Librairie Universelle (p. 209-252).
◄  VI
VIII  ►


VII


20 mars. — Encore une belle journée ; dès le matin le temps a été clair et doux ; je regrettais d’avoir si peu de chemin à parcourir pour me rendre à mon travail ; j’aurais marché indéfiniment, je humais dans l’air toutes sortes d’incitations à rester dehors, toutes sortes d’espoirs à chercher dans le lointain.

Mais c’est étrange comme l’école change d’aspect, lorsque l’air est vivifiant, frais, sain. Je n’avais pas encore si fortement remarqué cette couleur jaune-marron des boiseries, des tables, des armoires, des bancs ; et cette hauteur de plafond, ces cordes pendantes de vasistas !

Et comme le grand espace du préau, des classes, sent la cage ! Un froid d’insensibilité s’émanait des murs, du mobilier, j’étais égarée, seule, dans un endroit non affectueux, non disposé pour contenir et dégager de la tiédeur cordiale. Est-ce drôle, ce besoin de m’éparpiller qui se tourne en nostalgie !

Le marronnier noir avec ses bourgeons blancs et roses prêts à éclater m’a singulièrement attendrie. Est-il assez faubourien et spécial en son genre ! Il pousse là enfermé entre quatre murs, dans le sol parisien sans humus ; il a un entêtement de pauvre à vivre étiolé, sans suc, sans brise, martelé, tailladé par la cohue des récréations, il prouve un enracinement tenace pareil à celui des enfants d’ici qui poussent sans air, sans chaleur, sans nourriture.

La journée habituelle s’est écoulée. J’ai été arrachée à mon spleen par l’engrenage du service.

Le médecin et le délégué cantonal sont restés longtemps en conversation avec la directrice pendant la récréation. J’ai entendu que l’on se préoccupait des épidémies inévitables favorisées par le changement de saison.

— Vous vous rappelez, l’année dernière, nous avons eu des quantités d’oreillons, de scarlatine et de petite vérole ?

La directrice, qui aime bien son petit peuple, sourit tristement :

— Oui, après le mois d’avril, il se fait des vides comme après une guerre — nous avons un tas de noms qui disparaissent… puis la mairie envoie des fiches nouvelles, les trous se bouchent…

M. Libois me regardait épousseter un bébé grognon ; irrésistiblement nous avons souri l’un vers l’autre, en pleine pitié, hors de toute préoccupation profane et pourtant avec une sincère pénétration. Je ne garde aucune gêne de cet échange… une atteinte très douce persiste plutôt… il faut se résoudre à croire que M. Libois vibre à la misère enfantine.

Je m’aperçois que le printemps agit sur les enfants ; ils ne savent pas, ils se tortillent, ils flairent, ils interrogent le ciel, comme par l’instinct de s’envoler.

J’observe « ceux en cire », les anémiques avec des têtes d’octogénaires, les moribonds dont le cramponnement à l’existence ne s’explique pas, puisqu’ils n’ont ni sang, ni chair, — ceux-là le printemps doit leur donner l’alarme de l’épidémie qui les guette ; on dirait que le besoin de substance vivifiante s’émeut obscurément en eux, ils ouvrent le bec, ils remuent les mâchoires à vide, ils désirent de la salive, de la sève. Dimanche dernier, sur un arbuste poudreux, en caisse devant un marchand de vin, j’ai vu une chenille maladive qui se traînait péniblement, qui s’arrêtait, balançait la tête, cherchait la vraie verdure, — pourquoi ai-je pensé à Gabrielle Fumet ?

D’autre part, certains bruns aux yeux brillants ont du sang de bohémiens dans les veines ; on devine chez eux un souvenir de migration ; les portes, les murs semblent les gêner ; ils se consultent sans trouver à quoi jouer et pourtant une fermentation inaccoutumée les soulève.

Deux élèves ont cané l’école (traduction : ils ont fait l’école buissonnière), le frère et la sœur — six ans et quatre ans — se tenant par la main, avec leur panier du déjeuner, sont allés aux Buttes-Chaumont — les pattes flâneuses, le nez en avant, renifleur, attirés par l’odeur. Ils ont mangé leur pain, assis par terre, dans le jardin. Mais, la fillette fatiguée a fini par se mettre à pleurer, le garçon n’a plus reconnu son chemin. Un cantonnier les a ramenés à trois heures, un peu avant la fin de la récréation. Grand scandale ! On les a plantés contre le mur, au pilori ; toute l’école a défilé devant eux. Il y a eu un speech de la directrice, sur ces deux vagabonds qui auraient pu être ramassés par des saltimbanques.

Oh ! la tête des deux vagabonds sanglotants ! Le frère avec un grand front, un nez large, la sœur avec une de ces bouches trop fendues, faites pour vomir les cris puissants de rassemblement. Et le défilé ! Les tout petits qui suffoquaient et commençaient à pleurer, par contagion ; la mine pensive de Tricot, l’air narquois de Bonvalot, le regard apitoyé de la Souris et la mine rancunière de Léonie Gras, qui n’a pas voulu regarder, elle !

— Parbleu, c’est les deux Pantins, m’a dit Mme Paulin ; ils s’appellent Pantois, mais on les surnomme Pantins, parce que l’été, vous verrez, ils sont tout raides, tout mal articulés. Ah ! les deux petits bougres, ils sentent venir l’été !… Figurez-vous qu’ils sont quatre enfants, il y en a un plus grand et un plus petit que les deux d’ici, avec le père et la mère, ça fait six personnes : ils habitent une chambre au sixième étage, si bien exposée qu’en été il est absolument impossible de dormir dans cette étuve, ah ! mais, une fournaise à se sauver… Alors, on accroche tous les meubles aux murs et au plafond, — c’est drôle les chaises et la table au plafond ? — on passe le chiffon mouillé par terre et on se couche à même, avec une simple chemise, sur le carrelage nu, c’est le seul moyen d’arriver à dormir un peu… seulement, je vous le dis, ces deux gosses ont une drôle de touche, l’été, ils sont comme en bois… Comprenez-vous, ils ont vu le soleil aujourd’hui… ils ont étouffé, ils ont cherché de l’air… ah ! les deux petits bougres !

À la sortie de quatre heures, le châtiment continue : les deux Pantins sont dans le préau, assis à part, tels des pestiférés, contre le mur, entre les deux portes de classes. La punition réussit, car, serrés l’un contre l’autre, ils pleurent interminablement, affaissés comme des loques.

Au milieu du préau, la directrice, Mme Galant, la normalienne délibèrent : les deux Pantins s’en vont seuls d’habitude, faut-il les faire accompagner, ou bien faut-il envoyer chercher la mère ?

Ces dames sont là plantées, noires, pleines de pédagogie et de conviction, décidées à opérer le sauvetage, la guérison morale des deux vagabonds, à tout prix ; leurs yeux planent, leurs fronts se chargent de nuages, elles semblent consulter le bâtiment scolaire, les lignes droites, les angles rigides, la peinture marron et cette atmosphère de Règlement inhérente aux locaux.

Mme Galant qui n’est pas de service conduira les deux Pantins à leur porte, et demain, on enverra une lettre aux parents : une sévère correction s’impose.

— Et puis, a demandé la directrice, n’avez-vous pas, dans votre livre de morale, quelques histoires qui s’appliquent à leur cas ?

— Nous en avons certainement, a dit la normalienne.

— Il y en a qui s’appliquent tout à fait ! a prononcé avec force Mme Galant, et, fanatique, implacablement dévouée à la pédagogie, elle a emmené les deux Pantins. Ils sont venus à elle : deux pauvres dos étriqués, rétrécis, de guingois, deux fronts piteux, à demi-levés pour implorer une entente miséricordieuse, — mais Mme Galant pensait trop haut, à ce moment-là, elle n’a rien vu.

L’obscure incitation du printemps chez les enfants, l’obscur désir d’évasion, de nouveau et par conséquent de beau, porte à réfléchir au besoin d’art chez le peuple.

Il s’avère que, chez le peuple, les louables souhaits « d’en dehors » tournent mal, par fatalité : la poétique, saine, nécessaire influence du printemps tourne à la flânerie affameuse ; l’aspiration magnifique sert à renforcer les préjugés, la servitude, la misère.

Le besoin d’art conduit au café-concert inepte et ordurier, aux bars, aux débits à ornementation brillante, il conduit à acclamer l’apparat militaire, à lire Rocambole avec passion, à bayer d’aise devant les enluminures violentes des journaux illustrés : reproductions de fêtes officielles, apothéoses de gouvernants, accidents, crimes, exécutions.

Les enfants jouent à la guerre, au cheval, au voleur : ils reproduisent dans leurs jeux leur destinée d’obéir, d’être exploités et malmenés ; et, la conception du mieux, le besoin d’art, ne peut élever chacun qu’au rêve de devenir, à son tour, celui qui commande, celui qui exploite ou qui frappe : l’officier, le cocher, le gendarme.

Mme Paulin elle-même paraît toute singulière, toute « marchande de printemps ». Elle me fait penser aux duègnes du théâtre classique.

Dès le premier jour, elle m’a voué une sincère affection : maintenant ses égards s’accentuent, elle me soigne, elle me couve, dirai-je, comme une mère ayant un fils à marier.

Et je me rappelle cette invitation de jadis : Venez donc, le dimanche : dans ma maison, il y a des jeunes gens, on s’amuse ». Elle m’avait même cité le fils de sa concierge : « Un garçon qui a fréquenté beaucoup les cours du soir — et de plus, réformé du service militaire pour un motif qui n’empêche pas les sentiments ».

Elle avait eu l’intelligence de ne pas insister. Une nouvelle lubie serait vraiment comique !

Dans tous les cas, elle m’a demandé — négligemment, trop négligemment, — si je ne pensais pas à me marier.

J’étais d’assez bonne humeur :

— Pourquoi pas ? Je suis comme les autres. Seulement, je veux quelqu’un de ma sorte, ai-je dit avec l’idée de me moquer d’elle.

Mais Mme Paulin est beaucoup plus fine que l’on ne croirait. Elle pressent, par exemple, que « quelqu’un de ma sorte », ce n’est pas un garçon de salle, malgré ma qualité de femme de service.

Tiens ! tiens ! Elle a hoché la tête et elle a gratté son bras nu avec la gravité demi-souriante d’une respectable personne qui connaît les derniers secrets du printemps.

Le beau temps persiste. Depuis deux jours mon exigence aventureuse s’enquiert des livres que l’on confectionne pour les écoles. Ces ouvrages officiels revêtent une importance considérable, puisque les institutrices s’en rapportent à eux, sans discuter, puisqu’elles y ont recours dans tel cas grave comme le vagabondage des deux Pantins.

J’ai pu chiper, oublié sur le bureau, un des livres où la normalienne choisit ses thèmes oraux ; titre : « Morale pratique de l’école enfantine ». Un petit livre à couverture bleue, gentil, coquet. Ce bleu sur ma table, près de la lampe, égaie ma chambre, émoustille mes idées ; je souris à ma fumeuse, à ma rocking-chair et me voici infusée d’une indulgence infinie.

Aujourd’hui, les enfants ont été particulièrement instables et inattentifs ; il a fallu s’égosiller après eux, du matin au soir ; on aurait cru que quelqu’un les attendait, les appelait, dans la rue, au loin. Ils ont joué à faire la noce.

Et maintenant, je comprends très bien la noce dans le peuple, le besoin de dépenser, de gâcher, l’illusion de la liberté, l’incursion hors de la misère, l’illusion d’être — pendant un moment — d’une autre catégorie sociale, de la classe heureuse… Comme ça va bien avec le printemps !

Quelle recréation forcenée ! Il fallait voir Adam. Lorsqu’une idée a frappé les enfants au cours d’une leçon, souvent ils la reprennent entre eux, à la récréation, — comme à l’entr’acte du théâtre de Belleville, on s’extasie sur les coups de scène. Ce matin, Mademoiselle avait prononcé, dans un récit d’histoire, cette phrase quelconque : « Alors les Normands ont pillé la vallée de la Garonne, » il fallait voir Adam, deux heures après, au milieu de la cour, faire rouler ses épaules et avancer son mufle écarquillé dans une formidable admiration compétente :

— Hein ! mon vieux ! les Normands ont pigé et avalé la Garonne !

Et c’est samedi de paie ce soir ! En quittant l’école, j’ai perçu, deviné, flairé un brouhaha, un éclairage, une odeur de grande liesse commençante… Je vais lire et j’ai du bleu dans l’esprit : un murmure confus filtre à travers les murs, eh bien ! il ne m’est pas désagréable de sentir l’énorme effervescence nocturne du quartier venir jusqu’à moi.

Dimanche. — J’ai cessé de lire vers deux heures du matin, quand la rue a retrouvé son calme.

Ceux qui ont fait la noce n’ont pas la tête plus en capilotade que moi.

Le séduisant livre bleu ne contient qu’un traité de singeries ; d’un bout à l’autre, le conseil faux, antinaturel, sue l’insensibilité grossièrement roublarde.

Je parlerai seulement de la première partie, consacrée à la réglementation des rapports de cœur à cœur.

1o Le respect envers les parents. — Une profane comme moi n’aurait jamais pensé à révéler aux enfants qu’ils devaient réfléchir et calculer avant de se jeter dans les bras de leur mère. Eh bien, il est indispensable de débiter des leçons là dessus, il est indispensable qu’une personne diplômée, officiellement déléguée, une spécialiste quoi ! intervienne et apprenne aux enfants — dès l’âge de deux ans — « qu’il faut bannir tout ce qui, dans leurs rapports avec les parents, tombe dans une camaraderie condamnable ». Je copie textuellement. Et l’auteur, avec gravité — je l’affirme — enseigne les signes extérieurs de respect et d’amour à donner aux parents ; exactement comme on procède au régiment pour le soldat et les supérieurs.

Oui, madame, l’enfant qui saura bien cette leçon de gestes aura du respect pour ses parents ; oui, madame, l’enfant qui composera bien scrupuleusement sa mine en approchant sa mère, celui-là aimera le mieux sa mère.

Le livre, avec une logique implacable, expose ensuite qu’autrefois les signes de respect n’étaient pas les mêmes, ils étaient plus accentués ; il s’agit donc bien d’une mode, d’une convention strictement réglée, à laquelle on doit être attentif. Autrefois, un enfant disait vous à ses parents et s’agenouillait souvent avec crainte : aujourd’hui, l’on peut se dispenser du vous et de la crainte, mais « la distance entre parents et enfants n’en est pas moins grande », et il n’en existe pas moins une nécessité de « démonstrations » qui prime tout.

Malheureusement je ne peux pas reproduire la texture sinistre et pierreuse de cette leçon.

Une pareille matière, bien entendu, comporte des exemples historiques. L’auteur cite, comme fils « presque irréprochable », le marquis de Mirabeau « qui s’accusait d’avoir profité de la loi qui abrégeait le deuil autrefois extrêmement long après la mort d’un père ». Hein ? est-ce beau, est-ce d’un noble cœur, d’une profonde sensibilité, ce Mirabeau qui dissertait et se dépitait publiquement de son manque de tenue ? Et comme les enfants doivent comprendre que, regretter son père, c’est exhiber longtemps des habits noirs ! Le code sur la façon de traiter la famille va ainsi jusqu’au bout : du salut au crêpe ! Quelle prévoyance de la part des éducateurs ! Les parents n’ont pas à s’inquiéter : tout est réglé jusqu’après leur disparition ! Et quelle commodité pour la jeunesse munie d’un programme classique d’affection pour toutes les circonstances !

Je ne commenterai pas l’obéissance aveugle due aux parents « qui sont les représentants de la loi », parce que je veux rester sur les choses qui parlent au cœur de l’enfant ; nous sommes dans le sentiment — avec l’auteur, — restons-y.

Il y a un chapitre spécial sur le devoir d’aimer ses parents. Un enfant pourrait ne pas aimer ses proches croyant que c’est facultatif ; on lui signifie que c’est obligatoire et crac ! il se dépêche.

Un exemple de dévouement filial est fourni. Car, enfin, faut-il savoir dans quelle forme il est préférable de se dévouer finalement. Découpez-moi votre abnégation sur le patron ci-dessous :

« Une maison s’écroule ; dans les décombres, on retrouve le propriétaire appuyé sur les deux poignets le dos en voûte, supportant à grand’peine une masse de décombres et protégeant sa mère qui était tombée devant lui et qu’il aurait étouffée sans son admirable dévouement. Retiré des décombres, dès qu’il peut parler, il s’écrie : « Je sais que je suis ruiné, mais je ne me plains pas, j’ai eu le bonheur de sauver ma mère. »

Voilà le cri filial, voilà le jet de l’âme, voilà la première exhalation de l’homme transporté d’affection émue : « Je sais que je suis ruiné… » On le voit, mesurant d’un regard circulaire l’importance du dégât. Puis : « Je ne me plains pas », seconde préoccupation d’intérêt : il annonce d’avance la générosité de ce qu’il va proférer, afin d’en tirer toute la compensation possible, « Je ne me plains pas », c’est-à-dire : « Malgré la perte immense que je subis, vous allez admirer ma grandeur d’âme… »

Hein ! ce mélange de calcul et de prétendu dévouement, cette façon de peser la perte et le reliquat, cela sent-il assez le convenu, l’ostentation papelarde, l’absence de tout sentiment vrai ? Hein ! est-ce assez en signes extérieurs, cette morale ?

Et comme on se représente bien les enfants façonnés sur cet unique souci de l’apparence ! Comme on les voit, parlant, agissant, pour être appréciés, sans âme et sans naturel, incapables de la moindre impulsion désintéressée.

J’en connais des quantités, à l’école, qui jouent la comédie « du bon cœur ». Virginie Popelin, notamment, excelle dans le genre : lorsque les maîtresses confèrent entre elles, à proximité, ou bien dans l’entrée quand des parents stationnent, elle a d’abord un coup d’œil calculateur et de mise en scène, pour s’assurer du public attentif, puis sa voix monte, d’une amabilité creuse, d’un timbre faux trop poussé à la sonorité :

— Je mangerais bien mon bonbon… mais je m’en passerai, tiens, je te donne mon bonbon, prends-le, c’est pour toi.

Et, sournoisement, elle guigne le bon effet de sa générosité. N’est-ce pas d’exacte tradition ? La vertu sur commande, au moment favorable : faire le bien pour la galerie ! Du reste, le livre ne s’en cache pas, avec son titre d’une exactitude impudente : la Morale pratique. Oh ! l’inconscience, l’âpre cuistrerie du faiseur d’histoires morales !

Quel funèbre dévot laïque, noir, sec, compassé peut avoir conçu l’idée de codifier la tendresse, la palpitation de l’être, le don éperdu de toutes les fibres impressionnables ?

Je viens d’interroger la couverture du livre bleu : ils sont deux auteurs, ils se sont mis à deux pour amplifier le noble souffle purificateur : un maître d’études et son chef. Parbleu ! ces gens ont tellement l’habitude de craindre le qu’en-dira-t-on, et d’agir pour le résultat superficiel, ils sont contraints à un tel truquage professionnel, qu’en fait de morale, innocemment, ils indiquent aux enfants la roublardise ; ils n’enseignent pas le bien, ils enseignent à prendre les attitudes louables : de l’artificiel, rien que de l’artificiel. Ce sont des fonctionnaires qui ne voient que sous le jour administratif et, — je le sens bien tous les jours à l’école, — il n’y a pas de nature possible en atmosphère administrative.

En effet, — je l’ai constaté, je l’ai entendu avouer par des maîtresses, je l’ai entendu conseiller presque crûment par la directrice et par l’inspecteur, — dans l’enseignement, le mot d’ordre n’est pas de fournir des leçons qui profitent aux enfants, il s’agit de leçons qui fassent de l’effet au regard du public. Et pas moyen d’échapper à cette obligation.

Extérieur ! extérieur ! Apparence ! L’instituteur, l’inspecteur, ne peuvent pas travailler pour les enfants, ils sont forcés de travailler pour les notes hiérarchiques, pour le règlement, pour l’administration. Et l’administration est forcée de fonctionner « pour la statistique », pour les rapports et les comptes rendus.

La frime s’impose dans tout. Ainsi la grosse annonce clamée sur tous les tons, à propos de l’entretien de l’école, c’est : Propreté. Hygiène. Mais il ne s’agit pas que le nettoyage soit réel. À chaque instant la directrice guide mon zèle :

— Rose, je vous recommande les cuivres, les boutons de porte, ce qui brille… mon Dieu, le reste…

Et elle déploie un geste indulgent qui me dispense de balayer très soigneusement dans les coins.

Quand on prévoit la visite d’une autorité quelconque, alors on soigne pour de bon la propreté du préau. Rien n’est plus important que l’hygiène de ce grand local, si foncièrement scolaire. Alors, je m’en paie du frottage et du lavage, mais pour ne pas salir le préau, on y laisse les élèves le moins de temps possible ; plus il fait mauvais et plus on les maintient dans la cour ; on les parque sous le petit bout d’auvent, les pieds dans l’eau, sans jouer. En effet, il faut pouvoir parader :

— Voyez comme nous observons les règlements sur l’hygiène ! Voyez comme nous avons souci de l’extrême propreté si indispensable à la santé des enfants ! Voyez la netteté du plancher !

Cet hiver, parfois, les tout petits ressemblaient à des animaux, chats, chiens, hors de la maison, qui désirent rentrer ; pelotonnés dans leurs loques, ils fixaient obstinément les fenêtres, la porte du préau où il faisait chaud, comme si la force de leurs grelottements devait faire ouvrir.

— Pas moyen de vous réchauffer, mes chéris, nous attendons le délégué cantonal…

À moi-même, l’école inculque des qualités, comme à tout le monde : j’ai acquis une tendance expresse au mensonge !

Il n’est pas vrai qu’on laisse les enfants dehors « pour le délégué cantonal ». C’est la visite de l’inspecteur primaire, de l’adjoint au maire, ou des dames patronnesses qui leur vaut cette mise à l’air.

Le délégué cantonal a même protesté contre cette incohérence « de soigner le ménage du préau, pour ne pas s’en servir ». Parbleu ! il a protesté pour ce motif que les femmes de service bénéficient seules du non-usage du préau.

Je mens encore.

Mme Paulin, devenue singulièrement sans-gêne avec l’autorité, s’est écriée d’un ton rude :

— On voit bien que monsieur le délégué n’est pas chargé de nettoyer la boue des parquets.

Et M. Libois s’est tu « comme un petit garçon ». Avez-vous remarqué ? m’a dit Mme Paulin.

Après tout, s’il me plaît de mentir, à moi…

J’ai remis le livre bleu à sa place sur le bureau de la normalienne.

Mes appréciations manquent peut-être de mesure. J’avais trouvé l’école trop parfaite, pour commencer, je réagis à l’excès ; c’est un défaut très féminin d’aller d’une exagération à l’autre.

Comment moraliser en gros autrement qu’avec des histoires du genre critiqué ci-dessus ? Or on ne peut pas faire du détail. Et, tout de même, ces histoires prêchent la douceur, la bonté ; elles ont


La Maternelle
JULIA KASEN SAUTAIT.


déjà le mérite considérable d’appeler l’attention vers un idéal.

Admettons. Mais, nous atteignons le mois d’avril, la grande année s’avance et je ne vois toujours pas resplendir heureusement le dénouement de mon drame.

Avec le système de jeter de la poudre aux yeux, de s’attacher à l’extérieur, de niveler surtout, l’école diminue les enfants ; autant de simulacres imposés, autant de personnalité retirée. Et il ne faut pas oublier que nous avons affaire à une race débilitée et que, parmi les causes de la misère, se place en premier lieu le défaut de volonté profonde, réfléchie. Que deviendront les enfants-marionnettes, sortant de l’école, l’énergie changée en politesse hypocrite, la décision subordonnée uniquement au souci du trompe-l’œil ?

La loi de l’obéissance à l’école même vient encore aggraver les regrettables leçons de résignation et de croupissement.

— Adam, fais ça…

— Mademoiselle, je…

— Pas d’explication…

L’enfant n’a pas le droit de défendre sa volonté. Il faudrait au contraire le laisser dire, puis le persuader, et non le contraindre. Mais je baisse la tête, à mon tour, devant cette objection ironique : « Avec soixante élèves par maîtresse ? »

Allons, allons, pas d’utopie ; il faut du pratique à l’école, du solide et du pas compliqué. Je n’ai qu’à écouter la fable, en répétition actuellement.

— Attention ! mes enfants, tous ensemble… et tâchez de ne pas bavasser comme des perroquets, tâchez de sentir un peu ce que vous dites.


Pourquoi

« Ne va pas dans la cour, entends-tu, Petit Pierre.
— Mais, père, il ne pleut plus.
Mais, père, il ne pleut— C’est égal reste ici.
— Mais pourquoi ?
— Mais pourquoi ?— Parce que…
— Mais père…
— Mais père— Eh bien, vas-y. »


Or la glace, en séchant, avait gelé la pierre,
Dès qu’il eut fait un pas sur le pavé glissant,
Pierre tomba par terre et resta gémissant.
Que ton père commande ou défende une chose.
C’est toujours ton bien qu’il t’impose.
Obéis donc, enfant, sans demander pourquoi
— Pour toi !


Aujourd’hui, pendant la récréation, j’observais trois gamins : Ducret, Virginie Popelin, Marie Doré ; sans erreur possible, à leur faux air de sagesse, à leur vigilance sournoise vers les maîtresses, ils jouaient à quelque chose de défendu. Eh bien ! ils sont arrivés à une telle perfection de clandestinité, que je n’ai jamais pu découvrir à quoi ils s’occupaient.

— Parbleu ! ces trois-là sont à l’école depuis l’âge de deux ans. Que dis-je ? Ils ont été mis à la crèche le lendemain de leur naissance ; âgés de six ans, ils ont six ans de discipline ? Leur figure même est scolarisée ! Ils exhibent ici une expression spéciale, une physionomie d’uniforme

Et voilà précisément le désastreux : ces enfants ne sont plus nature et pourtant on n’a pas amendé leurs instincts profonds ! Les germes de plein air susceptibles d’apporter la réaction utile ont été étouffés, tandis que demeure la perversion qui rampe et se tapit pour mieux sévir plus tard. Allez donc corriger les goûts de malpropreté de Virginie Popelin, de Marie Doré, maintenant qu’elles se réfugient derrière le signe extérieur de propreté !

Ces enfants poussent dans un milieu mauvais qui reste vivant et fort autour d’eux ; l’amélioration éducative consiste à les parquer dans un milieu artificiel. Supposez un malade ayant besoin d’aller à la campagne et à qui l’on réciterait les descriptions des plus beaux paysages, — en le laissant à la ville.

Les enfants les mieux influencés ont compris que, les maîtresses, c’est de la force avec laquelle il faut s’accommoder au mieux. Leur habileté à l’égard de l’école vaut celle du personnel enseignant à l’égard du public.

Ducret, Popelin sont de bons élèves : qu’est-ce que l’élevage primaire sauvera de précieux en eux ? Quel remède apportera-t-il à leur destinée de misérables ? Depuis leur naissance on les comprime dans le moule à morale, — sans empêcher d’agir les tares intérieures et les aimants extérieurs !

Je voudrais bien changer d’horizon, mais j’ai beau déplacer mon objectif, la vision gaie ne se présente pas. Et encore je m’astreins à la plus grande modération, mes constatations pénibles sont triées. Par exemple, je n’ai pas encore parlé de la façon dont les enfants se battent pour de bon, dans la rue, je n’ai pas dépeint non plus les scènes scandaleuses faites par les parents dans l’école même.

Pour excuser ma manie d’écrire, je me dis toujours « ces notes peuvent rendre service ». Oui, mais à la condition que leur sincérité ne fasse aucun doute. Or, pour trouver créance, il ne faut pas être trop vrai.

Les gens sont si heureux de pouvoir hausser les épaules et crier à l’exagération ! C’est un procédé si commode de ne pas croire aux histoires trop tristes et qui économise la pitié, si congrûment !

Donc, je resterai « dans la moyenne des faits ».

Pour être capable d’admettre les énormités, il faut une préparation progressive. Moi-même, à mes débuts à la Maternelle, avant « d’être de Ménilmontant », que de choses j’aurais obstinément rejetées comme impossibles !… Allons, allons, gens ordinaires, gens « d’un autre quartier », comment voulez-vous atteindre la même foi et la même compréhension que moi, qui fus témoin de l’incident suivant !

Un matin glacial, Marie Fadette, cinq ans, apparaît, tablier pas boutonné, souliers pas noués, très pâle. (On connaît les différentes pâleurs d’élèves ; pâleurs de faim, de froid, de phtisie, de mauvais coups reçus…) Marie Fadette est d’une lividité insolite. Et puis, elle n’a pas l’air d’arriver à l’école, elle a l’air d’aller ailleurs, de déménager avec son panier.

La directrice, non moins pénétrante que moi, l’arrête au passage, et voici Marie entre nous deux. Aussitôt là, sur le couvercle du panier, nous remarquons une large tache roussâtre.

— Où as-tu mal ?

Pas de réponse.

— Tu es tombée ?

Signe négatif.

— Ta maman t’a corrigée ?

Même signe.

— Eh bien, parle, voyons !

Les enfants du préau se taisent un instant par curiosité, et certainement aussi par instinct : quelque chose d’invisible est entré avec Marie Fadette.

Elle ne répond pas et, pendant la courte cessation de surveillance, un gamin mal assis tombe du banc, tout d’une pièce, avec bruit. Sursaut de Marie Fadette en arrière, et une pétrification épouvantée, les yeux désorbités, la bouche béante, vers le camarade un instant étendu.

— Va t’asseoir, dit la directrice soucieuse.

Marie n’était pas placée depuis cinq minutes que deux hommes demandaient Mme la directrice ; chapeaux mous, vestons, grosses moustaches de sergents de ville. Colloque rapide à voix basse, au-dessus de la balustrade.

Madame, pâle à son tour, se retourne vers les enfants :

— Marie ! appelle-t-elle.

Il y a vingt Marie dans le préau. Pourquoi Madame n’a-t-elle pas besoin d’ajouter un nom ? Pourquoi sa voix changée fait-elle comprendre de quelle Marie il s’agit ?

Tous les enfants regardent Marie Fadette qui, seule, s’est levée.

Quel pauvre petit être traversant le préau ! Et quel aspect, le peuple des condisciples ! une attention, un air d’expérience, comme vers un spectacle d’arrestation. Oh ! la tête fatale de Bonvalot ? Oh, l’implacabilité présidentielle de Berthe Hochard !

Marie Fadette sait qu’elle doit reprendre son panier. Je le lui donne ; il est vide.

— Allons, viens, ma petite, dit un des hommes d’une voix autoritaire le plus possible adoucie.

Une si petite main s’avance, d’un geste fini, sans espoir !… Je n’avais jamais vu si large poigne s’abattre sur l’innocence. Et jamais plus il ne fut question de cette éclosion promise à la douceur des jours, qui avait nom Marie Fadette.

Eh bien, gens ordinaires, gens « d’un autre quartier », quand vous aurez vu arriver à l’école une enfant de cinq ans dont la mère a été assassinée pendant la nuit (l’imaginez-vous s’habillant seule, enjambant le corps, prenant son panier ?) quand vous aurez subi cette préparation, nous nous entendrons peut-être et je pourrai tout dire ! En attendant, je suis obligée de rester modestement dans les faits moyens.

Les batailles se succèdent régulièrement, on se promet une tripotée pour telle heure ; cela fait partie de l’emploi du temps. Les batailles complètent le devoir d’aller à l’école ; n’est-ce pas surtout pour se retrouver et se cogner que l’on afflue chaque jour à cet endroit déterminé ?

Aujourd’hui encore Richard et Pluck ont à moitié assommé Tricot et Kliner. Des passants indignés sont entrés prévenir la concierge de l’école. La directrice a écarté les mains : « Nous ne pouvons pas les tenir en laisse. »

— Tu sais, ai-je dit à Richard, si tu bats encore Kliner je ne « change » plus avec toi, tu garderas tes dessins.

Et pour bien rester dans mon rôle, j’ai ajouté résolument :

— Je « changerai » avec un autre.

Car enfin, moi qui ne me bats pas, si je suis une vraie camarade, je ne dois pas avoir d’autre préoccupation que de troquer mes bonbons contre « quéque chose ».

Dans la rue, les plus pauvres se lorgnent de travers : ce sont toujours les déguenillés qui « écopent ». Les quelques enfants de commerçants, représentant censément la classe aisée, subissent moins d’avanies ; non pas qu’ils vaillent mieux sous le rapport du caractère, mais l’éducation est ainsi dirigée que les malheureux s’attaquent de préférence à la misère ; un qui a son tablier déchiré se moquera d’un qui a son pantalon troué ; un qui tousse enverra une poussade à un qui boite ; la faiblesse et la gueuserie attirent les coups.

« N’élevez pas vos regards trop haut ; luttez entre vous. — La violence envers les faibles est permise : témoin l’action des parents sur les enfants ; témoin l’éternel refrain de style national : les étrangers nous sont inférieurs, au physique, au moral, ce sont des misérables auprès de nous, Grands Français, il faut les battre. »

Du reste, l’éducation vient simplement en aide à la propension naturelle : on incline toujours vers le plus facile à faire. Les bas malfaiteurs dévalisent un débardeur, sur le quai, pour cent sous, plutôt que d’assaillir une poche contenant cent francs. Les cochers d’omnibus et les charretiers « ne se ratent pas », réciproquement ; on jurerait qu’ils ne peuvent s’en prendre à d’autres de la difficulté de vivre.

Du reste encore, s’il en était autrement, les gens comme il faut ne connaîtraient plus de sécurité, ou bien le monde changerait et — Dieu merci ! — le monde n’a pas envie de changer.

Pendant que ces pensées me tracassent, évidemment je ne sème pas les éclats de joie, mais enfin, qu’est ce que Mme Paulin peut bien me vouloir depuis quelque temps ?

Elle m’engage doucement à quelques frais de toilette : « Je suis jeune, agréable ; malgré ma profession de femme de service, on pourrait me remarquer tout de même, si j’avais un peu de coquetterie. On a vu plus drôle que ça… »

Pourquoi s’obstine-t-elle à un certain sujet de conversation ? Elle se demande « si je n’ai pas éprouvé des peines de cœur et si je ne suis pas entrée ici comme une autre serait allée au couvent. Il ne faut pas ainsi renoncer à la vie ». Textuel.

Pas possible, madame Paulin, vous avez trouvé cela toute seule ?

J’ai été obligée de lui déclarer sèchement que ces questions personnelles m’étaient désagréables. On peut plaisanter une fois et n’être pas disposée à continuer indéfiniment.

Nous déjeunions.

— Bien, a répondu de bonne grâce Mme Paulin, on ne parlera plus que du service.

Elle est allée hier porter une lettre chez M. Libois — affaire de service — je n’ai rien à dire ? déclara-t-elle. « Le délégué n’est pas le monsieur qu’on pourrait croire : très simple et très délicat, il n’est pas riche ; il a de quoi vivre en s’occupant de publications ; il se spécialise dans les études sur la protection de l’enfance, car il a beaucoup de cœur et — le plus étonnant — il est extrêmement timide. »

Mme Paulin ne mangeait guère, elle épluchait sa nourriture, elle s’adressait à son assiette plutôt qu’à moi. Un serrement d’estomac auquel je suis sujette depuis quelques semaines me laisse peu d’appétit et m’obligeait aussi à chipoter dans mon assiette.

« Et Mme Paulin a pleuré la dernière fois qu’elle a vu M. Libois chez lui, parce que cet homme-là est vraiment bon… parce que vraiment il faudrait être barbare… »

J’ai prié Mme Paulin de m’excuser : l’heure était sonnée, mon service ne me permettait pas de rester dans la cantine.

Après les seules dispositions énergiques des enfants, n’oublions pas celles des parents. Il ne se passe pas de jours que des algarades fâcheuses n’éclatent devant la barrière du préau : invectives et menaces lancées à pleine voix, contre les maîtresses, contre moi, contre « cette sale administration ».

Hier. La mère Tricot vient chercher son garçon ; la voici derrière la balustrade, elle porte un paquet de linge mouillé sur l’épaule droite et un seau avec battoir, eau de javelle, etc., dans la main droite ; elle conduit de la main gauche une fillette toute petite et, bien entendu, elle est enceinte.

Tricot n’arrive pas à reconnaître son panier dans la rangée installée par terre. La normalienne qui est de service, le regarde farfouiller et finit par appeler :

— Rose, s’il vous plaît…

Alors, la mère Tricot, à gorge déployée, contre la normalienne :

— Mais reluquez-moi c’te mijaurée, c’te momie, qui ne peut seulement pas se baisser ! Il ne vous salira pas, ce panier… Dire que nous payons ces propres à rien ! Croirait-on pas qu’elle a pondu l’obélisque avec sa robe noire ? En v’là un métier de faignante… Enfin il ne sait pas, cet enfant… il a besoin qu’on l’aide… et il est autant que les autres, vous entendez, espèce de momie ? il vaut mieux que vous, cet enfant-là.

J’ai donné le panier. Tricot franchit la barrière. Sa chère mère, qui réclamait si passionnément des égards pour lui, pose son seau par terre et lui détache une formidable torgnole :

— Mais aussi, tu ne peux pas le préparer d’avance, ton panier ?

Les enfants gardent-ils de la rancune contre leurs parents, après avoir été « corrigés » ? Non, ils sont solidaires des parents, dont ils partagent de bonne heure les souffrances et « ils comprennent les claques ». Ils s’habituent à être claqués comme on s’habitue à mal manger ; on pourrait même dire que, parfois, ils y prennent goût : certains parents ont la taloche gaie, ils rossent jovialement, pour un peu on provoquerait les « corrections ». Et aussi, les enfants excusent les punitions même injustes, qui s’abattent d’un coup, par la vivacité du sentiment ; cela n’a pas d’importance ; on n’y pense plus, de part et d’autre, au bout d’un instant. La punition réfléchie, celle qui s’aggrave de règlement, est moins bien acceptée ; les punitions de l’école, assumant un caractère de permanence, pourraient rendre les enfants vindicatifs et sournois.

Tricot n’a pas sourcillé, sa tête a seulement cogné contre la barrière : chargé de son panier, il a eu la complaisance avisée de prendre à son bras le seau de sa mère et, l’air entendu, il est parti devant, comme un homme.

C’est lui qui, appréciant sa mère, d’un ton de médiocrité satisfaite, disait à Louise Guittard, en se frottant une bosse au front :

— Pendant qu’a m’bat, on a la paix.

Je le répète, c’est une affaire de quartier : les parents ont une façon particulière de comprendre leurs droits vis-à-vis de l’école — et une façon non moins particulière d’aimer leurs enfants qu’ils rossent si bien.

On note d’abord curieusement la crainte, l’hostilité et l’exigence des gens du peuple à l’égard de l’administration. « C’est nous qui payons ; les administratifs sont là pour nous servir », et, en même temps, pour eux, l’école tient du bureau de bienfaisance. Ils s’humilient pour obtenir la cantine gratuite, pour participer à la distribution des galoches et des tabliers qui a lieu après la Toussaint, mais ils s’humilient « à coup sûr ». Ils prétendent céder en partie leur progéniture à l’administration.

Ainsi, une fois, Léon Ducret avait perdu une pièce de quarante sous en allant faire une course pour un commerçant, sa mère est venue réclamer à la directrice, sans hésitation :

— Madame, ce petit a perdu quarante sous, faudrait que l’école les rembourse.

Dans son idée, l’école était responsable du gamin.

Les gens sont très pénétrés aussi du respect hiérarchique. Ils menacent peu la directrice, mais ils se rendent compte qu’une institutrice-adjointe est une salariée d’un genre à part, guère mieux lotie qu’eux-mêmes, et — selon leur expression vindicative — ils ne la ratent pas : facilement, ils adressent une plainte à M. l’inspecteur, ou à M. le directeur de l’enseignement, sur du papier de cérémonie, avec force protestations de dévouement servile.

Mais la voici, la note gaie, à propos d’affection paternelle :

Quand la directrice siège dans le préau et qu’il ne s’agit pas de faits très graves, les parents conversent avec elle, sur place, au-dessus de la barrière, au lieu d’aller dans son cabinet. Si je me trouve occupée à attifer des enfants, je ne me dérange pas ; car, — par l’excès même de mon anxiété observatrice, — j’ai pris un visage mort, un air de stupidité laborieuse, tout à fait en convenance avec ma fonction, — aussi puis-je, sans indiscrétion, rester près de la directrice : « Je n’existe pas ».

Donc, avant-hier, le père de Gillon se met à discourir pompeusement à l’entrée du préau. M. Gillon, employé de bureau, est un parent important, pour le quartier. Son fils — si triomphant de bêtise — est un de ces enfants bien habillés, décoratifs, à qui l’on tient, parce qu’ils rehaussent la population scolaire.

— Voyez-vous, madame la directrice, je crains le surmenage pour mon cher bonhomme ; il est trop intelligent pour son âge, vraiment…

La directrice écoutait debout, souriante, absolument charmante et réglementaire avec ses beaux yeux bleus, sa maturité de blonde fraîche et grasse.

— Mais non, monsieur, je vous assure, dans nos écoles, le surmenage n’est pas à craindre… Bien moins que chez les congréganistes, par exemple, où l’on fait apprendre par cœur, — où l’on fait étudier pendant des journées entières sur des livres, — ici, ce sont les institutrices qui parlent tout le temps, l’enfant n’absorbe que ce qu’il peut absorber naturellement, sans effort ; les institutrices versent, versent à profusion, mais ce qui dépasse la spongiosité intellectuelle de l’enfant coule à côté… et voilà tout… ce sont les institutrices qui sont surmenées : ce sont elles qui filtrent et refiltrent plus qu’elles ne peuvent…

Oh ! la graduelle respiration, le progressif soulagement du bon père :

— Ah ! vraiment ! madame… Cependant, je vois toujours les mêmes maîtresses…

Oh ! le ton de persuasion empressée, l’heureuse dénégation de Madame :

— Mais non, monsieur ! en trois ans, nous avons eu Mlle Tourneur, morte phtisique — elle était si faible, savez-vous que les enfants la battaient ? Mlle Gagne a été enfermée pour maladie nerveuse ; Mme Héron a eu la fièvre typhoïde… et tenez, justement, Mlle Bord n’est pas présente aujourd’hui, c’est une remplaçante…

Oh ! le balancement de tête satisfait, hautement appréciateur, de M. Gillon ! Oh ! les deux bons sourires se comprenant, se félicitant, du père et de la directrice !

Je placerai ici un morceau de la seule histoire que je tienne de la concierge de l’école.

Un matin, environ un mois après mon entrée en fonctions, elle m’a priée, une fois pour toutes, de l’excuser si jamais elle ne m’adressait la parole. Elle avait failli perdre sa place pour avoir eu la langue trop longue : depuis lors, elle était habituée à un mutisme complet.

Sa mésaventure se rapportait à cette Mlle Tourneur, la phtisique frappée par les élèves, et dont elle avait voulu indûment prendre la défense.

Je ne reproduirai pas toute sa conversation. Seulement cette citation :

Une fois, un monsieur philanthrope, délégué de l’enseignement à je ne sais quel titre, fut introduit dans la classe de Mlle Tourneur, inopinément, à un moment malencontreux. Quel était ce spectacle des petits malheureux du quartier des Plâtriers battant leur institutrice parce qu’elle était malade, pauvre et trop douce ! personne ne le dira. Mais voici ce qui est arrivé ensuite : on a vu le M. délégué venir jusqu’à la porte de l’école, jamais plus il n’a pu se décider à entrer. Il dévalait sur le trottoir, il toussait, tapait du talon… ah, ouitche ! à peine dans le vestibule, il faisait demi-tour, la figure décomposée, comme un poitrinaire à bout. C’était pourtant un gros sanguin décoré de la médaille militaire, un ancien syndic de la boucherie, un homme qui avait tué des bœufs…

À propos ! ces dames ont épilogué avec effarement sur un départ dramatique de M. Libois, dernièrement. La normalienne m’ayant hélée de haut — de très haut — pour un enfant indisposé, M. Libois aurait fait mine de s’élancer vers la normalienne, vers l’enfant, puis, — brusquement, « pâle comme un mort, » il se serait retiré.

Il n’a pas le cœur solide, pour un médecin, M. Libois !

Le plus étrange c’est que Mme Paulin, ensuite, jubilait et œilladait vers la normalienne avec méchanceté.

Oui, tous les parents ont une façon d’aimer leurs enfants. Je m’étais trompée sur le compte de certaines femmes mollasses, — de nature bovine pour ainsi dire, — en les croyant complètement égoïstes et apathiques, à cause de leur manie de geindre continuellement, d’être toujours en traitement, d’avoir la tête entortillée, le cou raide. Évidemment la grande affaire de leur existence, c’est la conversation sur leur santé, — non pas sur une autre misère, non pas sur leur condition sociale, non ! — sur leur malheureuse santé, sur leurs infirmités féminines, sur leurs grossesses, — mais il ne faudrait pas confisquer un bon point mal à propos à leur enfant !

La mère des deux Pantins est venue, une fois, à la rentrée d’une heure, déclarer véhémentement que, si son aîné ne sortait pas le soir avec sa croix qu’on lui avait retirée le matin, « ça ne se passerait pas comme ça », et elle est restée tout l’après


La Maternelle
UN DIMANCHE, J’AI RENCONTRÉ LA MÈRE CLOUTET.


midi, sur le trottoir, à faire le siège de l’école, avec deux autres voisines solidaires.

Oui, dans le peuple, on a beau laisser les enfants sans soins et les brutaliser d’importance, on les aime et on les respecte.

Un auteur latin a formulé cette belle maxime : le plus grand respect est dû aux enfants. Cette déclaration fondamentale, je l’ai vue développée dans les livres et sur la scène avec la puissante magie de l’art, je l’ai vue magnifiquement obéie, dans la vie, par des gens de haute situation ou de prépondérante intellectualité. J’ai perçu avec une émotion palpitante, non seulement le respect, mais le sacrifice dû aux enfants. Mais quelqu’un m’a fait sentir la sainteté de l’œuvre de race dans ma chair même, « en pratique sublime ». (Je ne sais pas si je dis bien, la valeur des termes m’échappe, je roule dans un abîme.)

Elles étaient là — deux femmes singulières — qui parlaient haut devant la porte, sous le réverbère, chacune tenue au jupon par une fillette écoutant, le museau dressé, les doigts dans le nez.

Sur une allégation dubitative, la mère de Léonie Gras a grandi, d’un sursaut, devant son interlocutrice, et jamais tête renversée en arrière, front superbe, bas de visage serré, paupières de Diane, n’ont exprimé la sévérité d’un acte de devoir, avec plus d’effluves nobles :

— Moi ! ma chère, tout le temps que j’ai été enceinte, pas une seule fois, je n’ai accepté moins de cent sous.

Eh bien, quoi ! Je ne suis plus moi-même, je le sais bien ; je n’ai plus d’ingénuité, plus d’ignorance, plus d’illusion. J’ai pourtant conservé la faculté de rougir et certes mon sang se jette encore devant les mots énormes pour protéger ma dignité, mais on ne s’en aperçoit guère à cause de mon teint de gras double, de ma bouche au rictus blasé, de mes yeux meurtris.

Mon âme me semble encrassée sans remède comme mes mains.

Le dimanche ne me ressuscite pas.

Qui n’a déjà remarqué une vieille fille, pauvre, seule, — vingt-cinq ou quarante ans, sait-on ? — se promenant, un jour de fête dans Paris ? Quand les familles passantes se mêlent du regard, du sourire, se sentent en cohésion, en sympathie dans leur quartier, dans la ville, — la vieille fille a beau vouloir ressembler à tout le monde et faire semblant d’avoir un but, un motif de vivre, — comme on dégage l’être dépareillé, sans attache, sans aimantation !

Cet après-midi j’apercevais dans les vitrages mon corsage plat, mon chapeau sans jeunesse, mon visage désabusé… Pourquoi cette manie de frôler les boutiques ? Pourquoi cette insoulevable timidité sur mes paupières ? Il ne me manquait plus qu’un livre de messe à la main.

Mme Paulin qui devait guetter le retour de ma triste promenade, est venue me faire une visite dans ma chambre !

— Une idée qui m’a prise par hasard, a-t-elle exprimé si bien que la préméditation n’était pas douteuse.

Elle m’a raconté toute une période de sa vie : ses fiançailles, des détails sur son défunt mari. Elle est arrivée, sans trop de maladresse, à des considérations sur la nécessité du mariage ; elle a recommencé des allusions que j’ai supportées par faiblesse, par découragement.

Certes, le moment avait été choisi à point. Accoudée à ma table de jeu, dans une sensation affreuse d’abandon, je répondais par des haussements d’épaules, par des mots d’indifférence à l’égard des décisions du sort.

Oui ! mais n’ai-je pas eu l’air d’acquiescer « à n’importe quoi » ? Et j’ai laissé formuler des conseils trop explicites, — presque des « propositions » !

Maintenant je me reprends. Quelle est cette nouvelle persécution ? Ne suis-je pas folle de l’avoir permise ? Et vraiment, n’ai-je pas entrevu… ?

Je me révolte ! Chassons ces pensées.

Non, abordons-les carrément, une bonne fois, pour en finir ! Assez de lâcheté, assez d’hypocrisie, assez de me tromper moi-même : Mme Paulin a une mission et depuis longtemps déjà : aucun doute là-dessus.

C’est prodigieusement bête d’avoir chargé de mission Mme Paulin, malgré son âge d’expérience… à moins que cela ne soit profondément « psychologique »,… car, de qui aurais-je toléré les allusions si bien réussies par Mme Paulin ?

Non ! il n’y a là que de l’audace indécente et de la stupidité. L’affaire est réglée.

Parfois, le matin, à six heures, rien que d’avoir traversé la rue déserte, pleine de clarté, de fraîcheur et recueillie dans le silence, — malgré çà et là, un vieux soulier, un morceau de corset, une loque, épaves du mouvement nocturne, — j’arrive au travail, tout offerte à la vie belle et généreuse. Mais je ne me sens pas uniquement dévouée aux bambins, mon attendrissement trop féminin et pas assez maternel, s’envole au delà de l’école. J’attrape alors mes torchons, je cherche mes cuivres à frotter, les taches à enlever aux parquets du préau, des classes, de l’escalier.

Ah ! quand la poésie vous lancine, quand votre substance voudrait s’éparpiller en amour et recevoir le baiser de la nature entière, du soleil, des arbres — le bon remède : frotter par terre, à genoux, brosser avec rage, les bras nus ! Va, rêve donc, sale bête !

Ah ! j’en ai étouffé des soupirs sous le bruit de la brosse de chiendent ! Ah ! le besoin de parler avec intelligence et tendresse, j’en ai flanqué de la potasse là-dessus !

Et il faut ajouter que depuis trop longtemps Mme Paulin me couve avec une affection patiente, avec une sorte de supplication, les yeux humides :

— Mon enfant, pourquoi te fais-tu du mal à toi-même ?

Assez ! assez ! je ne veux rien que l’anéantissement.

Enfin, après deux heures de suée, quand les enfants arrivent, je leur appartiens sans réserve ; aplatie, matée, j’ai pour eux une bonté de bête de somme docile, éclopée ; ils peuvent me tirailler, m’appeler, me faire baisser et relever cent fois de suite, ils reçoivent tous le même sourire usé, complaisant. Et Mme Paulin peut prendre ses airs penchés !

Une sorte d’hébétement me béatifie ; je juge les choses en « bonne femme ». Je ne pense plus ou je pense court, niais, superficiel.

Les tout petits, qui sont encore, dans une certaine mesure, de jeunes animaux, me sentent une créature infime, pareille à eux ; ils mirent leur passivité dans la mienne ; le plus qu’ils peuvent, ils se frottent à moi, me tendent leurs yeux, leurs nez. Parfois, devant le lavabo, quand les classes fonctionnent, je baise un petit museau mâchuré, qui comprend bien que je ne suis pas d’un acabit raffiné.

J’ai constaté que plusieurs enfants ne savent pas embrasser ; oui, des enfants, la réalisation, le symbole du baiser ! C’est mignon, faible, à peine éclos, ça devrait battre du bec vers vous comme ça ouvre les yeux… Non ! ce geste ne se pratique pas dans leur entourage, on ne leur a pas appris, ils n’ont pas eu l’occasion… Ils veulent bien, ils fouillent, ils appuient leur bouche maladroitement. Richard — je l’ai vu souvent au clignement de ses yeux, à une nervosité des lèvres, — il essaierait bien, mais il ne peut pas se décider…

On n’imagine pas ce singulier effet : la première fois que, sur le point d’embrasser un enfant, je me suis aperçue qu’il ne comprenait pas l’intention de mes lèvres, cela m’a endolorie comme si je découvrais une mutilation.

Il y a des essais de baiser que l’on n’oublie pas.

Un dimanche, — j’avais lu, dans le journal, des histoires peu égayantes ; le crime du jour était celui d’un conscrit ayant assassiné une vieille femme, sa bienfaitrice, — l’après-midi, au début de ma promenade, je reconnais Bonvalot qui traînait lugubrement, à la chasse aux bouts de cigarettes. Une impulsion irrésistible, — je ne sais quel besoin d’être d’accord avec quelqu’un, — m’a fait appeler :

— Veux-tu qu’on soit amis, tous les deux ?

— Ça m’est égal…

— Quand tu n’es pas à l’école, le dimanche matin, il faut venir me voir. J’ai des livres à images, j’ai des choses à manger et puis, j’ai des sous… Tiens entrons au bazar, je veux t’acheter ce qui te plaira ; choisis… Bon ! mais tu vas m’embrasser.

Bonvalot est un de ceux qui ne savent pas. Il a posé, enfoncé son museau près de mon oreille : et — je le certifie — j’ai senti à mon cou, le froid impressionnant de son nez, comme le froid de l’objet qu’il avait choisi avidement, sans hésitation : un couteau.

Mais pourquoi ces histoires de caresses ?

Je vis dans une obsession continuelle : un danger moral me menace.

Mme Paulin ne m’entretient plus de rien hors les questions de service, et elle me persécute davantage que si elle disait les préoccupations inscrites sur son visage. Ses yeux me suivent et me tourmentent.

Heureusement que j’ai mon précieux dérivatif !

Aujourd’hui le lessivage a fonctionné rudement ; j’en suis tout avachie. Ce soir, le coude sur ma table, je souris à tout ce qui me passe par la tête… Bonjour, Tricot… Celui-là, pour donner un baiser, il ferme les yeux et il tire le gosier, comme s’il avalait un cachet trop gros.

Aux environs du jour de l’an, quand il a gelé si fort, la dame patronnesse en deuil, qui apporte tant de bonbons, assistait à une récréation dans la cour. Tricot se trouva près d’elle, arrêté ; on voyait sa chair des cuisses, on devinait que le tablier ne recouvrait aucun vêtement chaud.

— Mon Dieu, ce pauvre amour, comme il doit avoir froid ! dit la dame avec un mouvement de recul.

Je me rappelle la mine de Tricot, cherchant autour de lui, par terre, où était le chien, la bête soignée, qui inspirait si douce pitié à la belle dame. Puis-je faire autrement que de sourire, très amusée ?

Vraiment, je me trouverais dans un état excellent, s’il n’y avait pas cette Mme Paulin qui me plonge dans la honte avec ses mines de garde-malade fanatique, implacablement décidée.

Je lui tiens rancune d’avoir prononcé des paroles insensées qui, maintenant, me donnent à l’infini le sentiment de ma déchéance.

Je considère comme criminel de présenter à notre détresse une espérance irréalisable…

Une espérance ?… Alors, mon mal, ce n’est pas la volonté de refuser ?… C’est la timidité de croire ?

Je m’égare, je ne sais plus lire en moi-même. Je voudrais m’en aller loin, loin… être morte.

Ma déchéance s’accomplit si manifestement que j’éprouve une admiration obséquieuse pour plusieurs enfants chez qui subsistent des lignes de distinction et de beauté.

Ce matin, Irma Guépin et Léonie Gras tournaient une corde, Julia Kasen sautait : brune, mince, tablier noir serré, chaussettes noires, les bras collés au corps, elle dansait sans autre mouvement que le rebondissement rythmé d’un objet élastique. Cette impassibilité officiante n’appartient qu’à Julia ; il semble que des effluves divinisent son visage fixe. Une forme féminine très pure vous reste dans les yeux, monte et descend, se balance comme un insecte dans le soleil… Je revenais de mon service des cabinets, j’ai arrondi de gros yeux indolents, telle une servante commune qu’émerveille sincèrement la finesse aristocratique de sa jeune maîtresse.

Un peu plus loin, dans la cour, une autre satisfaction m’a requise : la Souris a adopté les deux petites Leblanc dont la mère a « filé ». Sans négliger « le poussin », très réellement et sans comédie, elle les a prises sous sa garde. Elle arrange leurs cheveux, leur col. « Tu n’as pas oublié ton mouchoir, aujourd’hui ? demande-t-elle, donne-le, tu as du noir au front. » Elle pose les questions que doit poser une mère : « Combien de bons points ce matin ? Et toi, as-tu bien mangé ? » Elle répète la morale des mamans :

— Voyons, tenez-vous droites, ne faites pas de grimaces !

Il faut voir la confiance docile des deux pauvres petites, si désemparées depuis leur abandon.

Comment l’aimant a-t-il agi entre la Souris et les deux Leblanc ? Mystère. Mais là, vraiment, les deux innocentes ne sont plus sans mère, une fois arrivées à l’école.

Des écroulements d’énergie physique, chez moi, coïncident avec une cessation totale de la pensée.

Quelqu’un est venu aujourd’hui à l’école, après une longue absence inaccoutumée.

Toute l’école avait remarqué cet espacement de visites. Ces dames en conféraient tout haut, à chaque instant.

À entendre ces manifestations d’étonnement, Mme Paulin avait une extraordinaire façon de baisser les paupières et de serrer la bouche : « Nous attendons ! » semblait-elle répondre.

Quelqu’un est venu… Les circonstances m’ont heureusement permis de rester cachée dans la cantine, affalée sur une chaise, le cerveau paralysé.

Ah ! la bienfaisante fatigue ! Je n’ai retenu que des choses touchantes, aujourd’hui.

La mère Doré a apporté un bouquet de deux sous à Mme Galant et elle a dit :

— Tâchez donc de pousser Marie pour le chant, elle vous a un aplomb insensé ; elle ferait très bien une chanteuse de concert ; avec un aplomb pareil, si jeune, il y a de l’avenir.

Les mêmes femmes capables de scandale, d’injures, de menaces contre les maîtresses, ont leurs moments d’amabilité. Certaines ouvrières envoient des articles de leur fabrication ; la mère de Léon Chéron qui confectionne des bigoudis en donne un petit paquet, de temps en temps. J’ai vu Tricot, une branche de fleurs à la main, écarter la populace impressionnée : Arrière, donc !

Rien que des choses touchantes.

Louise Guittard manquait à l’appel depuis trois semaines, j’avais entendu parler d’un coup de pied trop sévère lancé par son pseudo-père. À quatre heures, — le rang conduit au coin de la rue, — j’ai appris qu’elle avait la jambe cassée : une chute dans l’escalier, — dit-on, sans insister, — il a fallu la placer à l’hôpital.

Sa mère s’était arrêtée devant la porte de l’école, après avoir communiqué des nouvelles à la directrice. Tout un groupe de femmes bavardait avec elle.

Et voilà que j’entends, au passage, une voix émue, heureuse :

— Pauv’ gosse ! d’avoir la jambe cassée, elle n’a jamais été à pareille fête !

Je suis demeurée ébahie devant l’air émerveillé, attendri de toutes les ménagères, y compris la principale intéressée. Du reste, celle-ci m’a saisie par le bras et m’a fourni des explications avec complaisance et fierté, pour m’éblouir en même temps que les autres commères :

— Figurez-vous que Louise a un lit ! un vrai lit ! du linge blanc ! des repas réguliers… Mme la directrice l’a visitée et lui a apporté une poupée.

C’est une joie qui emplit les cœurs et gagne tout le trottoir : le rassemblement augmente : décidément, d’avoir la jambe cassée, elle n’a jamais été à pareille fête ! Pauv’ gosse, quel bonheur pour elle ! Les yeux en sont humides.

Une pointe d’envie se discerne dans l’enchantement de certaines mamans et des regards se promènent sur des moutards, comme si l’on cherchait ce qu’on pourrait bien leur démolir.

J’ai béni le sort, comme les autres bonnes femmes. Et je voudrais bien rester toujours ainsi approbatrice : le corps mou, le cerveau mou.

Quand la gaieté s’y met, elle peut atteindre au formidable. Un souvenir du matin m’est revenu, comme j’allais me coucher. Assise au bord de mon lit, je me suis abattue, la tête dans l’oreiller et j’ai ri silencieusement, j’ai ri à mourir. (Vous sentez toute votre substance qui fond, s’écroule et s’en va : un évanouissement terminerait ce flux incoercible si vous ne vous leviez pour suivre les murs à tâtons…)

La mère de Louis Clairon a demandé la cantine gratuite pour son enfant.

On a envoyé à la directrice les rapports et certificats nécessaires en l’occurrence. J’ai pu jeter un coup d’œil dessus.

Il y a un rapport de commissaire de police : trois lignes, pas plus, c’est laconique et grand.

Si quelqu’un y résiste, c’est que — selon toute probabilité — mon hilarité avait une source maladive. Mais, peut-être aussi, manque-t-il ce fait d’avoir vu l’air de dénûment affamé de Louis Clairon, ce matin même : un enfant qui n’a pas eu sa soupe et qui arrive blême, verdâtre…

Trois lignes, puis un point, c’est tout :

« La nommée femme Clairon a vécu pendant plusieurs années avec un individu qui l’a abandonnée, n’a laissé que deux manches de parapluies. »