Librairie Universelle (p. 177-208).
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VI


C’est sûrement par accident que j’ai voulu faire souffrir Tricot.

Du reste, il a compris que je n’étais pas foncièrement mauvaise, que j’avais plutôt besoin d’être traitée par la douceur et il ne me tient pas rancune : quand je passe, mon torchon à la main, tirant mes épaules de manœuvre, il me considère avec sollicitude et il réfléchit avec la même gravité que devant l’état de purée de ses chaussures.

Je dois même dire, à mon avantage, que mon intimité augmente avec les élèves. Dame ! ma finesse s’applique à ne rien négliger. Tout en acceptant l’importance des grandes personnes, l’enfant veut qu’on ait égard à sa personnalité ; il faut s’occuper de ses affaires, le prendre au sérieux, montrer qu’on le connaît.

Ma popularité s’établira solidement à la longue, parce que je suis en bons termes avec les têtes principales qui attirent et conduisent des groupes. Ces chefs, je m’adresse à eux ; en quelque sorte, je leur demande des nouvelles de la corporation.

— Ça va-t-il le métro ? (On joue beaucoup au Métropolitain.)

Ou bien :

— Qu’est-ce qu’on fait, le soir, quand papa ou maman n’est pas rentré à huit, neuf heures ?

— On va voir au poste qu’est-ce qui a bien pu arriver.

Je prouve ma bonne volonté à m’instruire par une moue patiente, amusée ou consternée ; on ne peut douter que les questions corporatives m’intéressent réellement. Il ne s’agit pas d’un vain bavardage : on me répond posément.

Lorsque la directrice est en conférence avec une personne officielle, dans son cabinet, il faut du silence à tout prix. La normalienne envoie trois ou quatre de ses élèves (généralement Richard, Léon Chéron, Irma Guépin,) pour m’aider à occuper sans bruit les tout petits. Nous distribuons — sur les genoux, dans le creux du tablier, — des tuyaux de paille coupés menu, de la dimension d’un grain de blé, et des bouts de fil ; nous montrons à faire des bagues, des chaînes de montre, des bracelets. La coquetterie séduit même les mioches de deux ans ; tous s’appliquent, — à langue tirée. Voici de la tranquillité pour une heure.

Moi et mes aides, nous n’avons qu’à veiller à ce qu’ils n’avalent pas leur fil ou leurs pailles. Alors, face à l’atelier, nous causons choses sérieuses. Irma, les mains dans ses poches de tablier, riante, rengorgée, pérore à mon gré :

— Une fois que maman s’avait disputée avec sa patronne, j’ai été au poste avec mon petit frère Mimile dans les bras ; il braillait tellement pour teter, que le brigadier a renvoyé maman tout de suite. Maintenant que Mimile ne tette plus, puisqu’il est mort, Mme Chartier me prête sa petite Lisette pour aller chercher maman au poste, mais Lisette pleure pas assez fort, rapport qu’elle est née à sept mois, qu’on dit, alors je suis obligée de la pincer…

Richard, philosophe, intervient avec ce talent qu’ont certains enfants de répéter et de prendre à leur compte les dires des grandes personnes :

— C’est le monde renversé, c’te patronne-là : c’est elle qui se pique le nez et qui cherche des raisons aux ouvrières !

Irma, contrariée, mais n’y pouvant rien :

— Oui, c’est le monde renversé !

Léon Chéron ne bavarde pas ; il court de-ci, de-là, ramasser les pailles qui roulent.

Moi. — Les jours allongent, on peut jouer le soir dans la rue ; avez-vous recommencé le traîneau ?

Richard. — Le traîneau de Kliner est cassé, y a une roulette qu’est tombée dans l’égout, faudrait la remplacer par une roulette de lit. J’ai essayé d’en enlever une au lit à maman, j’ai pas pu… Mais, de ce moment, c’est la guerre entre les Plâtriers et les Panoyaux, parce que les ceusses de l’école des Panoyaux ont chiné nos croix qui sont pas si belles qu’à eux… Dimanche, on les attend su’le tas d’sable du boulevard…

Aujourd’hui, avant le déjeuner, j’ai regardé dans le panier de Gabrielle Fumet. Il ne contenait rien, — selon l’habitude. Quelques autres paniers se promènent ainsi, toujours vides. J’ai interrogé là-dessus, d’un air détaché, aimable, la Souris qui est la tête d’un groupe auquel se rattache Gabrielle Fumet. J’ai appris, — d’un regard large, ironique à peine, qui a mesuré ma triste ignorance et qui lui a pardonné, — j’ai appris que l’on apporte son panier vide par convenance, par respect humain, pour ne pas choquer le monde. On ne montre pas son derrière dans la rue, ni dans l’école, n’est-ce pas ? Eh bien, on ne montre pas non plus sa débine.

Sur la question du pain, les enfants sont d’une sévérité tragique, il ne faut pas badiner avec cela.

Je me rappelle que la normalienne s’est fait « moucher » une fois ; elle n’y reviendra plus.

Elle surveillait le déjeuner.

Léonie Gras, à un bout de table, mangeait sans pain.

Mademoiselle, très affable, mais en même temps très déesse, demande d’un ton trop négligent :

— Tiens, toi, pourquoi n’as-tu pas de tartine ?

Léonie présente son masque extraordinairement creusé, expérimenté. Un temps : un regard rigide, pointu, dans les yeux de la normalienne. Puis une phrase à mots froids, détachés, qui font remuer la maigreur et le douloureux des joues :

— Il a plu toute la soirée.

Ce renseignement jeté à la normalienne — de quelle hauteur de misère ! — contenait la plus sanglante protestation.

« Vous vous moquez pas mal qu’il pleuve, vous qui gagnez votre pain, à l’abri, le jour…Pourtant, il faudrait réfléchir que le mauvais temps a de l’importance pour d’autres… et vous devriez faire attention à vos paroles : tout le monde ne peut pas être « Mademoiselle » et enseigner la morale en costume noir, sans se crotter. »

Moi, un seau d’eau glacée ne me serait pas autrement descendu par tous les membres.

La normalienne n’a pas insisté ; elle s’est détournée inopinément vers Berthe Hochard, de qui elle a redressé la serviette ; elle s’est éloignée.

« Va, va, ma fille, me suis-je dit en moi-même ; va préparer quelque belle leçon conforme au programme. »

Toute cette journée, elle m’a semblé porter avec moins d’aisance son air habituel de virginité impérieuse. Aurait-elle compris que son attribut de Diane est un luxe, lequel — comme tous les luxes — est compensé par une misère correspondante et qu’il ne faut pas, dans une satisfaction inconsidérée, blesser les gens qui peinent pour vous.

Encore à propos du pain. Je sais bien qu’une femme de service ne peut se permettre d’avoir une idée : les adjointes même doivent laisser à la directrice le monopole de formuler des opinions concernant l’école. Si une mesure inusitée paraît s’imposer, les adjointes consultent naïvement, inférieurement, de façon que l’initiative émane de Madame. Mais enfin voyons (notre pain rassis, à Mme Paulin et à moi, est insuffisant), ne pourrait-on organiser « un service ad hoc » ? Le matin, à l’insu de quiconque, une main discrète glisserait un trognon dans chaque panier vide.

Nous regorgeons de dames patronnesses prêtes à souscrire. Et le président de la délégation cantonale, donc ! En voilà un qui est disposé aux participations généreuses. Il accompagne parfois M. Libois.

Il a la manie des discours solennels et neufs, toutes les classes réunies, dans le préau :

— Mes enfants, je suis été petit comme vous…

C’est un ancien entrepreneur enrichi. Je l’aime bien ; il distribue des sous aux gamins qui le reconnaissent dans la rue et nasillent tout au long, sans se tromper :

— Bonjour, m’sieu l’président de la délégation cantonale !

Il m’a interpellée une fois, en me crochetant le menton de son index :

— Vous, la fille, si vous lâchez votre place, venez me trouver ! Vous avez l’air d’une bonne bougresse.

Dieu me pardonne ! j’ai vu rougir M. Libois. D’ordinaire on s’émeut ainsi pour les gens auxquels on tient de près. Par exemple, on rougit de voir son père ridicule.

M. Libois porte tant d’intérêt à M. le président de la délégation !

Je n’aurais jamais cru qu’une pourpre aussi subite et aussi intense pût monter au visage d’un homme.

Tous les mois, la grosse dame patronnesse en deuil apporte des sacs de bonbons. Il faut des gâteries aux pauvres, d’accord. Mais la donatrice exagère : une moitié de l’argent pourrait être appliquée à des achats de pain : le jour des bonbons je ne cesse de dépoisser avec mon éponge les tout petits qui ressemblent à des oiseaux pris dans la glu ; le sucre vous colle partout, aux tables, aux bancs, aux portes.

Et puis un fait notoire : dans un quartier besogneux, les enfants sont plus privés de soupe que de confiserie. Parfaitement : il est de mode, par exemple, de faire déjeuner un mioche avec un rogaton douteux, une bribe insuffisante, mais de lui donner deux sous pour acheter des bonbons. Une tartine de saindoux et deux sous de pastilles de menthe. — laisse-moi t’embrasser, gros joufflu…

On ne saurait imaginer la bizarrerie des parents à Ménilmontant. Ainsi, l’on croit peut-être que la majeure partie des enfants mangent à la cantine : il est tellement avantageux pour eux de recevoir, moyennant deux sous, une nourriture saine, abondante, bien chaude l’hiver ! La corrosive charcuterie revient excessivement cher. Eh bien ! il n’y a pas la moitié des élèves qui déjeunent à l’école, Soupçonne-t-on pourquoi ? Parce que c’est trop d’aria d’aménager le panier, c’est-à-dire d’y mettre un chiffon de serviette, un morceau de pain et une bouteille bouchée. Même des indigents qui ont la cantine gratuite n’en font pas profiter leurs enfants ! c’est trop d’aria.

Maintenant que je suis camarade avec beaucoup de mères, j’essaie de les raisonner, sans avoir l’air d’y toucher, dans nos jacasseries, en passant ; mais on ne remue pas la bêtise inerte, on ne remue pas la misère déchue à l’état de masse croupissante.

L’autre jour, je voyais Louise Guittard, piteuse, famélique, sur le banc, dans le préau, attendant qu’on vînt la chercher pour déjeuner. Enfin, à midi et demi, sa mère arrive. Il tombait de la neige ; la gamine n’avait pas de coiffure.

— Vous devriez la laisser déjeuner ici, dis-je ; regardez, là-bas, ce réfectoire.

Alors la mère, une femme avachie, aussi molle de cerveau que de corps :

— Ah ! qu’est-ce que vous voulez ? Le matin on n’en finit pas… s’il fallait encore préparer un panier !…

Au bout d’une demi-heure, Guittard est revenue glacée, les yeux cernés, le nez rouge dans sa face blême. Je ne sais quel ignoble repas elle avait fait, mais elle fleurait le roquefort et la mauvaise « vinasse ».

Tout l’après-midi, à la dernière table de la grande classe, elle m’a peinée : un hoquet affreux soulevait ses dérisoires épaules pointues, projetait son menton, déclenchait son gosier. La normalienne discourait généreusement dans sa chaire ; Guittard avait l’air de ne pouvoir absolument pas avaler ses paroles.

La mère Guittard ne mérite pas d’être admirée comme une exception.

La semaine dernière une femme amène un élève nouveau : tablier blanc et tête malpropre.

— Madame, dit la directrice, laissez l’enfant pour aujourd’hui, mais nous n’acceptons pas de tablier blanc, c’est sale tout de suite : si vous n’en avez pas d’autres, je vous donnerai de l’étoffe pour en tailler un noir ; et puis je vous prierai de faire couper les cheveux et nettoyer la tête de l’enfant : j’ai des bons gratuits à votre disposition.

La mère déclare « qu’elle n’a pas besoin de tout ça ». Le lendemain elle n’envoie pas l’enfant, le surlendemain il arrive seul, à dix heures et tel que le premier jour : tablier blanc déjà maculé, chevelure en friche.

— Rose, reconduisez cet enfant immédiatement et dites que le Règlement est formel : un tablier de couleur et la tête propre ; rappelez que, si l’on veut, cela ne coûte rien.

La mère, occupée à moudre du café, tout debout sur le palier, en compagnie d’une voisine, lâcha le tiroir du moulin, par la violence de son indignation.

Elle avait laissé radoter la directrice ; jamais elle n’aurait cru possible une pareille prétention ! Elle m’accabla d’invectives, attrapa son enfant comme si elle l’arrachait à mes mains indignes et me cria sa résolution sous le nez :

— Ah, bien, s’il faut tant d’histoires pour envoyer un enfant à l’école, celui-ci n’ira pas ! J’ai bien moins de mal à le garder à la maison ; il jouera dans l’escalier.

Si un élève habitué à manger à la cantine n’apporte pas ses deux sous, par hasard, on ne lui refuse pas la gamelle, bien entendu. On fait crédit très facilement ; la directrice sait même, en bonne charité, oublier les dettes, le cas échéant ; mais elle doit prendre garde qu’on n’abuse.

Il arrive aux enfants de perdre leurs sous, mais aussi, de temps en temps, l’un, l’autre, succombe à la tentation : il achète une toupie, des billes, n’importe quoi.

— Où sont tes deux sous ?

— Je sais pas.

Il y aurait danger de se contenter de telles réponses.

Parfois, on est fort embarrassé :

— Virginie, la cantine ?

— Madame, maman m’avait donné mes deux sous, mais, en route, v’là papa qu’avait plus de tabac, alors il m’a dit : « Tu raconteras à l’école que tu les as perdus. »

(Mes enfants, ne mentez jamais : voilà, Virginie ne ment pas.)

(Mes enfants, vos parents sont parfaits : soyez tranquille, Virginie a le fin sourire ; elle sait que son papa est un malin, au-dessus de toutes les vérités.)

Certains parents ont de l’amour-propre. Tant pis pour l’estomac des enfants.

Les deux petites Cadeau sont nourries à la cantine dix jours de suite ; puis interruption : censément elles vont déjeuner à la maison. C’est la fin de quinzaine et l’on n’a plus quatre sous à leur donner pour la cantine. Il suffirait d’un mot à la directrice pour arranger les choses. Non ; le boulanger fournit à crédit. Se tenant sagement par la main, les deux petites Cadeau sortent prendre une livre de pain, le mangent dans la rue, par la pluie et par la bise, et quand le temps convenable est écoulé, elles rentrent en s’essuyant la bouche, comme les gros gourmands, les lèvres grasses, à plusieurs reprises, sur le poignet.

20 février. — À cause de ma camaraderie, de plus en plus cimentée, avec les mamans d’élèves, je subis des conversations inouïes.

Un soir, comme je sortais, mon ouvrage terminé, à sept heures passées, deux femmes flanquées de leurs mioches bavardaient devant la porte de l’école ; certainement leur exorde remontait à plus de trois quarts d’heure. Il gelait assez fort.

Elles se séparèrent et l’une d’elles, Mme Pluck, m’accompagna jusqu’à ma porte, tout en parlant « dare-dare » sans perdre de temps :

— Hein ? croyez-vous que ça a de la chance les enfants, aujourd’hui ? Croyez-vous que c’est soigné : on vient les chercher… Moi, à six ans, je gagnais ma vie.

— Pas possible ? quel travail pouviez-vous donc faire ?

Il a bien fallu que nous nous arrêtions sur le trottoir, devant chez moi ; on ne peut pas laisser une histoire en train. Le jeune Pluck, tout ratatiné par le froid, la tête penchée sur l’épaule, toussotait péniblement, à petites secousses exténuées.

— Ma mère était cardeuse de matelas et, à cette époque-là, on défaisait la laine à la main ; c’était mon ouvrage, dès six ans, quand on commence à devenir raisonnable… Dame, on en boulotte de la poussière ! et puis, n’est-ce ? pas les gens ne font guère carder les matelas qu’après un décès ; en v’là de la mauvaise poussière ! car il y a poussière et poussière, mais celle-là c’est rudement de la mauvaise. J’en ai-t-y attrapé des drôles de maladies ! dans le nez, des polypes, on aurait dit du corail qui me poussait ; et dans la gorge, des angines ! Les amygdales, on me les a retirées à huit ans, bien sûr, ça ne sert à rien… Ah ! puis, je ne sais plus tout ce qu’on m’a encore charcuté… Eh bien, au fait, je n’ai plus qu’un poumon… J’ai gagné ma vie, je ne dis rien. Tout le monde ne peut pas avoir deux poumons, non plus, pas vrai ? Mais c’est pour vous dire que les gosses d’aujourd’hui sont bien heureux… Le mien, le médecin prétend qu’il est un peu tuberculeux, laissez donc, si c’est ça, il ne sera pas soldat : autant de gagné.

J’ai pensé ne pas en être quitte avant minuit. Des hommes entraient dans la gargote, puis sortaient et nous apostrophaient :

— Vous feriez bien mieux de rentrer jacter devant le comptoir ; ça serait un vermout que je picterais, si toutefois j’étais pas de trop.

La chère amie m’a raconté toute sa vie. Du reste, c’est leur manie, aux femmes du quartier : dévider toutes leurs affaires à la personne la moins connue, dès la première rencontre.

Et alors, maintenant, chaque fois que la mère Pluck peut m’attraper dans la rue, elle n’a plus besoin de préambule ; c’est toujours la même histoire qui continue :

— Comme je vous le disais… les femmes ont nécessairement quelque chose qui cloche du côté du ventre, mais moi, déjà, étant gamine, avec cette poussière de matelas qui se logeait partout…

Je suis forcée de faire des progrès. Il n’y aura bientôt plus de différence, au point de vue conversation renseignée, entre moi et n’importe quelle matrone de Ménilmontant.

Tous les samedis matin à six heures, je suis guettée par la mère de Léon Ducret ; elle est employée comme extra chez le vins-hôtel meublé attenant à l’école.

— Parce que, le samedi soir, ça se succède les chambres, et il faut préparer tout un matériel, m’a-t-elle expliqué.

Elle est enceinte. Sa première causerie s’est limitée à l’historique complet de quatre grossesses précédentes. D’inévitables questions m’ont, toutefois, assaillie :

— Vous n’avez pas d’enfants ?

— Non, ai-je répondu, le visage un peu détourné, comme si j’apercevais quelque chose de curieux, au bout de la rue, vers le boulevard.

— Vous n’en avez jamais eu ?

— Non, ai-je fait d’un ton modeste, avec un léger coup d’épaule qui pouvait signifier : « Ça s’est trouvé comme ça. » Je n’ai pas eu la bêtise d’alléguer que je ne suis pas mariée, cette circonstance n’ayant aucun rapport avec la question.

Mme Ducret m’a expertisée de la tête aux pieds avec une moue désapprobatrice.

— Oui, je sais bien, a-t-elle prononcé, on se drogue… mais ça abîme…

Elle a froncé les sourcils, elle me trouve terriblement abîmée.

Et voilà dix samedis, vingt samedis, qu’elle m’entretient de son ventre fécond et des inconvénients menaçants de ma stérilité voulue.

C’est une persécution formidable : à six heures le matin, à la sortie du déjeuner, à la sortie de quatre heures, le soir à sept heures, le dimanche à n’importe quel moment, la mère de Julie Kasen, celles de Léon Chéron, de Louise Guittard, de Bonvalot, de Tricot, d’Irma Guépin, la mère Doré, toutes, dès qu’elles peuvent me saisir, ont à se plaindre des infirmités spéciales du sexe, toutes ont à m’exposer des théories populaires de gynécologie.

Et il faut non seulement que j’entende, mais encore que je réponde, sans faire la pimbêche, puisque le monde où je vis se caractérise principalement par cet échange continuel : confidences immédiates, complètes, et curiosité cynique, impérieuse, sur le chapitre intime.

De toute façon, je ne pourrais donc pas éviter ce genre de conversation aussi banal que l’appréciation de la température ; et d’ailleurs à qui la faute ? Il paraît — miséricorde ! — que j’ai une mine « qui engage » : une ciselure parisienne avec « censément des restes de masque », m’a dit Mme Paulin ; et les autres camarades ne me l’ont pas mâché : dès qu’on me voit, on est édifié sur mon tempérament, on sent combien je suis femme et que « j’ai passé par tous les chemins ».

La mère Doré secouant sa coiffure impériale diadémée de cuivre, daigne amicalement m’accepter à son niveau :

— On a bien des embêtements, mais il y a de sacrés bons moments tout de même, hein ! la Rose de feu ?

Et c’est pourtant vrai : ses yeux luisants de coquetterie goulue peuvent se comparer à mes yeux brillants de réflexion morale.

Maintenant que je me civilise, maintenant que Bonvalot, Adam, Richard et mes amours de babies en robe d’azur m’ont appris que les yeux se disent : les châsses, les mirettes, en langage familier, j’ai fait aussi cette découverte : lorsque je viens chercher ma portion le soir à la gargote, le sarcasme boueux des consommateurs s’attaque surtout à mes yeux. Et j’ai peur… j’ai peur bientôt de tout comprendre !

S’il est vrai que le fait de se sentir persécutée est un signe de détraquement, gare à moi !

Le rire perpétuel d’Irma Guépin m’est devenu insupportable. J’ai maintenant cette idiote faiblesse de rougir devant un rire « de face » et qui insiste. Mme Paulin s’en est aperçue et sait m’épargner. Mais Irma, au contraire, abuse.

J’ai envie de changer de « fille », comme nous faisions quelquefois, au pensionnat. J’aimerais bien Julia Kasen.

Il suffit qu’une chose m’horripile pour qu’Irma s’y obstine :

— J’ai encore rencontré M. Libois et je lui ai dit encore qui que j’aimais le mieux à l’école. Il m’a demandé : « Tu sais faire les commissions ? Voyons : Va me chercher une boîte de chocolat chez l’épicier… Très bien, c’est pour toi. Mais, es-tu sûre que tu ferais bien toutes les commissions ? Es-tu sûre ? Tu sais porter une lettre à son adresse ?… » Oh ! comme il a ri dans mes yeux, en secouant la tête. Puis, il m’a prise comme ça par les deux coudes : ouf ! en l’air ! Il m’a embrassée sur les deux joues. Il est parti.

Pourquoi noter ces niaiseries ?

Mars. — Des travaux de raccommodage ont


La Maternelle
MARIE FADETTE.

occupé mes soirées et m’ont empêchée d’écrire. Ma robe était luisante de crasse et usée des deux côtés, à la hauteur où les tout petits m’accrochent continuellement.

Je me replonge dans mes griffonnages avec un bel entrain.

Mais pourquoi faut-il que ma faculté d’observation ait si profondément changé ? Où sont mes admirations du début ?…

Voilà tous les élèves muets, immobiles, assis en face de la maîtresse, du bureau, des pancartes murales… est-il bon qu’on ait mutilé le mouvement et le bruit en eux ? Les voilà en bois, devant la vie en bois de l’école.

Tout de même, il m’est doux de me réfugier en mes amis les enfants. Je critique, mais, au moins, je n’ai plus la nostalgie du bonheur perdu.

Un élève nouveau ! Le premier jour, il jase, il se dérange sans vergogne, il exhibe toute sa nature. C’est le spectacle amusant d’un animal acheté pour être mangé, mais qu’on lâche un peu en liberté auparavant.

Jean Mircœur, trois ans, a quitté sa place et, les deux poings aux hanches, est venu se planter devant le bureau de la directrice :

— Dis donc, est-ce que je suis un homme ?

— Pour sûr.

— Eh bien alors, papa m’achètera une tablette à quatre heures ?

— Certainement.

— Tu l’as vu ! Il te l’a dit ?

— Oui, oui… va à ta place.

— Alors, ma vieille, y a du bon.

Au bout d’une semaine, finis la spontanéité, le bavardage confiant, finie la nature ! Le petit enfant rieur et ingénu, le sans-souci du premier jour n’existe plus : « On ne dit pas ce qu’on sait, — on ne bouge pas à volonté. — Regarde, mais tais-toi et reste là. » Un vrai dressage de chiens savants, ces pauvres petits, comiques et piteux, qui s’oublient à chaque instant et doivent ravaler leur langue, rentrer leurs gestes. Et ne sommes-nous pas à plaindre de fermer ainsi l’âme même de l’enfant, au lieu de l’explorer au plus large, selon l’idéal !

Ma critique n’est probablement pas exempte de parti pris maladif ; cependant, on devra imputer aussi quelque responsabilité à certaines coïncidences regrettables.

La récréation d’aujourd’hui. L’explosion habituelle, le fouillis des têtes, des bras disloqués, les cris pour le plaisir de crier, le galop pour le plaisir de galoper. Puis, les mots si charmants :

— Louise, veux-tu, on va jouer au papa et à la maman ?

Alors, Louise, angélique, sérieuse, pas en train :

— Ah ! bin, non, j’me bats pas.

Mais, au bout de la cour, à l’opposé de la bande d’asphalte où piétinent les maîtresses, en revenant de travailler aux cabinets, je surprends une vingtaine d’élèves, filles et garçons, Bonvalot, Adam, Irma Guépin, etc., acharnés à conspuer Tricot qui est en guenilles : sa chemise passe au derrière, ses genoux de pantalon sont arrachés, son tablier sans bouton échappe aux épingles, sa figure est en mauvais état, ses cheveux semblent avoir servi à balayer. La troupe épileptique braille cette moquerie :

— Ah ! la purée ! Ah ! la purée !

Eh bien, ce matin, la normalienne a commenté une petite fable, « La Renoncule et l’Œillet », d’où cette objurgation : « Il faut rechercher la bonne société, rejeter les promiscuités disgracieuses, juger les gens sur l’extérieur », d’où aussi un parallèle entre l’enfant bien tenu et l’enfant mal tenu… Et la férocité à conspuer Tricot et sa misère pourrait bien n’être que l’effet de cette leçon imprudente. La normalienne ne se défie pas assez des interprétations « à côté ». Pauvre Tricot ! Il faut fuir la mauvaise compagnie… Y a-t-il pire approche que la sienne ?

Il est vrai que Mademoiselle a eu soin d’amender sa morale par un aperçu complémentaire : « Toutefois, pour être heureux, il faut regarder au-dessous de soi, jamais au-dessus. »

Je ne connais guère qu’une demi-douzaine d’enfants, comme la Souris, Léon Chéron qui puissent prendre cette leçon dans le sens utile ; les autres entendront plutôt qu’il faut guetter le malheur d’autrui et s’en réjouir.

Et encore, non, je répudie la tendance totalement.

Peut-on admettre ce filet de morale inextricable jeté sur des enfants mous, dégénérés, désarmés ? Il me semble démêler dans cet enseignement l’hostilité religieuse contre l’instruction même.

Pour me remettre, chez Mme Galant, j’ai goûté une brillante fanfare de chauvinisme : là, alors, violence, passion.

Les deux leçons rapprochées ont fait jaillir une lumière en moi : « Pas de milieu, la résignation ou l’énergie obéissante et oppressive. »

Sans viser à la tragédie, n’incline-t-on pas à ce résumé :

« Travaillez, prenez de la peine, mais gare à l’ambition punie, et pas d’investigation trop curieuse. L’auto-concurrence fallacieuse : la croix, les bons points ; la lutte décevante entre salariés ; la lutte avec le morceau de bois, le morceau de fer que vous façonnerez, bravo ! mais pas la lutte avec votre misère… Vous, les dénués, soyez soumis, mais soyez héroïques : il est beau de mourir pour perpétuer l’état de choses actuel. »

Eh. eh ! cette farceuse de morale n’est pas seulement répandue trop pareillement sur trop de tempéraments divers… Est-ce qu’il n’y aurait pas un vieux lot de fausses vérités, à la longue éliminées de l’enseignement secondaire, mais pieusement conservées pour le peuple ?

J’ai beau faire, la couleur de mon drame ne s’égaye pas ; et nous sommes bientôt à la moitié de mars !

Qu’est-ce que l’école peut changer à la destinée des enfants préparée par l’hérédité et par le milieu ? Je cherche le sauvetage… un à un, je les considère : Adam est moins turbulent, tant pis.

Gillon a la bêtise plus administrative ; Ducret semble plus rampant et Bonvalot plus aigri : les visages pointus ne gagnent aucune force ; la même fatalité accable Julia Kasen. Et Richard, et Vidal ne sont pas moins affreux. Irma Guépin rit toujours trop bonnement.

Irma Guépin… Qui expliquera l’intuition des enfants ? Qui expliquera surtout la transmission magnétique entre personnes du sexe, quelle que soit la différence d’âge ?

Depuis qu’Irma Guépin est ma préférée, elle a toujours eu ce jeu, le soir, dans l’intimité des quelques enfants restants, de m’embrasser à l’improviste — pour me faire peur — cou, cou ! au — moment où je suis distraite par un autre bambin.

L’autre soir, elle s’est arrêtée en chemin : à un mouvement de mes cils, elle a senti que, si elle m’embrassait à l’improviste, elle recevrait un soufflet.

Cela aurait été infailliblement ! Pourquoi, mon Dieu ? Je me le suis demandé l’instant d’après.

Il n’est pas permis de devenir pareillement intolérante.

J’ai adressé un signe rassurant à Irma.

— Allons, viens sur mes genoux !

Si les maîtresses étaient seulement douées de la pénétration enfantine !

Elles usent étroitement de formules convenues, sans même se méfier de la double face des mots, à plus forte raison ne soupçonnent-elles pas l’effet profond, compliqué, désastreux, qui peut résulter d’un appoint inattendu d’atavisme ou d’exemple.

Par une ironie sans pareille, le dévouement sublime, la foi professionnelle totale se trouvent unis à de mesquins préjugés, à une vue fausse du peuple, du monde. Et cette constatation stupéfiante s’impose que la carrière d’institutrice est étrangère au progrès des idées, étrangère même aux intérêts féminins.

J’ai entendu la directrice, au visage fin et bienveillant, dire carrément :

— Je parcours la Revue féministe, parce que M. Libois me la prête, mais vous pensez bien que je n’achèterais pas cette publication de déséquilibrées.

Étant donné ce retard indéniable sur le mouvement intellectuel, il faudrait savoir comment sont fabriquées les institutrices.

Mlle Bord a encore moins l’air « de se douter de quelque chose » que Mme Galant ; ou plutôt la normalienne est mieux l’adepte de notre enseignement aveugle, dogmatique.

Mais, au fait, les institutrices sont de deux sortes : les normaliennes et les autres, simplement pourvues du brevet élémentaire ou du brevet supérieur. Mme Paulin m’a appris cette importante différence, du premier jour, rien qu’à sa façon d’appeler Mlle Bord « la normalienne », et moi-même, depuis, j’ai constaté non seulement une dissemblance, mais un antagonisme entre les institutrices. La normalienne se croit d’une autre essence que sa collègue ; elle juge inférieure et « popotte » toute institutrice qui ne sort pas de la fabrique spéciale. Mme Galant est quelque peu médisante et ironique à l’égard de Mademoiselle.

Dès qu’un problème me tracasse, il faut que j’en glose — directement ou indirectement — toute seule et devant le monde. J’ai pris ce travers de m’entretenir avec moi-même (à preuve ces notes que j’écris) et je marmonne à demi-voix, en allant et venant, dans le préau, dans l’escalier, dans la cour de l’école ; c’est le tic des gens solitaires et aussi c’est bien « peuple » ; avec cette habitude et la manie de siffler en frottant, je suis tout à fait « de mon métier ».

En outre, machinalement, pendant notre quart d’heure de déjeuner, je lance à Mme Paulin des paroles qu’elle ne peut comprendre, faute d’en connaître les préoccupations de départ, et elle me regarde sans répondre, un peu alarmée de mon état mental.

— Je voudrais bien savoir ce qui se passe à l’École normale, dis-je inopinément, entre deux bouchées.

Mme Paulin saute de sa chaise, comme piquée au plus gras ; elle achève de retrousser ses manches au-dessus de son coude, essuie le bout de son nez sur son bras et me foudroie de ses prunelles irritées :

— Vous n’allez pas faire la bêtise de demander à être femme de service à l’École normale ? En v’là de l’orgueil !… Ça vous quittera ma petite… Parbleu ! « attachée » à l’École normale, ça frime, on se gobe… Mais, j’en parle savamment, j’y ai été volée, moi : telle que vous me voyez j’ai été pendant dix-huit mois auxiliaire à l’École normale — eh bien, croyez-moi, c’est une sale boîte… Et puis, tenez, voulez-vous que je vous dise encore, une chose qui m’inquiète pour vous ? C’est l’ambition qui vous perdra, na !

Il faut noter que Mme Paulin se considère comme « appartenant à l’enseignement » et que, par conséquent, elle a été obligée de prendre parti dans la querelle entre normaliennes et non normaliennes.

Elle est contre les normaliennes.

— Ces poseuses-là ne sont bonnes qu’à jeter de la poudre aux yeux. Dame ! pour cela, elles s’y entendent.

Et maintenant, grâce à elle, je suis à peu près renseignée : j’ai pu compléter ses histoires par les modèles placés sous mes yeux et (à un certain point de vue) par l’analyse de mon propre cas. Voici donc l’opinion que je me fais.

Les jeunes filles internes à l’École normale mènent une vie incomplète et artificielle. D’abord elles sont trop séparées du dehors, trop éloignées des affections naturelles et du spectacle du monde ; puis, jusqu’à dix-huit et vingt ans, elles s’exilent encore, absorbées par l’idée du brevet supérieur à conquérir, sans autres préoccupations que celles des compositions et des examens ; elles ne prennent même pas assez d’exercice et de récréation. De sorte qu’elles ont peu de santé, des mines graves et ennuyées, des amitiés romanesques pour leurs maîtresses et pour leurs compagnes et que, de plus, elles sont profondément pénétrées de leur propre supériorité.

Ce sont des personnes de serre chaude ; leur savoir professionnel même est purement théorique : elles connaissent les enfants d’après leurs livres, elles apprennent à faire la classe « par principe ».

Les normaliennes sont des demoiselles qui ne savent ni raccommoder, ni enlever une tache, ni mettre le couvert ; jamais elles n’ont touché un balai, un torchon, un fer à repasser (l’économie domestique n’existe dans le programme qu’à l’état doctrinal) ; quelle peut être leur conception des rapports entre les divers éléments sociaux ?

On prépare ces élues à être tout, excepté de vraies femmes et des mères intelligentes et bonnes. Et ce sont ces demoiselles, névrosées et pédantes, incapables de s’assurer la santé, la gaieté, de se servir elles-mêmes, de participer au travail commun de la cuisine et du nettoyage, — ce sont ces « précieuses » totalement ignorantes des individus, des groupes, des concurrences matérielles, qui se chargent de soigner l’enfance, de former l’intelligence et le cœur des petits enfants, en vue des terribles difficultés de la vie !

Aussi, avec quelle magistrale inconscience, avec quel superbe dévouement propagent-elles l’erreur et le préjugé ! Avec quel sublime aveuglement distribuent-elles la pâture uniforme, à tort et à travers ! Et il faut avouer que, comme institutrices, elles font de l’effet !

Les autres, simples titulaires de brevet, vaudraient mieux, s’il n’y avait pas cette satanée rivalité qui les oblige à parader aussi et à montrer un savoir livresque égal à celui des normaliennes. Je crois que la générosité femelle est équivalente de part et d’autre, mais les non normaliennes seraient séparées des élèves par un abîme moins grand. Et encore…

Un jour que Mme Galant était malade, il est venu une remplaçante qui se donnait « le chic de Normale » ; elle avait un jeu, dans le bureau, en face de nos moutards de cinq ans, on aurait dit d’un professeur en Sorbonne : elle vous clouait les enfants là, bayants, ils ne comprenaient rien ou bien comprenaient de travers, mais quel beau silence !

Allons, est-ce que je n’exagère pas, de parti pris ? Ne suis-je pas de mauvaise foi ? J’en ai vu une autre remplaçante, une vieille (comme cela sonne drôlement : une vieille remplaçante !), celle-là, c’était le vrai type de l’institutrice, la vraie maternelle !

La voilà qui arrive pour la première fois, un matin, à huit heures et demie ; n’avait-elle pas raccroché, en chemin, une bande d’enfants, sans les connaître ! elle en tenait deux par la main, elle en avait après sa jupe ! Une fille sans poitrine, plutôt laide, ayant au moins dix ans d’enseignement, robe noire propre, mais terriblement fatiguée.

Ah ! comme elle m’a remuée ! comme je l’ai admirée, comme je me suis sentie petite, misérable, et comme je l’ai haïe par jalousie !

Elle entre, du premier instant elle sourit aux enfants, ils lui sourient, elle va d’un côté, de l’autre, elle les agrée, ils l’agréent. Je me disais : si quelqu’un a mérité la dénomination d’institutrice publique, c’est bien celle-là.

Puis, tout debout dans le bureau de la normalienne, elle s’empare de la classe, d’un écarquillement de son humble visage, d’une offre de sa poitrine plate ; et là, aussitôt, elle se donne à ces enfants inconnus. Je souffrais, comme d’un spectacle d’immoralité. On la sentait qui s’usait, se vidait ; là prenez : sa substance, sa chaleur… Et les enfants qui vibraient avec elle ! Jusqu’à Bonvalot qui allongeait son grand cou, adoucissait son rictus sinistre et semblait déchiffrer des images ravissantes dans ses yeux. Et Adam, et Richard, et Vidal, et Tricot, ceux à tête de singe et ceux à tête de hyène, tous semblaient goûter également cette carcasse pantelante. Irma Guépin et Virginie Popelin oscillaient, fascinées à chaque mouvement de physionomie. La petite Leblanc retrouvait sa mère. Quant à la Souris, à Léon Chéron et quelques autres, on aurait juré qu’ils allaient se lever pour coller leur face en extase sur la face irradiante de cette hystérique de l’enseignement !

Et avec quoi, ce résultat ? Je l’ai déjà écrit : il suffit de rien ; quand la circonstance veut que la méthode des écoles maternelles s’adapte juste, on assiste à une germination merveilleuse.

Une branche de lilas a été trouvée par terre. Mon institutrice n’a pas cherché plus loin. Du lilas ! Nous allons en apprendre des choses, en nous amusant ! Pourvu que la pendule ne marche pas trop vite !

À chaque enfant une feuille et une parcelle de lilas sur la table, devant lui. Et l’institutrice élabore une mixture parfaite : leçon de choses, travail manuel, dessin, morale. Mais, ce qu’on ne peut exprimer, c’est l’éloquence et la poésie maternelles, c’est le don de sortir toute une joie, tout un monde, toute une science, de ses mains, de son visage, de sa voix, de sa poitrine et de s’en ébahir et d’en remercier censément l’auditoire !

Première joie, première découverte : les parcelles de lilas, ces calices minuscules, peuvent se passer dans un fil et faire des guirlandes, des pendants d’oreilles ; il faudra montrer cela à nos petits frères, à nos petites sœurs ; ces bambins voudront s’appliquer pour glisser leur fil, ils serreront les doigts malgré eux, le lilas s’écrasera ; ils feront une si drôle de grimace qu’il faudra attraper leur menotte, l’embrasser et leur apprendre à enfiler délicatement.

Mais nous, les grands, c’est la feuille qui nous occupe ; nous voulons la dessiner et la reproduire en papier. Eh ! eh ! ce n’est pas facile de dessiner une feuille ; il y a les nervures qui sont les vaisseaux de la plante, par où circule la sève ; la grosse nervure du milieu, les nervures qui partent de celle-ci… Ma foi, nous allons fabriquer une feuille artificielle d’abord. Plions un papier en deux, (tiens ! ce milieu sera la grosse nervure !) plions la feuille vivante sur le papier, elle servira de patron ; découpons le papier en suivant le contour vert, (pour découper on rabat le papier, on serre avec les ongles et, au besoin, on humecte du bout de la langue). Bon ! et pour les nervures transversales, il suffit de plisser le papier. Mais alors, rien de plus facile à dessiner ! La grosse nervure, puis deux lignes courbes, puis intérieurement des lignes obliques pour les nervures principales. Et pour une feuille dont le contour ne serait pas uni, une feuille de marronnier, par exemple, on couperait des dents, comme des marches d’escalier à l’extrémité de chaque nervure plissée. Mais alors nous savons dessiner ! Parbleu ! avant d’essayer une chose, il importe de bien comprendre.

La piètre narratrice que je fais ! L’institutrice ajoutait — je ne sais comment — que le lilas est un arbuste, tandis que le marronnier de la cour est un arbre et que le lilas offre les premières feuilles après l’hiver. Et alors, tout le temps de la démonstration le printemps était dans la classe, le soleil crépitait à travers les phrases, le peuple des arbres défilait, et des clartés, des haleines bénissantes partaient vers les plantes qu’il faut aimer, vers tout ce qui pousse, vers la croissance chérie de tous les êtres, nos amis !…

Une chétive remplaçante d’école maternelle, vous dis-je !

Ah ! l’enseignement, ce que ça vous transforme une femme ! Il y a les obligations professionnelles, le règlement, la hiérarchie, il y a surtout le fanatisme, un dévouement spécial, insatiable, qui mange tous les autres sentiments à son profit.

Je suis allée à l’école de la rue des Druses porter des états d’appointements. Mme Paulin a couru après moi :

— Regardez bien la directrice et la femme de service, je vous dirai quelque chose à votre retour.

Ce quelque chose le voici :

Mme Doucet, directrice d’école maternelle, emploie sa mère comme femme de service et la convenance professionnelle veut que l’on ignore cette parenté.

Impossible de dire qui est le plus « transformé » : la mère, femme de service, baissant le dos, appelant humblement sa fille « Mademoiselle », ou bien la fille, directrice, appelant sèchement sa mère « Mélanie », et lui commandant rigidement les besognes malpropres.

En conscience, suis-je pas fondée à ressasser mon petit couplet critiqueur ? Ce que le grade vous donne de « l’estomac ! » Ce que la subalternisation vous déprime !… Et ce sont des personnes à grades si durement tranchés, qui doivent inculquer aux enfants les sentiments bons, justes, conformes à la nature, qui doivent développer les qualités de simplicité, de spontanéité !…

Mme Paulin élève aussi des protestations :

Mlle Doucet ne se conduit pas dignement. Quand on pense qu’il y a des directrices si gentilles, qui vous font plutôt plaisir en vous commandant ! Ainsi, Mme C…, son père est mort ; eh bien, elle est tellement occupée par son école, qu’elle envoie aimablement une adjointe sur la tombe, à sa place, les jours d’anniversaire ; l’adjointe est flattée, pas vrai ?… la tombe du père de Madame !… elle y va comme pour son compte. Voilà au moins de beaux sentiments, chez l’une comme chez l’autre !

Ce soir ma concierge m’a remis une nouvelle missive de mon oncle, toujours dans le style bourru et laconique.

« Maintenant, je dois être fixée sur cette enquête, dit-il. Ce n’était pas la peine de faire la sainte-nitouche. Alors il est probable que l’on me verra bientôt. »

Alors me laisse rêveuse. Non, mon oncle, je ne suis aucunement fixée, je ne veux rien savoir. Je n’irai pas vous demander l’explication de vos excuses dissimulées…

Subitement, pourquoi ce soupçon absurde, en éclair, — que Mme Paulin et mon oncle se sont abouchés ? Folie. Toutefois, j’en suis sûre maintenant, — peu après notre conversation sur l’École normale, — j’ai surpris un double jeu : Mme Paulin m’observait à la dérobée… Elle continue d’ailleurs et, de plus, elle s’empresse à de cordiales complaisances, — comme quelqu’un qui a « vendu » son camarade et qui n’a pas cessé de l’aimer…