Librairie Universelle (p. 253-283).
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VIII


Toute la semaine, j’ai gardé un rire nerveux, effrayant, un rire « de Saint-Guy ».

Enfin, dimanche, la mesure a débordé : Mme Paulin m’a fait une seconde visite, en grand apparat : nu-tête, mais des mitaines noires, une chaîne de cou dorée, l’air d’une charbonnière glorieuse.

Alors, j’ai eu une crise de larmes telle que la couturière phtisique, ma voisine, a dû perdre plusieurs sous à écouter la scène derrière ma porte.

J’espère que maintenant je suis guérie.

Nous étions assises face à face, Mme Paulin sur le bord de la rocking-chair, moi sur le bord du lit.

J’ai vidé mon cœur :

— Eh bien, oui, si vous voulez le savoir, j’ai dû me marier avec un galant homme élégant, instruit — qui m’a lâchée parce que je n’avais plus de dot. Oui ! je suis couverte de diplômes ! Oui j’étais une demoiselle du monde… Et je ne veux plus recommencer l’expérience. Est-ce que je sais si l’on ne se moque pas de moi ?… Sans doute, on a besoin de documentation, on veut voir… on a trouvé le cas bizarre… Je ne suis pas à marier !… On ne bafouera pas ma tendresse une seconde fois… Et d’abord une sorte de contrat d’honneur m’empêcherait d’abandonner ces pauvres enfants qui m’ont donné leur affection et qui ont besoin de mon dévouement… Tenez, si je me mariais, je voudrais, en guise de dot, adopter un des plus misérables… Louis Clairon… que je dirais mien et je voudrais être épousée pour mon déshonneur… Laissez-moi !… Et puis, vous savez : quelqu’un me gêne, m’excède, je ne veux plus le voir à l’école… et je vais demander à permuter… Laissez-moi ! je veux changer d’école.

Mme Paulin a eu l’intelligente bienveillance de ne pas m’interrompre. Ensuite elle m’a essuyé les yeux, elle m’a consolée par de vagues paroles accommodantes, elle s’est bien gardée de discuter : tout ce que j’ai voulu m’a été concédé, promis, comme à un enfant gâté.

Elle m’a embrassée avant de partir. Je me rappelle maintenant qu’elle n’avait pas précisément l’air d’une personne qui a perdu la partie, — sans doute la satisfaction de connaître « mon histoire ».

25 mai. — Ce matin, dans la classe de la directrice, je me suis agitée comme une folle, à entendre professer la normalienne. Les tout petits se sont amusés : à leur idée, je faisais la comédie sans guignols.

« Un Arabe mourant de faim dans le désert, trouve un sac d’argent ; il aurait bien préféré trouver un sac de dattes, aussi rejette-t-il avec dépit ce trésor inutile. Morale à développer : l’argent ne rend pas heureux, il faut le laisser aux gens déraisonnables. »

Je dénonce la tromperie malfaisante de cet enseignement, puisque l’argent est le sang vital des sociétés actuelles. Déplorez le fait, si vous voulez, mais ne faussez pas la réalité.

Ah ! les bons élèves crédules, Léon Chéron, Irma Guépin, la Souris ! Ah ! mes pauvres visages pointus !… à l’assassin ! à l’assassin !

J’étais donc dans une disposition d’esprit défavorable ; à la sortie du déjeuner, la mère de Vidal — le bossu ornithobatracien — a voulu absolument bavarder un peu.

— Votre Eugène n’a pas de chance, dis-je, il me semble que son cou et son épaule se paralysent, sa tête ne tourne plus…

Très misérable, un nourrisson sur le bras, la mère Vidal détient un accent d’acceptation résignée impossible à imaginer ; elle vous expose, avec une conviction irrécusable, des nécessités stupéfiantes :

— Le père était alcoolique ; n’est-ce pas ? c’était forcé : il avait été au Tonkin cinq ans… il avait la médaille, c’était forcé qu’il soit alcoolique — et vous savez comme les alcooliques ont des enfants, à chaque coup, ça ne peut pas rater, vous le savez… eh bien, tous les enfants que j’ai eus avec cet homme-là sont morts, sauf Eugène ; ils étaient tous estropiés… (Tous, on dirait qu’il s’agit d’une quantité, une vingtaine au moins.) J’en ai d’autres de meilleure santé, — ajoute-t-elle d’un air récompensé, avantageux (et comme un commerçant dirait : J’ai des produits d’autres marques meilleures,) — tenez, en v’là un, d’un cocher, il n’aura qu’un peu de coxalgie, là, dans la hanche…

Elle secouait sur son bras un avorton ratatiné, verdâtre, inerte.

Par une subite et puissante clairvoyance, devant cette femme inconsciente et ses deux lamentables procréations, ma mauvaise humeur a laissé l’école et s’est attaquée aux parents.

Gare à vous ! voilà du nouveau.

L’année scolaire prendra fin dans deux mois, mon expérience grandit. Ce soir, je suis très forte. Les objets autour de moi projettent une médiocrité austère. Ma privation, toute ma privation de fille pauvre m’élève à la vision justicière. Le silence de ma chambre — comme le calme en moi — est solennel. Je touche à la vérité.

La mère Vidal est là, dans ma pensée, avec ses deux avortons, qui attend un verdict, — et d’autres sont là qui attendent de comparaître… Et je sais maintenant que la sévérité première de mon jugement portera sur le crime des parents !

Il faut dire d’abord que j’ai des motifs d’être si hautement calme !…

Il ne vient plus !


La Maternelle
LES MINOIS AFFRIOLANTS.

J’exagère ma placidité jusqu’à l’insolence devant Mme Paulin.

L’école est plongée dans la stupeur par cette disparition inexpliquée : un mois entier !

Je me sens très bien, très à l’aise… à part quelques étourdissements, vite dissipés, le matin.

Et Mme Paulin ne bronche pas, quoique j’atteigne à l’inconvenance odieuse par mes attitudes froides, sereines, par mon air « de n’avoir jamais entendu parler de rien… »

Quelles menaces lui a-t-on faites ? — et quelles promesses ensemble ? — pour qu’elle observe une telle résignation !

(Non ! vous m’aimez bien sincèrement, Mme Paulin, et c’est à cause même de la force prise en votre affection, que — telle une enfant ingrate — je suis méchante à plaisir. Oh ! comme vous m’aimez de toute votre âme de peuple ! Et comme, là, vous m’êtes supérieure !… Jamais je ne serai « peuple » autant que vous, au point de vue de l’affection dévouée. Et j’ai beau vous aimer aussi, — je ne peux pas renoncer à l’agréable perception de faire souffrir, à mon tour.)

Il ne vient plus !… J’en ris sous cape en traversant les classes.

Mais il ne s’agit pas de cela.

Des images stationnent dans ma mémoire, — comme les femmes dans l’entrée de l’école, — des images barbares que j’aurais voulu toujours laisser dehors… Je vais « juger » !

Il y a quatre frères et sœurs du nom de Ducret, à l’école ; des enfants malingres, avec accentuation à mesure que les âges descendent, mais aucune difformité ; ils n’ont d’effrayants que les yeux, hagards, trop écarquillés et vacillants. Généralement, leur panier contient la valeur d’un sou de pain pour eux quatre. Ils ont toujours faim ; leurs yeux de fringale vous suivent dans le préau, dans les classes, dans la cour. Un jour de cet hiver, nous avions commencé de déjeuner, Mme Paulin et moi : après quelques bouchées nous avons cessé, nous ne pouvions plus consommer notre pain ; et Mme Paulin a dit le motif : « On sent la faim des Ducret, d’ici… »

Trois de ces enfants s’en vont seuls, à quatre heures, mais la mère vient chercher le dernier, âgé de deux ans, parce qu’il a des vertiges ; de temps en temps, il tourne sur ses jambes et tombe comme une masse.

La veille de Pâques, on l’avait oublié ; je dus le reconduire à sept heures, rue des Panoyaux.

La concierge rit sur mon passage.

— Ah ! vous auriez attendu longtemps qu’on aille vous le réclamer ! Le père est rentré plein d’absinthe, y a de l’occupation là-haut.

Je monte et je trouve, dans l’escalier, assis de marche en marche, d’abord les trois Ducret de l’école maternelle, puis trois autres plus âgés. Ils devaient être là depuis longtemps et, d’après leur façon de regarder la porte du logement, ils attendaient, pour entrer, la terminaison d’une chose ordinaire se passant à l’intérieur. Mais je n’ai pas deviné cela, sur le moment ; je suivais mon petit, en ne pensant qu’au vertige. Il file devant ses frères, va jusqu’à la porte et la pousse ; mal fermée, elle s’ouvre toute grande.

En face, je vois le lit, un homme et une femme pris à l’improviste. Des jurons de l’homme et une voix plus gênée : « Allons, entre et ferme la porte ! »

Eh bien, je le déclare, renseignée par une horreur inexprimable et par ma pitié pour les petits Ducret si affreusement misérables, il existe un crime de lèse-humanité qui s’appelle : le crime d’avoir trop d’enfants.

Mais, voici une autre comparution.

C’est dans la rue grouillante et malpropre. La journée finie, la mère Fondant et une de ses amies m’ont entreprise ; nous obstruons le trottoir ; l’haleine fade d’une allée d’hôtel meublé nous caresse le visage, il fait doux et humide, et, comme dit Mme Paulin, « le temps est à l’amour ».

— Quand on a beaucoup d’enfants il faut bien taper dessus, affirme la mère Fondant… ou alors faudrait être très riche…

— Oui, dit l’autre femme en riant à dents blanches vers un gaillard qui l’a bousculée, de cogner sur les grands ça aide à élever les petits. Pas vrai, Rose ?

— Écoutez, les enfants qui pleurent ce n’est pas gai…

— Rose est faignante…

De là une dissertation sur la façon de « corriger » les enfants ; le battage des enfants étant assimilé à une nécessité domestique, telle que le battage des tapis.

— Ça ne se bat guère avant cinq ou six mois.

— Le matin de préférence, ça les remonte pour la journée.

— Dame ! le dimanche, ils écopent davantage parce qu’on a plus de temps.

— Moi, les miens, je les ai toujours époussetés avec une baguette, parce que, chez mon père, autrefois, y en a eu un d’éborgné par un coup de poing ; alors, c’est dans la famille : ma sœur aussi, les siens ne sont rossés qu’à la baguette.

— Quand mon quatrième est né, j’étais si en colère que je n’arrêtais pas de cogner sur l’aîné, comme si c’était de sa faute : « Toi, chameau, si tu n’étais pas là, ça ne m’en ferait pas quatre. »

— Enfin, Rose, venez-vous prendre un verre, on est toute en beurre de ce temps-là ?

— Vous savez bien qu’elle ne peut pas, avec sa gastralgie.

Je me rappelle, en effet, la mère Fondant amenant ses trois enfants à l’école et poussant à part l’aîné Gaston :

— Celui-là, madame, n’ayez pas peur de taper dessus, c’est un sale enfant ! il a tous les défauts !

Elle criait ces mauvaises paroles avec une passion sincère, saisissante.

Pauvre bambin inerte ! « Tous les défauts ! » Il ne parlait pas, n’agissait pas, il ne cherchait qu’à se cacher ; sitôt lâché par sa mère, il se réfugiait effaré dans les jupes de la maîtresse présente. Pareil à un chien qui discerne les personnes amies des bêtes, il m’avait devinée, sa préférence était pour moi. Aux heures de présence dans le préau, — à moins d’employer la menace, — il me suivait partout, en tenant un coin de mon tablier. « Il ne me gêne aucunement, disais-je à la directrice », et, le plus souvent, on tolérait sa manie. Ma pitié pour lui différait complètement de mon affection souriante pour Irma Guépin, « ma fille ».

Son âge le plaçait chez Mme Galant ; mais il se désolait tant de monter l’escalier sans moi, qu’on le laissait dans la petite classe. (Je crois aussi que, chez Mme Galant, il faisait un pendant trop lamentable à Berthe Hochard.)

Assis au premier rang, dans la classe de la directrice, les mains sur les genoux, une épaule remontée par l’habitude de la peur, avec sa figure trop longue, toujours pochée, on aurait dit qu’il comptait interminablement les coups reçus et les coups à venir ; à chaque bruit de l’école un peu accentué, râclement de galoche, ou bien choc sur le bois du bureau, une secousse remuait son dos étroit, cassé, osseux. Quand la directrice racontait de gentilles historiettes : « Vos parents sont bons — ils n’agissent que pour votre bien — votre papa et votre maman se donnent beaucoup de peine pour que vous ne manquiez de rien… » je me suis souvent demandé comment elle n’était pas fascinée par le poche-œil de Gaston Fondant irradiant vert, jaune, noir, à la rencontre de ses paroles.

Pendant la récréation, Fondant restait isolé, immobile contre le mur ou contre le marronnier. Les autres gamins, quoiqu’ils fussent pour la plupart des enfants battus eux-mêmes, le délaissaient, sans affectation, par instinct simplement : il sentait trop les coups. De temps en temps, seulement, l’un des quelques enfants gâtés de l’école s’approchait, venait flairer avec une curiosité prudente la chair massacrée de Fondant.

À la voix de sa mère, le soir, son peu de sang se sauvait du visage et se cachait vite dans son cœur.

— Hein ! croyez-vous, il ne veut pas venir, il coucherait à l’école, grinçait la mégère. Ah ! le sale enfant ! il est jaloux des autres… Quant à ça, tu peux y compter, plus tu auras de frères, plus tu recevras de raclées !

Oui, je le crie, je l’affirme, je le râle : les pauvres commettent un crime en ayant beaucoup d’enfants, puisqu’alors — selon leur propre théorie — ils sont obligés de les maltraiter.

Et l’abomination va bien plus loin qu’on ne pense : si la famille est mauvaise, l’école est mauvaise à proportion, puisque son enseignement moral est basé sur la famille supposée parfaite.

Le jour où j’ai débuté, Mme Paulin m’a offert cette sentence en cadeau : « Quand il y a tant de brutalités à la maison, il en faut absolument à l’école. »

Et ses explications ont rembarré mon refus :

— Il est bien entendu, d’après le Règlement, qu’on ne frappe jamais les élèves : aucune punition corporelle. Si l’on nous questionne, ça ne fait pas de doute… Cependant, voyez la directrice, les adjointes… Premièrement, les parents disent : « Cognez, je vous y autorise, » et souvent ils montrent la manière de s’en servir : « Pan ! du pied — pan ! du poing, suivez le mouvement, n’ayez pas peur ! » mais ensuite, il y a un fait : quand un enfant est très misérable, on ne peut pas s’empêcher de taper dessus… Vous verrez vous-même, ma bonne Rose, la main sur le cœur, on ne peut pas… Ça coûte si peu et ça soulage tant !… Il faut connaître l’agacement d’avoir deux cents gamins autour de soi !… Parfois on se soulage sur quelques-uns, pas très méchants, de ne pouvoir taper sur d’autres plus insupportables… On se cache le mieux possible ; la précaution est superflue : les misérables savent leur sort inévitable et les quelques autres qui excelleraient à se plaindre si on les frappait trouvent juste que l’on maltraite de plus malheureux qu’eux… Vous verrez vous-même !

Et ici une digression. À mon tour d’être jugée.

Je n’avais jamais parlé, dans mes notes, de Gaston Fondant, par une sorte de coquetterie. L’ayant un peu adopté, cet enfant, je n’allais pas m’en vanter. Sainte fille, va ! Bonne et modeste, quoi ! Toutes les qualités.

Comédienne !

Ce fut un de ces jours printaniers où les bâtiments administratifs suintent une austérité froide en contradiction avec la nature et avec le besoin d’affection et de sécurité que l’on porte en soi. Et, il faut le dire aussi, un jour de persécution de Mme Paulin. Je terminais cette séance de prison dans un état d’agacement égoïste. Gaston Fondant et ses deux frères restaient les derniers dans le préau ; je rangeais pour n’avoir plus qu’à balayer après leur départ.

Gaston avait voulu me suivre, selon l’habitude, en trottinant accroché à ma jupe. Je l’avais renvoyé : « Laisse-moi ! » de telle façon qu’il était allé se blottir près de ses frères.

Comme je portais la corbeille débordante de papiers récoltés dans les coins et sous les bancs, il tira mon tablier au passage ; des papiers tombèrent. Je me baissai, posai la corbeille par terre et, avant de rien ramasser, d’une impulsion nerveuse irrésistible, je lançai une claque à l’enfant. Moi ! j’ai fait cela !

Mme Paulin me l’avait annoncé : « On ne peut pas s’en empêcher. »

Oh ! ce fut affreux ; mes doigts — faute de trouver assez de ressort, — avaient atteint les petits os ! Et la chair était si pauvre qu’elle ne rougit même pas sous le choc ! Puis, je vis cette tête d’innocent préparé « à en recevoir encore », qui s’était levée de surprise et demeurait offerte. Les yeux disaient : « Toi aussi ? Eh bien, va, fais-moi du mal si ça te soulage… mais oui, c’est dans la nature des plus forts de torturer… j’ai déjà tant souffert… un peu plus, un peu moins… »

Et puis, comme ma gifle restait isolée, il eut une espèce de sourire : « Je ne t’en veux pas, va ! dans le fond, tu n’es pas méchante… tu ne savais pas, hein ? »

Après ce jour-là. Fondant continua de se réfugier en moi, mais sa main, à mon jupon, ne s’attachait plus avec autant de ténacité. Des remords creusaient ma conscience véreuse : ma brutalité n’avait-elle pas retiré à cet enfant la dernière croyance en la Bonté ? N’avais-je pas lâchement abattu sa mourante volonté de vivre ? Il ne se jetait plus dans moi à corps perdu, il me sondait avant : « Veux-tu ? » et ses yeux jaunâtres exprimaient un souvenir qui me lancinait. Je lui trouvais une langueur pensive « de malade qui aurait pu être guéri ». Autrefois, je m’adressais à lui par des mots espacés : « Te voilà ?… viens !… » le silence entre nous était naturel et plein de signification. Après ma brutalité, j’aurais voulu lui parler davantage et je ne pouvais pas… rien ne sortait… J’essayai de lui caresser la joue, mais il eut peur de ma main et sa chair en coton fit rétracter mes doigts.

Enfin, un matin, la Souris tirait mon tablier dans le préau :

— Rose, Rose…

À force d’être assourdie, on prend l’habitude, avec les enfants, de ne presque jamais répondre au premier appel.

— Rose…

Puis, on répond sans écouter, ni regarder :

— Oui, oui, bon…

Cependant la voix de la Souris vibrait autrement qu’à l’ordinaire.

— Eh bien, quoi. Rose ? qu’est-ce qu’elle a fait Rose ? demandai-je.

La Souris haussait vers moi des yeux de ciel, un front comme le miroir de ma propre conscience, un visage grave sur lequel était imprégné de l’ineffaçable :

— Rose, Fondant est mort.

Eh bien, oui, na ! Je suis mauvaise, je le sais bien… l’école aussi est mauvaise et l’on ne voit partout que crimes contre l’enfance.

On vous assène, à chaque instant, sur la tête, « les prérogatives du père de famille », qui donc revendiquera contre tout le monde les droits criants de l’enfant ? Non seulement l’enfant a le droit qu’on ne l’empoisonne pas d’alcool et qu’on ne l’empoisonne pas de croyances asservissantes, mais il porte en lui l’exigence essentielle de ne pas avoir trop de frères et de sœurs. (On laisse bien aux légumes, dans les champs, la quantité de terre voulue pour qu’ils poussent !)

Et voici des visions qui comparaissent pour hurler cette dernière justice.

Voici des gamins de six ans, noués, arrêtés dans leur croissance, atrophiés sans espoir, par la fatigue de porter continuellement des tout petits sur les bras.

Voici des fillettes, vieilles à treize ans, usées littéralement par le soin de la marmaille. Celle-ci, c’est Joséphine Guépin qui vient chercher sa sœur et ses deux frères, je ne l’ai jamais rencontrée, sans un enfant au bras et un autre à sa jupe ; elle est finie, le dos rond, le buste déjeté. Elle reste un instant le bec ouvert avant de parler, le temps de gonfler un peu sa poitrine aplatie, et, les yeux ternes, elle me dit sans rancune, sincèrement :

— Maman s’en fiche d’avoir des enfants, c’est moi qui ai tout le mal.

Voici les trois enfants Chéron qui s’approchent. Trois qualités de produits : bonne, médiocre, mauvaise. L’aîné, Léon, six ans, a été élevé par sa mère, c’est un bon petit garçon, à intelligence droite, à volonté assez accentuée. Le second, quatre ans, a été mis en nourrice, il a souffert, il est moins intelligent, moins énergique. Le troisième a été confié à la crèche. Les enfants de la crèche se reconnaissent entre tous : ils sont plus vieux, plus décolorés, plus mécanisés ; ils portent en bêtise sournoise la marque de l’élevage administratif.

Juin. — Aujourd’hui, à déjeuner. Mme Paulin m’a annoncé un décès par accident : chez les Tricot, le dernier né a été étouffé dans la nuit.

— On n’y comprend rien, me dit-elle, faut que la mère l’ait pris machinalement en dormant, car le soir elle l’avait arrangé au mieux. N’est-ce pas ? on n’a ni la place, ni la literie suffisante, on est obligé de coucher le petit dernier dans le lit des parents : comment empêcher qu’il roule par terre ou qu’il soit écrasé ? Eh bien, on a un excellent moyen, employé dans toutes les familles, surtout en été : la mère dort sur le dos, le petit entre ses jambes ; rien de plus pratique, et aucun danger ; il peut ballotter à droite, à gauche, il ne tombera pas et il est très bien, là dans le creux. Je vous dis, c’est le bon système : chez les Pantois, le ménage n’a qu’un lit d’une personne, deux gamins dorment par terre, le père dans le lit couche, de champ, contre le mur et le dernier gosse entre les jambes de la mère ; bonté divine ! il n’y a pas un pouce de terrain de perdu.

Tout de suite, je saisis l’occasion : il va m’être facile de démontrer que ce n’est pas aimer les enfants, ni rendre service à la société, d’en avoir quatre quand on ne peut en loger, en nourrir, en soigner que deux. La belle avance pour le pays d’assumer des frais de végètement et de mortalité !

Mais Mme Paulin m’interrompt, la mine grave et, avec un accent religieux :

— Une grande famille c’est toujours beau ; ainsi, chez moi, nous étions une belle famille : onze enfants.

— Tous vivants ?

— On ne sait pas.

— Comment ? on ne sait pas.

— Dame, non ! Sitôt qu’un avait dix ans, il partait, cédé à des maîtres pour sa nourriture : on ne le revoyait plus jamais. Je ne connais pas six de mes frères et sœurs. Mais enfin : onze enfants, c’est une belle famille et mes parents, à cause de cela, avaient bien de la considération, jusque dans les pays d’alentour.

Mme Paulin attendrie levait des yeux extatiques. Une immense lassitude a coulé par mes membres, je n’ai même pas essayé d’exposer que la famille cesse dès qu’il y a trop d’enfants, puisque, forcément, on ne se connaît même pas entre frères et sœurs. J’ai mis plusieurs minutes à plier ma serviette dans la perfection et Mme Paulin a dit :

— Nous sommes riches, vous mangez de moins en moins.

(C’est vrai : je perds l’appétit. Je suis brisée sans avoir travaillé. Je subis des attendrissements qui ne se rapportent pas aux enfants…)

(Il ne vient plus. J’ai obtenu satisfaction. Dans la journée, je me plais à observer sur le visage de Mme Paulin un certain vieillissement, — comme le reflet transmis d’une souffrance… Qu’est-ce que j’ai à pleurer, la nuit, dans ma chambre ?… Le dimanche, je redoute une visite de Mme Paulin, — ne suis-je pas déçue, le soir venu, de n’avoir vu personne !)

Nous avons fait le service du déjeuner, nous avons donné la pâtée à notre misérable troupe, nous avons compté ceux qui n’ont jamais de pain, ceux qui en manquent aujourd’hui, mais qui boiront la valeur d’une chopine de vin pur, ceux qui ont du dessert.

Les convives doivent attendre que toutes les parts soient apportées avant de commencer la danse des cuillères, autrement on ne s’y reconnaîtrait plus : l’avalage des premiers servis irait plus vite que la distribution. Il faut voir ces petits Tantales !… Par pitié on sert les Ducret les derniers : une fois, l’aîné s’était évanoui d’aspirer la vapeur de sa soupe ; le cadet, les mains au dos, essayait de laper ; son menton grelottant sur le fer de l’écuelle « jouait la Marseillaise ».(Appréciation des camarades.)

Mangez !… Ah ! ce mouvement des mâchoires qui fait remuer les tempes livides aux veines décolorées !

Et ceux qui ont tellement faim qu’ils ne peuvent plus manger ! Ceux qui sont habitués à de telles saletés qu’ils ne peuvent digérer une nourriture saine ! Et Pluck « que sa toux nourrit » !

Des tout petits lèvent les dents lentement, comme s’ils n’avaient plus de salive, comme des vieux dont les mandibules usées pèsent « du plomb ».

La Souris gave son « poussin » avant de se permettre une bouchée. Puis elle surveille les deux petites Leblanc et s’arrête inquiète, si elles font mine de chipoter.

Mais, tout à coup, son regard noir se pose sur moi et me suit ; sûrement quelque chose cloche dans le repas. Je cherche : reste-t-il un enfant qui n’a pas de pain ? Non, pourtant… Voyons, c’est au bout de la tablée, en face, que ça ne va pas… Parbleu ! Tricot a la lèvre fendue par un horion paternel et tellement enflée qu’il ne peut introduire la cuillère ordinaire, je lui prête une cuillère à café.

Quoi encore, maintenant ? un flottement, une agitation, tous se penchent du même côté. En effet, il se produit un fait incroyable, insensé, abasourdissant : Gabrielle Fumet a trouvé un biscuit dans son panier ! Cela dépasse tellement tout ce que l’imagination la plus folle aurait pu inventer d’impossible, — il est tellement extravagant que Gabrielle Fumet puisse « avoir du dessert », que tous s’émeuvent, bayent, rient, se regardent pour bien se reconnaître et murmurent, en rêve : Gabrielle Fumet !…

Mme Paulin dirige vers moi un sourire entendu qui signifie : « Farceuse, va ! » mais, j’en ai autant à son service. Mme Galant nous considère aussi l’une après l’autre, avec un clignement de connivence. Le mystère ne s’éclaircira pas. Irma Guépin rit aux anges — elle n’a jamais rien vu de si heureux ; elle donne son dessert à Adam ; immédiatement une contagion de partage se déclare et ce n’est pas seulement Gabrielle Fumet, c’est Vidal, Tricot, les Ducret, dix autres qui mangent du dessert pour la première fois de leur vie !

Après le déjeuner, je siffle en balayant, puis je parle toute seule :

— Soyez moins nombreux et tout le monde aura du dessert. Je me demande si c’est avec préméditation que les misérables sont si prolifiques ? C’est plutôt par ignorance, qu’ils pèchent ; dans ce cas, je placerais au-dessus de tout la haute moralité la charité, de leur enseigner à ne pas procréer criminellement.

Je maudis ma stupide situation de demi-savante… Voilà une propagande qui concerne un philanthrope comme M. le délégué cantonal ! Que devient-il ?… J’en ris sous cape.

Ce soir même, la mère Cadeau, toujours enceinte, m’a raconté la façon dont sa jeunesse et sa faiblesse de gentille péronnelle ont été violentées par de continuelles fécondations et elle a conclu presque contente, résignée, imbécile :

— Je n’ai que des filles, croyez-vous ? c’est-y drôle !… Les femmes sont si malheureuses par la faute d’un tas de sales égoïstes et on fabrique des filles tant qu’on peut, tout de même !

Hélas ! je ne soupçonne aucunement le conseil utile et — d’autre part — une invincible pudeur m’empêche de parler même vaguement du mystère générateur… ma nervosité se révolte et aussi un mal secret existe en moi… non, non, je ne peux pas sortir les mots… J’éprouve déjà bien trop de souffrance à les entendre !

Le soir, je ne fais plus la conversation avec les trois ou quatre bambins retardataires ; je m’assieds en face d’eux, au milieu du préau, sous l’appareil à gaz, et je songe, ayant l’air de compter indéfiniment, là-bas, dans l’ombre, des cordes qui pendent. C’est désolant : je rêvasse, oubliant même les enfants autour de moi, je songe dans le lointain… je songe que je suis bien malheureuse…

Irma Guépin s’est levée sans bruit, elle a redressé des cheveux, près de mon oreille, elle a arrangé une coque de ma cravate, absolument comme elle aurait


La Maternelle
SUR UN BANC.


accommodé sa poupée à son idée, avec des mouvements de tête sérieuse, penchée à droite, penchée à gauche ; elle a ramassé ma main gauche et l’a mise sur mon genou, pareille à la droite. Je renonçais au moindre automatisme. Satisfaite de ma pose, elle a passé derrière le banc et a piqué sur ma joue, de côté, un baiser « de petite maman », réservé aux têtes de poupée, puis elle est retournée s’asseoir auprès de Tricot.

— C’est ta mère qui viendra te chercher ? a-t-elle demandé.

— Je ne sais pas, maman pleure.

— Pourquoi qu’elle pleure ?

— Parce que papa l’a battue… (avec fierté) tu sais, il est fort papa, quand il cogne, ça rebondit !

— Pourquoi qu’il l’a battue ?

— Parce qu’il trouve que le peintre vient trop souvent à la maison.

Silence. Méditation profonde de part et d’autre.

— C’est peut-être ta sœur qui viendra ; dans quelle classe qu’elle est ?

— Dans la classe du certificat d’études. (Un geste péremptoire, une voix d’absolue certitude). Si Maurice est là pour lui faire la cour elle ne viendra pas ; elle se fiche pas mal de moi dans ces moments-là. Veux-tu qu’on joue à se faire la cour ?

— Comment qu’on fait ?

— ……………

— Ah bin, non, t’as les mains trop noires…

Silence. Dans la vaste paix du préau, un petit rachitique dort, recroquevillé, en équilibre sur le banc, avec une sorte d’habitude : tel un pochard au coin d’une borne.

Je ramène mon attention vers les enfants, mais alors mon esprit s’obstine à des questions insolubles qui, sainement, devraient lui être étrangères : un médecin officiel pourrait propager la belle honnêteté de ne pas procréer « quand le mari est plein d’absinthe ».

Juin. — Voilà plus de huit soirs consécutifs que je reste assise dans ma chambre, après dîner, sans me décider à prendre la plume. Le peu d’amélioration produite à la fin de l’année scolaire me décourage. Et puis, je voudrais savoir des choses… et j’ai peur… Un trouble général persiste en moi : un mélange de dévouement et de « la maladie d’un être anormal ». Je voudrais sauver les misérables des crimes de l’amour… Et moi, de quoi est-ce que je souffre ?…

Où vais-je ? Un courant plus fort que ma volonté m’entraîne : j’envisage maintenant hardiment une certaine éventualité ; je discute le pour et le contre. En somme, je n’ai pas fait vœu de célibat… mon grand ennui provient surtout des circonstances inaccoutumées… autrement, mon Dieu, je n’éprouve pas une répugnance invincible.

Détail curieux : à ces moments de délirante imagination, il me semble que j’ai des torts envers les enfants de l’école : je sens naître des remords de déserteuse.

Enfin, aujourd’hui, je me suis réconfortée dans l’admiration de Louise Cloutet (la Souris). De jour en jour, le visage de cette enfant se purifie et s’élève ; le rayonnement sage, souriant et bon de ses yeux noirs s’étend de plus en plus loin ; elle prend la morale scolaire juste du bon côté et dans la proportion voulue. L’école serait valeureuse quand elle n’aurait sauvé et façonné que cette grande personnalité !

Cet après-midi, à regarder la Souris dans la classe de la normalienne, à la première table, il me semblait que toute l’école fonctionnait pour elle, passait en elle, que toute la morale enseignée devenait vivante par cette enfant qui était chargée d’en porter la projection salubre dans les ténèbres du quartier.

Elle arrive maintenant, le matin, avec ses trois enfants : le poussin et les deux Leblanc. Quand elle fait miroiter devant eux son front marmoréen, semblable à celui de la normalienne, il y a vingt ans de distance entre elle-même et eux.

J’ai lieu de penser que la mère de la Souris intervient aussi dans le soin et la protection des deux enfants sans mère.

Au fait, j’ai rencontré Mme Cloutet un dimanche matin. J’avais vu des prodiges, autrefois, au cirque : par exemple, un homme se suspend par les pieds à un trapèze, la tête en bas, on accroche un cheval à ses bras, dans l’espace, l’homme s’allonge comme un élastique. Mais aucun spectacle d’effort ne saurait être plus stupéfiant que celui offert par la mère Cloutet, poussant, dans la côte de Ménilmontant, une voiture chargée de cinquante kilos de cerises. « À la douce, cerises, à la douce ! » Une femme guère plus grande, ni large que la Souris, une arête de dos toute pointue et une voix si sympathique « de bonne misère », demandant seulement à rendre service et à manger. Je m’étonnais que les gens ne fussent pas crochetés par cette voix, si persuasivement chantante sous l’écrasement ; je m’étonnais que toute la rue ne s’approchât pas…

Cette femme est capable de tout. Sûrement les petites Leblanc ont affaire à elle. J’avais demandé naguère à l’aînée comment s’arrangeait son dîner :

— Papa est trop ennuyé le soir, il me dit : « Tiens, v’là six sous, achetez ce que vous voudrez. » Il s’en va ; j’achète du saucisson ou du brie, on se couche, on ne le revoit plus.

À présent, j’augure que les petites Leblanc mangent de la soupe le soir : depuis peu, la plus jeune semble avoir les joues mieux nourries. Miracle ! c’est comme de la vraie chair qui lui viendrait à la figure !

Un souvenir, à propos de Louise Cloutet et des cadeaux qui sont envoyés à l’école par les parents du quartier des Plâtriers. Le surlendemain du jour de l’an, j’ai vu la Souris arriver en royal appareil : un brin de plumeau à son béret, drapée jusqu’à terre d’un capuchon éteignoir.

Et quand vous auriez vu Dieu le Père tenir en sa main l’univers, — j’ai vu la Souris apporter une orange !

Allons, je ne resterai plus un seul jour sans écrire ; cet exercice intellectuel entretient ma clairvoyance et conserve ma dignité. Le travail manuel profite à ma santé ; il me donne en outre la satisfaction d’un office utile par quoi je suis en règle avec la société.

J’ai pris ma lampe et, dans une glace pendue à l’espagnolette de ma fenêtre, j’ai constaté qu’une louable sérénité éclairait mon visage. De quoi me plaindrais-je ? ma solitude et ma condition m’ont instruite profondément : je suis débarrassée d’un maquillage produit par les livres, par l’éducation première ; je juge, j’analyse, je réprouve et je nie, seule contre l’opinion admise, j’attends, je souffre, j’ai des consolations, je vis, quoi !

Allons, allons, désormais pas d’imaginations, pas de projets malsains, pas de désertion ! Et pour être bien sûre de rester dans le bien et dans la vérité, avant de me coucher, j’ai déchiré mes diplômes cachés au fond d’une malle, comme une personne guérie d’une vilaine maladie déchire les ordonnances médicales, et l’on peut venir : Voyez mon tablier bleu, mes mains raboteuses… moi ? J’ai toujours été « du peuple », je n’ai jamais su que ce que les enfants m’ont appris, je n’ai jamais rêvé de changer ma situation…

Je vais bien dormir d’un sommeil souriant, j’en suis sûre : dans ma poche, j’ai retrouvé des miettes de pâtisserie. Kliner, revenant de déjeuner à la maison, m’a offert, en cachette, derrière le poêle, un morceau de gaufrette de la dimension d’un timbre poste, soigneusement au chaud dans le creux de sa main.

— Je t’ai gardé ta part.

— Ah ! vraiment ? merci, tu es bien gentil d’avoir pensé à moi.

Kliner est ce brun à la gorge entaillée : la figure émaciée, mais l’air intelligent, avec des yeux de geai d’une continuelle mobilité.

J’ai tenu mon poing fermé devant ma bouche et feint de mâcher longuement ; j’ai même tiré le cou plusieurs fois pour avaler.

Kliner, de toute la tension de ses facultés, regardait descendre en moi l’ambroisie et guettait mon emparadisement. Car, enfin, ça se voit extérieurement une si rare pénétration, ça transforme une personne immédiatement une absorption si succulente !

— C’est rien bon, mon vieux ! ai-je exhalé rayonnante.

Alors lui, parti dans les grandeurs, millionnaire, reprend :

— Hein ? c’est pas du manger d’ouvrier !

Et, comme deux élus qui, — à l’insu de la foule envieuse et malgré la coalition universelle — ont connu la fortune, tout l’après-midi, chaque fois que nos yeux ont pu se rencontrer, « nous avons bien rigolé ».

Et mes remords sont tout à fait guéris : il n’y a plus aucun danger de désertion ; je suis forte !

Juillet. — La victorieuse lumière de l’été accuse davantage le local public et emprisonnant, sous la couleur marron, vert d’eau et blanc sale des murs.

Pendant la récréation, dans la cour même, les enfants exhalent une joie forcée, de fausse délivrance ; ils apporteraient un autre tumulte dans la rue ou dans un square. Moi, le matin, ma figure change, il tombe dessus quelque reflet de la pédagogie de ces dames ; et aussi, intérieurement, j’éprouve la sensation de dépendre d’une autorité qui ne peut pas se familiariser ; d’instinct, mon corps se rétrécit et se garde.

Je voulais constater un résultat à la fin de l’année scolaire, le voici : tout le monde a perdu de son essence propre, tout le monde subit l’influence occulte de « l’administratif ».

Dès l’entrée, — à cause de l’odeur unique, de la construction générale haute et déserte, du mobilier symétrique, fait pour l’alignement, à cause du Règlement affiché, imprégné dans l’air, — les enfants et les grandes personnes prennent une âme « de commande ».

Les enfants arrivent, ils décrivent un salut spécial, un salut « qui ne sert qu’à l’école » ; ils composent leur voix, leur regard.

Combien de force, de beauté, de possibilité heureuse apportée là, et détruite ! Car, il faut le dire : c’est le meilleur de l’individu qui se dissout à l’école.

De même que l’art est vivifié et renouvelé par les excessifs, par les « sauvages », de même, la vie est orientée vers le mieux par les turbulents. L’espoir de la génération est dans les mauvais écoliers.

C’est Adam, surnommé par ces dames « l’Exempt de bien faire » qui présente pour moi l’avenir en progrès.

Que diable ! ce n’est pas le sage Léon Chéron, le discipliné ne contenant aucun imprévu, qui peut recéler l’Espoir !

J’ai reçu une convocation solennelle de mon oncle : « Il sera heureux de tenir le rôle qui eût appartenu à mon père dans la circonstance présente. » Il m’attend après-demain, dès le commencement des vacances.

Voilà où j’en suis ! J’ai beau ne pas agir : les événements marchent en dehors de moi, malgré moi ! Et la situation va se dénouer, à sa date, semble-t-il, comme si j’avais pris part à une série de faits convenus.

Que de chemin parcouru ! Cette lettre de mon oncle ne m’a pas révoltée ; elle m’a seulement donné un tremblement qui dure encore et aussi une lourdeur de sang et de pensée… Ai-je donc rêvé ma résistance ? Il y a donc en moi deux personnes : l’une qui refusait, l’autre qui acquiesçait ?

Je ne suis pas sûre des paroles de lassitude que j’ai laissé entendre à Mme Paulin ; sans doute elles équivalaient à un consentement.

À moi-même que répondre ? je ne peux pas dire que je n’aime pas ?…

Mais, à mesure que mon cœur se dénonce, mes remords aussi se précisent. Et je ne peux pourtant pas mentir du jour au lendemain à toutes mes résolutions !

Demain est le dernier jour de classe : il faudrait que cette journée fût bien mauvaise pour que je faillisse à mon devoir qui est de rester au service des enfants !

Oh ! rien n’a été omis. Et Mme Paulin a suivi fanatiquement les instructions reçues. On a fait combattre par avance mes scrupules si graves, mes scrupules de conscience : « Les gens du peuple ne tiennent pas à vous ; ils ne comprennent pas votre sacrifice. Vous les servirez mieux de loin que de près. Il ne faut pas descendre au niveau des humbles, il faut les élever à soi, etc. »

Vraiment ? Eh bien ! si, demain, les parents, les enfants me renient, nous verrons…

Mais j’espère bien être empêchée de me rendre chez mon oncle, après-demain. Si j’y vais, c’en est fait !… Je le sens à ma faiblesse physique, à ma volonté qui s’égare, à ma mémoire obscurcie… quelle honte ! je le sens au trouble qui m’envahit… le trouble de mes premières fiançailles ! La créature humaine subit des lois bien ironiques : j’ai beau me répéter qu’une fois déjà j’ai été déçue, bafouée, tant pis ! l’aspiration renaît !

Ce sont « les gens d’ici » qui décideront. Demain, j’aurai une attitude qui criera vers tous : « Ne me laissez pas partir ! » Et nous verrons !

Je veux passer cette nuit à écrire, à penser, je veillerai « en compagnie des enfants de l’école » à qui je me confesserai d’avance, en cas de défaillance.

Et, quelle que soit la journée de demain, j’aurai soin d’en tracer la relation — comme le testament d’une existence au seuil d’une autre existence.

Car, aujourd’hui encore je suis une « personne provisoire », l’épreuve de demain fera de moi définitivement une vieille fille ou une femme… (Donc, je ne doute pas : mon mariage est certain, si je veux !)

Sais-je ?… De toute façon, un plaidoyer demeurera pour prouver que je n’ai pas déserté de mon plein gré !

Mais je ne déserterai pas ! Mes petits enfants, je vous évoque tous, là, dans ma chambre : ne me laissez pas partir, accrochez-vous à moi, comme vous avez fait tant de fois par jeu.

Écoutez bien : j’étais une bourgeoise, différente de vous, de vos parents ; j’étais d’une autre « classe sociale », comme on dit… Eh bien, cette classe veut me reprendre ! Il paraît qu’on ne s’évade pas de sa classe ! On se figure pendant quelque temps que l’on a changé de camp, on s’illusionne soi-même, c’est un semblant !

Mais je commettrais la pire des lâchetés à vous abandonner ! Vous avez des droits sur moi ! Vous m’aimez, vous comptez sur moi, — mes soins maternels sont attendus par votre besoin de vivre. Et, après cette année d’affection réciproque, je ne vous verrais plus !

Vous ne savez pas ? On m’a promis que je vous reverrais — autrement qu’en tablier bleu !

Non ! Adam, piges-tu ? Rose, devenue une madame et visitant l’école ! Bonvalot, tu dégotes ?… Si je fais ça, Bonvalot, enlève ta galoche et ne me rate pas !

Et vous, les mamans, les femmes de Ménilmontant, qui m’accostez dans la rue, qui me traitez en camarade, j’aurai eu beau faire : je ne suis pas de votre bord, je ne suis qu’une déguisée ! Est-ce vrai ? Est-ce possible ?

Mes pauvres amis, je n’ai pas dit le plus terrible : si je m’en allais, je ne pourrais plus vous aimer. Si je m’en allais, pour me marier, je voudrais avoir des enfants à moi, j’aurais des enfants de ma propre chair et ma maternité pour vous n’existerait plus !

Ne me laissez pas partir ! Votre contact a développé en moi une sorte de sauvagerie maternelle ; je le sens bien au serrement brutal de mes fibres, je serais comme une bête qui a des petits, je n’aimerais plus que « les miens » ! Des enfants à moi !… À cette imagination, le sang martèle mes tempes… on dirait que mes entrailles vont s’évanouir…