écoute-moi un peu. Je n’ai pas de conseils à te donner et tu trouveras peut-être que je me mêle de ce qui ne me regarde pas… Mais, tout de même, à ta place, je réfléchirais avant de sauter le pas. Je sais bien qu’un jour ou l’autre, ça t’arrivera. Mais fais attention. L’amour, c’est plus passionnant quand on en rêve que quand on le fait. C’est pas toujours drôle, et ce que les hommes peuvent parfois être mufles. Avant d’épouser Tonio, j’ai mené une drôle d’existence. Je t’en souhaite pas une pareille. Du moins, j’ai de l’expérience. C’est pourquoi je te dis : attends le plus longtemps que tu pourras.

Ruby, qui se recoiffait, ne répondit pas.

Ses pommettes avaient un peu rougi.

Liliane se mit à rire.

— Ça ne fait rien. Il y a bien des gens qui rigoleraient s’ils entendaient que je te fais de la morale, et ici.

Contre une porte voisine, un poing tambourina. La voix du régisseur s’éleva :

— Alors quoi ? Vous n’entendez pas le timbre, non ? C’est bientôt votre tour. Pressons… Pressons.

Liliane sursauta.

— Oh ! ça va être aux Campellini, tu sais, les athlètes nus. Le porteur est magnifique. Je ne veux pas rater cela. Je file.

Elle ouvrit la porte. On entendit l’orchestre qui reprenait une marche que scandait la batterie.

Sur le seuil, Liliane se retourna.

— Pour ta chambre, ne t’en fais pas. Il y en a une de libre là où je loge, au Minerva, rue Clauzel. Je vais y faire porter ta valise. Tu verras, tu y seras bien. Ne sois pas en retard ce soir. À tout à l’heure.

Et elle se sauva.

Presque derrière elle, Ruby sortit à son tour. Dans l’étroit corridor, elle croisa une troupe de girls qui se bousculaient ; les unes avaient déjà fait sauter leur soutien-gorge d’autres, tout en courant, ôtaient les coiffures empanachées que des élastiques retenaient sur leur tête. Des bribes de conversations lui parvenaient.

— Tu as vu. Il a fallu remettre cela parce que les Campellini avaient raté leur entrée. Et ils couperont à l’amende, eux ! Ah ! si c’était nous.

— Dis, Gaby, tu me prêteras ta fourrure ce soir. J’ai rendez-vous.

Ruby se fraya un passage parmi leur troupe qui sentait la sueur, le blanc-gras et le parfum bon marché. L’orchestre jouait la rengaine lente qui accompagnait les exercices aériens des Campellini.

 

Devant la petite porte interdite au public, un grand garçon brun, sportif, vêtu avec goût, faisait les cent pas avec impatience. Dès qu’il vit Ruby, il s’empressa à sa rencontre.

— Enfin, dit-il, comme le temps m’a semblé long.

— Vous avez donc si faim, se moqua-t-elle.

— Non. Mais j’avais envie de vous voir.

— Ne m’avez-vous assez vue ? Vous étiez dans la salle aujourd’hui, et je tiens le plateau pendant au moins trente minutes.

— Mais ce n’est pas du tout la même chose. Sur la scène, c’est vous et ce n’est pas vous. Je ne peux pas dire que je n’aime pas vous voir danser, mais combien je préfère vous voir près de moi, telle que vous êtes en réalité. Vous êtes si jolie, si jeune.

— C’est vrai ce que vous dites là ?

— Si ce n’était pas vrai, perdrais-je mon temps à vous attendre dans la rue.

Tout en marchant près d’elle, il l’examinait.

Ruby finit par lui demander :

— Qu’avez-vous à me regarder comme cela ? Il y a quelque chose qui ne vous plaît pas ?

— Je n’aime pas votre robe.

— Tant pis. Moi, je lui trouve assez d’allure. Le jeune homme lui prit familièrement le bras.

— Je ne dis pas. Mais comme j’aime mieux vos robes de scène, celle-là surtout, la verte aux reflets d’argent.

— Elle est bien indiscrète.

— C’est peut-être pour cela que je l’aime.

Ruby dégagea son bras, regarda l’heure à sa montre-bracelet.

— Il serait temps de dîner, dit l’homme. Vous avez une idée ?

— Vous tenez à dîner, fit Ruby ?

— Vous m’aviez promis.

— Oui, mais il est sept heures. Je dois être au Casino à neuf heures. Nous aurions peu de temps. Et puis je n’aime guère manger avant de danser.

— Alors, vous me laissez tomber ?

— Soupons ensemble après le spectacle.

— Comme cela, ça va… Vous prendrez tout de même bien un cocktail ?

― Avec plaisir.

Pendant qu’ils remontaient la rue de Clichy, la nuit était devenue presque complète. Les enseignes au néon dessinaient des cabrioles rougeâtres sur les maisons grises, mais ce n’était encore que de pauvres farces auprès des facéties et des folies que la lumière réservait pour le véritable Montmartre, un peu plus haut, de la place Blanche à la place Pigalle. La rue de Clichy est une parente pauvre dans l’exubérance déchaînée du Montmartre nocturne.

Ruby et son compagnon, entrèrent au Tout-Tim, rué de Douai. Juchés sur les hauts tabourets, ils burent deux Martinis que leur servit Janette, une barmaid impeccable dans sa veste blanche, mais ils purent échanger peu de propos intimes à cause du brouhaha des consommateurs qui se pressaient. Rapidement, Ruby s’éclipsa.

— À ce soir !

— Vous pouvez compter sur moi.

Sans difficulté, elle trouva rue Clauzel l’hôtel Minerva. Ce n’était pas à proprement parler un hôtel, mais une grande bâtisse, pas très neuve, d’aspect cependant assez moderne dans laquelle des chambres meublées étaient occupées par des artistes de music-hall. Il n’y avait pas de portier, mais une sorte de concierge qui donnait à chaque locataire les clefs de son appartement, ainsi que celle de l’entrée, si bien que chacun était parfaitement libre d’aller et de venir à sa guise. Elle était du reste un peu sourde et semblait ne jamais sortir de l’ahurissement où la mettaient les heures invraisemblables où on lui demandait généralement de faire les lits et de donner un coup de balai aux chambres. Depuis vingt-cinq ans, elle faisait ce métier, mais n’avait jamais pu s’adapter à l’existence pleine de fantaisie de ses locataires. Elle était d’ailleurs pleine de bonne volonté et d’indulgence et faisait de son mieux pour contenter tout le monde.

Quand Ruby arriva, le couloir d’entrée était encombré d’un tas de valises couvertes d’étiquettes multicolores en provenance de toutes les parties du monde. Un petit homme à la peau jaune, aux yeux bridés, vêtu d’un costume à carreaux, les remuait les unes après les autres. Deux filles magnifiques, l’une blonde, l’autre très brune, qui descendaient l’escalier en riant très haut, l’interpellèrent :

— Qu’est-ce que tu cherches, Takigoutchi ?

— Mon bagage, répondit le petit homme avec un fort accent anglais. Mon bagage que je ne retrouve pas. Et cette concierge qui n’est pas là !

— Elle est au quatrième. Elle fait la chambre de Katty. Tu n’as qu’à l’appeler.

— Mais elle dira encore qu’elle ne sait pas. Elle ne sait jamais rien.

— Elle en sait plus qu’elle n’en dit, fit la blonde en prenant le bras de sa compagne. Tu viens, ma loute, Robert va encore nous enguirlander.

Le Japonais se remit à ses recherches en grommelant :

— Mon bagage… mais où est mon bagage !

Dans l’escalier sombre, Ruby croisa un jeune homme dont elle distingua mal les traits qui, s’effaçant pour la laisser passer, interrompit la chanson qu’il fredonnait pour lui dire :

— Passe, jeune beauté, passe. Et prends garde de ne point casser ta petite gueule en or. Il y a un enfant de truie qui a fauché l’ampoule du palier, ce que je ne lui pardonnerai pas puisqu’il me prive d’admirer comme il convient l’élégance de tes traits.

Sur le palier du premier étage où Liliane lui avait dit habiter, trois portes s’offraient. À travers l’une perçaient les vocalises d’une soprano vraisemblablement italienne ; dans l’autre pièce, un homme et une femme s’invectivaient en une langue inconnue. Ruby se décida pour la troisième. C’était bien celle de Liliane.

— Ça y est, tu es casée, dit joyeusement cette dernière. Le groom du Casino a apporté ta valise. Viens, je vais te faire voir tes appartements. J’ai la clef.

Elles redescendirent toutes deux au rez-de-chaussée et Liliane fit entrer Ruby dans la chambre qui donnait la première à gauche sur le corridor.

— Voilà, fit-elle. Je crois que tu ne seras pas mal.

La chambre était vaste et gaie. Les murs étaient peints en un jaune clair de bon goût. Le divan, le cosy-corner et le fauteuil étaient couverts de velours havane.

— Tu vois, poursuivit Liliane ; ici, derrière ce rideau, tu as une grande penderie ; là, c’est la salle de bains. Tu as même une petite cuisine pour les jours où il ne te dirait rien d’aller au restaurant. C’est bien pratique.

Quelques œillets roses et rouges s’épanouissaient dans un vase. Ruby les remarqua.

— C’est au moins toi qui as apporté ces fleurs. Tu es gentille. Je te remercie.

— Tu m’excuseras. Je n’ai trouvé que des œillets. J’espère que tu n’es pas superstitieuse.

— Si je l’avais été, comment pourrais-je le demeurer puisque j’ai eu la chance de rencontrer une aussi chic camarade que toi.

— N’en jetez plus… Ah ! il faut que je te prévienne. Tu n’as ici qu’une voisine… oui, la porte en face. Ce n’est pas elle qui te gênera. Elle n’est plus toute jeune, toute jeune, sans être encore vieille. Il y a, paraît-il, quinze ans qu’elle habite ici. Dans le temps, elle a été gommeuse dans un café-concert, puis elle est devenue habilleuse. Tu vois le genre. On l’appelle Madame Amandine. C’est une femme tout ce qu’il y a de tranquille. Elle a peut-être fait la noce quand elle était jeune, mais maintenant elle tient le ménage du pharmacien de la rue des Martyrs. Et dame, ça la grise un peu l’honnêteté. Je crois même qu’elle nous méprise. Mais, au fond, tu t’en fiches ; tu ne la verras presque jamais.

— Et puis, tu sais, moi, les qu’en dira-t-on…

— Tu as bien raison. Mais, dis donc, il est huit heures, il faut qu’on se trotte au Casino.

 

Comme elle l’avait promis, après la représentation, Ruby retrouva Jean qui l’emmena souper à « l’Amiral ». Il était surprenant de voir inscrite sur les murs la phrase de Jaurès : « Les cafés sont les salons de la démocratie », car rien ne semblait moins démocrate que ses habitués. Non pas que ce fût là un bar très chic ; il était plutôt fréquenté par le personnel des boîtes voisines, et on distinguait fraternellement mêlés les musiciens de la « Cabane Cubaine » et les danseurs russes échappés du Caveau Caucasien. Il y avait là aussi Teddy Michaud portant sur son genou le museau de son chien Rintintin et sur son épaule un singe frileux accompagné par une jeune Américaine trop blonde dont le visage pointu ressemblait à celui du renard peureux blotti dans ses bras.

Il n’en fallait pas plus pour éblouir Ruby qui, bien que danseuse au Casino de Paris, n’était encore jamais entrée dans un bar la nuit. Pour elle, le contraste était brutal entre l’atmosphère morne de la maison bourgeoise qu’elle venait de quitter et l’ambiance de gaîté, dont le factice ne lui apparaissait pas, de ce monde où elle entrait.

Des hommes buvaient : quelques-uns étaient en smoking, mais c’était pour eux un vêtement de travail. Des femmes entraient et sortaient. Sous leurs fards violents, elles portaient un masque de lassitude.

À une table proche, trois messieurs très élégants entouraient une femme belle et précieuse comme une fleur de serre.

Ruby regardait tout cela. Jean, lui, regardait Ruby.

Quelques coupes de champagne qu’elle avait bues sans qu’elle s’en rendît bien compte lui avaient un peu tourné la tête. Jean pensa que le moment était venu.

— Vous êtes jolie ce soir, comme jamais vous ne l’avez été.

Elle rit, heureuse du compliment.

— Tout le monde vous regarde, mais je sais que c’est pour moi seul que vous êtes si belle.

— Vous devenez fat.

— Non, Vous m’appartenez déjà un peu… Demain, tout Montmartre saura que je suis votre amant.

— Encore faudrait-il que je sois votre maîtresse.

— Ne voulez-vous pas l’être ?

Il l’avait prise par la taille.

— Soyez sage, Jean.

— J’ai de la fortune. Je saurai vous rendre heureuse.

— Taisez-vous… Si je deviens votre maîtresse, croyez-vous que ce soit pour cela ?

Il se fit pressant :

— Alors, si c’est par amour, dis que tu seras à moi.

— Je ne peux rien vous dire encore…

Son visage s’était durci.

— Quel jeu joues-tu ? dit-il d’une voix plus brutale.

— Quoi ?

— Je les connais, les sainte-nitouche dans ton genre. On se laisse aborder, on va aux rendez-vous, on accepte les invitations. On fait tout pour allumer le monsieur qu’on croit être de bonne prise, et puis…

— Et puis ?

— Et puis on refuse de payer.

— Jean, je vous défends…

— Tu n’as rien à me défendre. Si tu as un type, il n’y a qu’à le dire.

— Je n’ai pas de type, comme vous dites…

— Alors, pourquoi pas moi ?

Ruby sentit monter en elle une grande envie de pleurer, mais elle se maîtrisait car elle sentait le ridicule qu’eussent eu des larmes en un pareil moment.

— Je vous en prie, Jean, fit-elle… Plus tard…

— Pourquoi plus tard ?

— Laissez-moi le temps.

— Non, tu ne te déroberas pas toujours. Ce sera ce soir ou jamais.

Du coup, Ruby se dégagea brusquement.

— Alors, jamais.

Elle s’était levée et se glissait rapidement vers la sortie.

— Ruby, appela Jean.

Mais il dut prendre son portefeuille, en tirer un billet qu’il jeta au garçon accouru, en lui criant :

— Ça va ; gardez tout !

Ruby avait déjà eu le temps de gagner la rue. À peine avait-elle fait quelques pas qu’elle s’entendit encore appeler.

Une porte cochère fermée laissait sous son porche un recoin d’ombre. Elle s’y blottit et vit passer devant elle Jean qui se hâtait à sa poursuite.

Elle le laissa s’éloigner. Quand elle se crut certaine qu’il avait perdu sa trace, elle sortit de sa retraite et descendit la rue Frochot pour rentrer chez elle.

L’heure était tardive, les rues presque désertes. On ne voyait guère sur les trottoirs que les portiers des boîtes de nuit qui veillaient sur les autos alignées les unes derrière les autres. Les enseignes cependant appelaient encore les incertains noctambules.

Ruby était triste. Jean avait gâché sa première journée de liberté. Elle ne l’aimait pas, mais il ne lui était pas indifférent et l’idée d’appartenir à ce grand garçon brun, bien découplé, et dont les yeux étaient de feu, ne lui déplaisait pas. Ne devrait-elle pas un jour savoir ce qu’est l’amour ? Mais pourquoi avait-il été si pressé ? Pourquoi avait-il parlé d’argent ? Avec un peu moins de hâte, un peu plus de tendresse, il l’eût eue quand il voulait. Elle-même n’avait-elle pas paru un peu sotte ?

Une fille qui dansait presque complètement nue sur la scène du Casino avait-elle à s’effaroucher du désir d’un homme qu’elle n’avait pas repoussé ? Ruby était mécontente des autres et d’elle-même.

Comme elle passait devant le Shangaï, un homme la croisa, la regarda, s’arrêta, fit demi-tour, se mit à la suivre. Ruby hâta le pas ; l’inconnu fit de même.

Il n’y avait qu’eux dans la rue.

Rapidement, Ruby se retourna. L’homme se trouvait précisément dans la lueur d’un réverbère. Elle vit qu’il était assez grand. Il portait un manteau gris dans l’ouverture duquel apparaissait un foulard jaune, mais le bord baissé de son feutre noir ne lui permit pas de distinguer ses traits. Son allure générale était celle d’un homme vigoureux d’une quarantaine d’années. Il tenait ses deux mains dans ses poches.

La jeune fille changea de trottoir. L’homme également traversa la rue. Les maisons semblaient hostiles, les réverbères indifférents. Ruby pensa qu’elle pourrait crier, appeler : personne ne se dérangerait. S’il fallait s’inquiéter à Montmartre pour une femme qui crie dans la nuit ?

Elle eut peur. Elle se sentait faible, désarmée devant l’homme au visage secret. Elle se mit à courir. Cela ne servait à rien, mais la peur panique qui l’avait saisie ne la laissait pas réfléchir. Le plus sûr résultat de sa course fut de l’amener essoufflée, tremblante devant la porte d’entrée de l’hôtel Minerva. Elle était si troublée qu’elle ne distingua pas tout de suite le trou de la serrure, puis, la clef engagée, ne parvint pas immédiatement à faire tourner le pêne.

L’homme était derrière elle. Elle le sentit s’approcher ; elle perçut sur sa nuque son souffle.

Une boule s’immobilisa dans sa gorge. La porte au même instant enfin céda. Ruby se jeta dans l’entrée, brutalement claqua la porte derrière elle. Et elle resta là, haletante, la main sur son cœur qui battait la chamade.

Dans la maison, tout était silencieux, comme mort. Une ampoule nue éclairait crûment le vestibule. L’homme devait être parti, découragé.

La jeune fille gagna sa chambre, en ferma la porte à clef.

La tige d’un des œillets rouges s’était brisée et la fleur tristement pendait au flanc du vase. Aucun des objets qui garnissaient la pièce ne lui était familier. Il n’y avait dans un coin que sa valise. Elle l’ouvrit, en tira une longue chemise bleue, commença à se dévêtir. Ce lui fut une impression étrange de se trouver dans un lit très large, un lit pour deux personnes. Elle n’avait jamais couché que dans son lit étroit de jeune fille. Après avoir jeté un dernier coup d’œil sur cette chambre qui n’était pas encore sienne, elle éteignit la lumière. Et comme elle étendait les bras sur la grande couche, elle pensa qu’un corps d’homme eût pu être là près du sien. Elle frissonna, mais elle n’aurait pu dire si c’était à l’idée de cette présence ou à la constatation de sa solitude.