Librairie Universelle (p. 285-imp.).
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IX


Je donne sincèrement — et sauf quelques lacunes, — la relation de cette dernière journée qui a fixé mon sort.

Mes étourdissements du matin ont été un peu plus inquiétants que d’ordinaire : la fatigue d’avoir passé une partie de la nuit à méditer, à écrire, — et la conscience que ce moment de ma vie est décisif.

Le dernier jour de classe !

Les portes s’ouvrent. Miséricorde ! on dirait qu’il n’y a plus de mauvais garnements ! Adam, Tricot, Bonvalot, — d’autres, toute la clique, — vous décochent leur espèce de salut militaire ; c’est dégoûtant de correction.

Voici les élèves sur les bancs qui attendent paisiblement l’inspection de propreté et la conduite aux cabinets ; à peine si quelques tout petits miaulent, se tiraillent, se grafignent d’une patte molle. Est-ce la chaleur qui les abat ? Le thermomètre du préau marque vingt degrés dès neuf heures du matin.

Voici la normalienne dans sa classe.

J’imagine de torchonner les vitres de la porte d’entrée donnant dans le préau, pendant qu’elle improvise un discours de circonstance.

— Vous avez bien profité de mes leçons, vous en serez récompensés dans toute votre vie…

Je frotte avec rage : Voyons, mademoiselle, ne faut-il pas un fond, au bonheur, pour attacher ses racines ? chez ces misérables, est-ce votre prédication qui constituera la base indispensable ? est-ce que, dans la société, les bonnes qualités toutes nues — sans assaisonnement de protection, de capital, etc. — fournissent l’origine du succès ? Mademoiselle, est-ce que votre sagesse ne rendra pas plutôt ces déshérités mieux exploitables ?

La normalienne continue, fervente, visitée par un rayon de soleil blanchissant, sévèrement belle dans sa chaire :

— Vous souvenez-vous ? quand vous êtes arrivés ici, plus petits, vous lanciez de vilains gestes, vous employiez de vilains mots, et vous étiez criards, indociles, turbulents ! Regardez comme vous êtes changés !… Au mois d’octobre vous irez à la grande école, on dira tout de suite : « Oh ! oh ! ceux-ci viennent de l’école maternelle, ce sont les plus sages… »

J’ai beau siffler au-dessus de ma main qui fonctionne, la critique bouillonne quand même : Ah ! mademoiselle, pendant l’année écoulée, vous avez beaucoup parlé entre ces murs, mais vous n’avez rien modifié de ce qui règne au dehors. Ah ! l’immense ironie : « Soyez sobres, ayez le respect de vous-mêmes et des autres, soyez justes, soyez bons, etc. » — et dehors : les cabarets, les taudis, la bestialité, l’exploitation !… Croyez-vous que votre enseignement changera la production du quartier ? Chaque portion de Paris garde sa spécialité : dans le faubourg Saint-Antoine, on fabrique des meubles, dans le Marais, se produit l’article de Paris — il semble que, dans le quartier des Plâtriers, on fait de la misère, des enfants, de la prostitution, de l’alcoolisme.

Les heures passent et — fait singulier — j’oublie la réalité, par longs intervalles : l’échéance de demain sort totalement de ma pensée. Mes enfants, vous ne me laisserez pas partir, moi qui vois si clair, moi qui connais si bien votre intérêt !

Un grand événement cet après-midi.

Une ancienne institutrice vient de se présenter, qui — vu sa retraite insuffisante — a l’autorisation de parcourir les écoles et de photographier les élèves par groupes.

La vieille qui n’a plus de larynx et s’exprime surtout par hochements de tête, par sourires, par signes, avoue qu’en définitive elle ne gagne rien à ce métier, mais elle conserve la joie « de voir des classes, d’être au courant de l’enseignement ».

Je considère son costume d’institutrice, autrefois noir, son chapeau ravagé, ses gants troués ; je ne sais quelle envie me prend d’aller m’incliner devant cette détresse acharnée à rester « chargée de service ».

Aurai-je maintenant l’égoïsme de déserter ?

— Mes enfants, annonce la directrice, comme c’est le dernier jour de classe, la dame déposera les photographies chez la concierge de l’école ; la semaine prochaine, chacun pourra en retirer une, moyennant cinquante centimes.

La dame aux gants troués s’empresse de réclamer, en cachette, que l’on veuille bien « en donner quelques-unes gratis, aux plus pauvres ». La dame au corsage reprisé flaire la population de l’école, elle n’a pas peur de ne pas en vendre beaucoup, elle a peur que tout le monde n’en ait pas.

En place pour le premier groupe, dans la cour, à l’opposé du marronnier et des cabinets ; les élèves de la grande classe par étages : une rangée d’enfants accroupis sur les cailloux, ceux de la seconde rangée assis sur des bancs, ceux de la troisième rangée tout debout par terre et ceux de la quatrième rangée debout sur les bancs.

L’ensemble de l’étalage rappelle les exhibitions de ce marché de brocanteurs dénommé « le Marché aux puces ».

La normalienne anémique — selon le devoir de toute bonne institutrice à la fin de l’année scolaire, — fiévreuse, fanatique, s’évertue à maintenir la tranquillité dans les rangées : il ne faudrait pas de flottement et pas de mauvaise tenue.

Et, tout d’abord, mon cœur se serre au spectacle dérisoire de cette jeune fille, usée à vingt ans, chargée d’entraver et d’embellir ce demi-cent de gamins, ce lot débordant de pauvreté, de laideur, de maladie et de vice. On n’en finit pas de les placer convenablement : on a beau masquer des horreurs, il en ressort toujours de nouvelles : c’est Kliner qui tourne sa figure du mauvais côté, du côté assassiné ; c’est Tricot qui remue ses pouces de pieds par les trous de ses chaussures ; c’est la petite Doré qui louche plus que d’habitude, c’est Vidal qui abuse de sa bosse, c’est Bonvalot qui crachote et allonge trop son long cou ; si l’on redresse Virginie Popelin, on exhibe fâcheusement Pluck qui tousse trop pour se tenir droit.

Il faudrait à chaque enfant une mise en lumière à part, devant l’appareil photographique ; de même qu’il faudrait une éducation pour chaque tempérament bien défini et bien situé.

En effet, selon que je me déplace, les mêmes têtes présentent des aspects de dégénérescence répulsive, ou des aspects de croissance normale, touchante. Je médite :

— Certains ingrédients se qualifient de dangereux, étant à la fois remèdes et poisons. De même, nos élèves ont des instincts dangereux.

Attention donc ! imprudentes institutrices, vous excitez chez cet enfant une certaine partie atavique à laquelle il fallait se garder soigneusement de toucher, tandis que, cette même partie, vous ne l’exaltez pas assez chez cet autre enfant ! Vous n’avez rien à leur donner à ces malheureux, mais vous avez à mettre en valeur, ou à atténuer ce qu’ils possèdent virtuellement.

Tenez, Adam doit se manifester dans l’exceptionnel ; si vous ne lui procurez pas de l’exceptionnel bon, il tombera dans l’exceptionnel mauvais ; et ils sont nombreux, les camarades de même acabit : leur « sauvagerie » bien employée en ferait des gens précieux, des sauveteurs, — mal entreprise, elle les rendra « ennemis de la société ».

Tant pis ! l’école est trop nombreuse : sur ces germes si divers, on étale uniformément une couche d’engrais moral — et alors, quel étouffement, quelle fermentation !

Je rarrange quelques chevelures de fillettes. Mme Paulin me surveille à la dérobée, anxieuse et forte. Bien entendu, elle n’ignore pas la convocation de mon oncle. Elle cherche à deviner ma décision. Ses traits rigides disent qu’au besoin elle me conduira de force.

Ah ! la photographe déclare que le groupe est enfin « bien composé » ; les enfants immobiles ont compris la nécessité du signe extérieur de sagesse, la normalienne les hypnotise, sculpturale, un livre à la main (le livre bleu).

— La photographie « fera de l’effet », prévoit la directrice, au comble de la satisfaction.

Et maintenant : garde à vous ! regardez bien ce qui va sortir de cette boîte… regardez encore… il faut trois clichés.

Tout à coup, dans un éclair de révélation, j’ai découvert ce qui couvait sous la couche de morale. Pendant un instant les têtes se sont offertes déscolarisées, naturelles, transparentes, vers l’appareil et il m’a semblé voir ces innocents de cinq à sept ans, dans leur faiblesse, tendre la gorge à l’avenir.

Mes enfants, je ne vous quitterai pas !

J’ai vu Irma Guépin, Louise Cloutet, Julia Kasen, Berthe Cadeau, tendre la gorge aux différents martyres des femelles pauvres : martyre de l’amour, martyre de la maternité, martyre de la débauche, martyre du travail impayé, Irma Guépin avec ses yeux bleus écarquillés, son nez court, sa blancheur et sa blondeur alsaciennes, souriant sans défense : Louise Cloutet avec sa physionomie de ménagère soucieuse d’économie, Julia Kasen d’une joliesse orientale, nacrée, Berthe Cadeau figure pointue de couturière héroïque et bornée.

J’ai vu l’un des Ducret, les yeux hagards, serrant son bec affamé pour toujours : j’ai vu Tricot avec sa tête de vieille femme du bureau de bienfaisance, ses cheveux en chicorée fanée, j’ai vu Richard affreux, simiesque et résigné, cherchant en vain à échanger leur laideur obligeante contre un peu de bienveillance : j’ai vu Léon Chéron et l’aînée des Leblanc promettre leur sang et leur substance à quelque maître insatiable ; et Louise Guittard, avec sa tête ovine, résignée aux coups, ressemblant au petit mort Gaston Fondant : et Bonvalot fermé, les tempes farouches, affrontant sa mauvaise destinée, les bras croisés ; et une gamine sans nom, — Marie tout court, — le visage dur, expérimenté, sinistre, et Pantois, l’un des vagabonds, les épaules aplaties, les yeux bas — les ailes coupées !

J’ai vu le sort de ces enfants rendu inévitable par l’école : ils attendaient ficelés, prêts à être livrés ; leurs vêtements loqueteux, leur chair creuse et tarée attendaient…

Pluck ne toussait plus, parti déjà dans une espèce de sérénité moribonde. (Le médecin a dit que ce n’était pas la peine de l’inscrire à la grande école : octobre est trop loin pour sa frêle poitrine.) Et, justement, non loin du groupe, reléguée dans un coin pour tout le temps de la photographie — Berthe Hochard demeurait pétrifiée dans l’éternelle tranquillité. Alors Pluck et Hochard m’ont fait l’effet de deux libérés « ayant fini de souffrir ».

Un frisson m’a saisie : quel tribut devaient encore payer les camarades pour rejoindre les deux arrivés !

— Mes enfants, n’est-ce pas ? il ne faut pas que je vous abandonne ? Je suis des vôtres !

Et pourtant, machinalement, j’ai avancé les mains pour me garer ; pensez donc ! cette immense moisson de larmes, de sang, d’abjection, promise par une école de quartier pauvre !

Imaginez le « futur » dévoilé : au premier regard, on s’enfuirait éperdu d’horreur !… Ces petites têtes, ces petits corps, ces fragilités affamées de douceur, pensez donc cette chétive enfance pantelante, sans rien devant les ronces, les crocs, les griffes de l’avenir !

Mais, si l’on pouvait seulement prévoir approximativement, on ne résisterait pas à devenir fou d’épouvante : ça, ça qui vous regarde, cette misère deviendra grande et vivra ! ça, ça, ces douces petites lèvres qui éclosent, c’est la matière, le fond, la substance de la misère future ! Vous savez bien, les crimes, les suicides, les trafics odieux, toute l’abomination humaine, ça pousse comme autre chose, les voici !

Assez ! assez ! je ne veux pas que la Souris offre si tendrement sa chair à manger ! Assez de sourire, Julia Kasen ; assez, Irma Guépin… ils te tueront !… assez, Léon Chéron, avec ta croix de sagesse !…

J’allais crier, peut-être, heureusement la pose était finie. La normalienne emmenait ses élèves, Mme Galant s’apprêtait à placer les siens.

Il s’agissait encore d’arranger un joli groupe, faisant de l’effet, avec un Ducret, un Pantois, un Chéron, une Leblanc.

J’ai laissé la vieille institutrice photographe à l’œuvre, j’ai marché jusqu’aux cabinets, pour rien, pour remuer ; j’ai donné un coup de balai inutile.

Puis, est venu le tour des tout petits. La directrice a appelé : Rose et Mme Paulin. Le groupe n’était pas facile à coordonner. Il fallait d’abord moucher tous les nez.

Je ne me sentais pas dans mon état ordinaire, la sueur me perlait aux tempes, une sorte de vapeur gênait ma vue.

C’étaient mes tout petits à moi ; ils m’accueillaient avec des mines espiègles et bonnes, fronçant le nez, rapetissant les yeux, pinçant le bec. Mais la douce aimantation qui existe entre eux et moi me faisait souffrir ; ces enfants étaient encore frais, presque sans stigmates ; à les toucher, j’éprouvais le malaise de toucher à du sang, à de la chair écorchée.

Allons ! trêve de gentillesses, il ne faut plus oser un mouvement ; présentons les têtes ! soyons sages !

Alors, ce fut étrange, il me sembla d’abord que tous ces minois innocents agrandissaient une supplication vers moi, ils comprenaient, ils demandaient grâce. L’effroi béant des yeux me saisissait et faisait lentement mon sang se retirer et mon souffle cesser.

Puis cette terrifiante scène exista : ces pauvres yeux avaient une voix et criaient : Nous sommes perdus ! Nous savons ! Tu nous abandonnes ! Et tu dissimules bien inutilement : il y a longtemps que c’est décidé… Tiens ! M. le délégué vient te chercher avec son visage bienveillant.

La paralysie me clouait ; j’essayai pourtant de me retourner pour voir.

Ensuite je ne sais plus… Des heures s’étaient écoulées, il ne restait que deux ou trois enfants dans le préau. Je me rappelle la directrice :

— Vous avez été indisposée, Rose, je vous dispense du service, Mme Paulin le finira. Vous pouvez vous en aller.

Arrivée à ma porte, je n’ai pas voulu monter, j’ai eu peur de la solitude dans ma chambre malchanceuse.

J’ai préféré continuer mon chemin sans but déterminable. D’après mon imagination confuse, « l’on m’attendait », je devais apparaître à quelque endroit du quartier pour empêcher un grand malheur. Et je voulais discuter avec moi-même : irais-je demain chez mon oncle ? Il me semblait qu’en marchant je trouverais l’irréfutable motif à rester femme de service. Et cette découverte — dans la rue — était indispensable : l’école ne me tenait pas par des liens inarrachables.

Un fait dominait ma mémoire, j’ignore par quel phénomène : on était allé chercher un médecin, il était venu, lui ! Il avait disparu au moment de ma résurrection. Mais on avait dû, un certain temps, le laisser seul dans la cantine où j’étais évanouie : j’avais la certitude qu’un baiser puissant, fougueux, m’avait été donné et — malgré ma syncope — mon être tout entier avait bu ce baiser ! La preuve était que j’en portais encore le feu en moi…

J’ai voyagé à l’aventure, tournant dans le quartier, d’abord la rue des Panoyaux, la rue des Couronnes, la rue des Maronites. Puis, par l’habitude du dimanche, le chemin des Buttes-Chaumont m’a requise. Là, j’ai voulu revenir chez moi, mais, dans mon trouble, j’ai continué à m’éloigner vers la Villette, le long d’une rue interminable, la rue Bolivar, je crois. C’est seulement au débouché du Canal que j’ai retrouvé ma direction par les boulevards extérieurs.

Mais que de temps, que de divagation, que de distance ! Par-ci, par-là, je m’arrêtais pour rattraper la notion du réel, je m’obligeais à nommer les choses environnantes : « Voyons… telle rue… bon ! une marchande de frites et de gras double… un marchand de chaussures d’occasion, de cinquante centimes à deux francs : il y a des souliers de bal. » Malgré moi, à chaque arrêt, des enfants de l’école s’interposaient dans ma pensée ; je les voyais avec les yeux de l’âme dans des attitudes ayant existé, j’évoquais des traits de leur destinée et leur image hallucinante m’attirait comme dans un trou : je serais tombée, si je n’avais précipitamment continué ma marche.

Et voici l’impression en quelque sorte matérielle, survivant à chaque apparition : ma chair se séparait du quartier, ma personnalité se retirait d’un milieu qui n’était pas le sien, je retournais par aspiration naturelle vers ma classe d’origine.

Dans une rue, j’ai été offusquée de la teinte uniformément rousse des devantures de boutiques, ce rouge de vieux sang me crispait ; j’ai voulu me planter devant les affiches du concert Mélino, j’ai lu tout haut des noms d’acteurs… la petite Irma… Soudain, j’ai eu la vision de la petite Doré : je la rencontrais, avec un cabas au bras où se dissimulait à moitié une bouteille contenant un liquide verdâtre.

— Qu’est-ce que tu apportes là ?

— Du lait, Rose.

Elle ajoutait tout bas : « Quatre sous de lait pour eux cinq, il n’y en aura pas assez pour les faire dormir ; quatre sous d’absinthe, y en aura assez… Dodo, l’enfant do… » Et elle sortait la langue avec un air si contrarié d’être obligée de mentir, puisque sa maman le lui avait recommandé, elle inclinait si gracieusement sa mignonne tête d’enfant obéissante, que je me penchais du même mouvement… C’était le vertige ! vite, vite, j’ai marché…

Au milieu d’une chaussée bruyante de voitures, j’ai souvenance d’avoir compté des quantités de vieux ouvriers en blouse noire, ou en gilet à manches qui étaient tous Léon Chéron devenu homme : l’artisan honnête, régulier, intelligent, sobre, qui entretient soigneusement une nombreuse famille. C’est lui qui, avec ses douze heures de travail et ses six francs par jour, vous fournit les jolis trottins, les délicieuses modistes, les minois affriolants sans lesquels Paris ne serait pas Paris. Il part le matin à l’atelier, rentre, se couche, repart, donne son argent : on lui raconte n’importe quoi, lorsque les filles sont en retard ; quand il a usé sa vie à les élever jusqu’à dix-huit ans, un soir, elles disparaissent. Peu après, c’est un vieux triste qui retombe aux salaires d’apprenti ; il a cinquante ans, c’est un vieux d’hôpital.

J’ai changé de rue ; il n’y avait plus de voitures, la chaussée était trop étroite ; par les fenêtres des maisons, toutes sortes de nippes et d’ustensiles débordaient, les taudis étaient si délabrés que je voyais branler les murs. J’ai bien été forcée de m’arrêter : les maisons vacillaient. Je suis restée longtemps appuyée, le dos à une porte, en face d’une fabrique d’où sortaient interminablement des fantômes de femmes en qui je reconnaissais Gabrielle Fumet, Berthe Cadeau ; mais voilà qu’elles me souriaient éperdument de toute leur phtisie pointue, parce qu’il n’y avait pas de pain dans leurs paniers fermés… Montrez-moi, un peu. J’ai dû encore reprendre ma course.

Je ne suis pas entrée dans les Buttes-Chaumont, il m’a suffi de toucher à la grille, je scrutais avec application les cailloux par terre, j’ai vu Kliner, dans le préau.

— Eh ! toi, là-bas, ne file donc pas comme ça ! Tes deux sous de cantine, s’il te plaît ? demandait la directrice.

— Je les ai pas ; papa en a pas.

— Je croyais… (Elle allait dire : Je croyais que tu n’avais pas de papa.)

L’enfant continuait :

— Il attend que maman lui en envoie, elle lui en envoie pas.

— Où est-elle, ta maman ?

Allons, les grands artistes, il s’agit, d’un seul enfoncement du regard, d’exprimer aussi clairement que si vous articuliez pour être applaudis du parterre au poulailler, il s’agit, dis-je, de répondre avec les yeux :

— Ma maman, ma protection, mon admiration et mon affection, ma maman à moi, tout petit, elle est absente pour cause de démêlés avec la police…

Non, laissez-nous, cabotins, gens d’un autre quartier, artistes, gens ignares que vous êtes, je crois qu’il faut avoir des yeux bleus de six ans, la tête exsangue, à moitié décollée et être un élève de la Maternelle de Ménilmontant… Tenez, il faut d’abord fourrer sa langue sous les dents du fond à gauche, cela entrouvre la bouche de travers et fait saillir la pommette… Le vertige ! le vertige !…

J’ai marché droit et vite, à heurter les passants. Mes souvenirs se perdent alors, mais je me suis certainement trouvée non loin du Canal, à la Villette, au déclin du jour, vers huit heures par conséquent, et j’ai certainement rencontré, pour de bon, la Souris, sa mère et le poussin qui m’ont dépassée sans me reconnaître.

Mme Cloutet allait à grands pas, courbée, le poussin pleurait lugubrement sur son bras ; elle avait un air d’évasion muette. La Souris tenait son jupon, obligée de courir pour la suivre, et elle levait son visage sérieux, doux, ses petites jambes se hâtaient, son petit tablier noir flottait, et elle disait d’une voix maternelle, pénétrante et indulgente :

— Il est bien petit, ton poussin, maman, mais il est bien méchant.

Je n’ai pas voulu continuer dans la même direction ; du reste, on apercevait le boulevard extérieur.

Si je m’asseyais sur un banc ?

Et demain ? Qu’ai-je donc décidé ?

Les gaz s’allumaient, des gens équivoques circulaient. J’ai subi l’apparition de Gillon donnant le bras, de force, à Julia Kasen, délicate et jolie. Gillon représente toute une race savourant la beauté à sa manière ; sans doute répète t-il quelque façon paternelle, car il éructe avec sonorité et prononce d’un ton de domination gaillarde :

Quante j’aime, v’là comme je soupire !

Oh ! sur moi, les yeux de pervenche de Julia Kasen !… Debout !

Je ne me suis plus ralentie avant d’avoir atteint ma rue des Plâtriers ; l’ombre s’accumulait propice aux frôlements audacieux et aux talonnements qui accompagnent : quante j’aime, quante j’aime…

Enfin, je suis arrivée devant l’école, croulante de lassitude et rentrée dans mon bon sens, c’est-à-dire — comme après m’être brisée à lessiver ou à frotter — devenue sage, molle, sans idée, approbatrice.

La photographie de l’après-midi, l’aspect des groupes, les visions de ma course errante, toutes les impressions pénibles s’éloignaient et s’effaçaient.

À peine me restait-il un souffle de faculté critique qui achevait de s’épuiser dans un semblant d’ironie et qui allait faire place à la béate acceptation. Je me parlais toute seule, gentiment, arrêtée sur la chaussée :

— Eh bien ! oui, c’est l’école et son drapeau national, et ses affiches officielles, et son inscription imperturbable : Liberté-Égalité-Fraternité. C’est le puissant et austère monument, cubique et massif, qui se carre dans le quartier ; le grand Dépôt de Morale !… On a dit : Faites-nous beaucoup d’enfants, apportez encore et encore des enfants ; ici, c’est la fabrique de Bonheur… Pourquoi pas ? L’école donne tout le possible… et ils seront toujours bien aussi heureux que leurs parents… leurs parents vivent, après tout… ils les imiteront…

Un fiacre me fit monter sur le trottoir. J’avais un immense besoin de repos physique et de paix morale, j’aspirais avidement à sourire à quelqu’un, à être d’accord, à trouver du bien, rien que du bien. Je souriais à l’école.

— Eh, mais ! l’affiche est déjà collée sur la porte : « La rentrée des classes aura lieu le 18 août. » C’est vrai : je suis en vacances !

L’année scolaire était finie, ma tâche était finie, je n’avais plus à me tourmenter. J’éprouvais une satisfaction de peine récompensée, de loisir gagné, je tournais la tête à droite, à gauche, pour jouir tout de suite des vacances. Quant à demain, j’étais soulagée complètement ; les choses s’accordaient je ne sais comment : j’irais demain chez mon oncle — et cependant je ne déserterais pas.

Toutes les devantures de marchands de vin flamboyaient et toutes les lanternes d’hôtels meublés : le vins-restaurant, le vins-tabac, le vins-crémier, l’épicerie et vins… et l’hôtel des Passagers, et l’hôtel de l’Habitude… Dans la rue traînaient encore des odeurs d’absinthe et d’oignon, et déjà des relents de musc ; on ne voyait plus de petits enfants, mais des moyens couraient encore et criaient ; des passants allaient, étranges, imprécis, lents comme des gens en avance ; c’était encore la soirée, pas encore la nuit.

Un bien-être m’envahissait, une douce fermentation : tout se tenait, l’école, les maisons, l’éclairage, l’odeur ; cela formait un milieu ami, où l’on était chez soi, à sa place, dans son quartier.

J’appréciais l’organisation des choses : avoir quinze jours de repos payé, avec cette conscience du devoir accompli, avec cette espèce de provision d’honneur !

Deux femmes se concertaient dans le retrait d’ombre de l’école, juste avant la lumière blanche du marchand de vin attenant. Je les connaissais ; l’une était la mère de Léonie Gras, l’autre, son nom m’échappait.

— Bonsoir, dis-je, en secouant la tête comme une camarade. Et j’ajoutai à demi-voix : N’est-ce pas, que vous voulez que je reste ?

— Tiens ! c’est la Rose…

Elles s’approchèrent :

— Croyez-vous qu’en v’là un malheur !

— Quoi ? quel malheur ? demandai-je.

— Comment vous ne savez pas ? La mère Cloutet vient de se fiche dans le canal avec ses deux gosses ; on l’a retirée encore vivante et c’est une grande chance, car elle est enceinte, mais les deux pauv’ gosses sont noyés.

— Hein ?… la Souris, le poussin ?… ma pauvre petite mère Souris ?

Mais j’étais trop avachie de fatigue, j’avais usé tout mon désespoir, toute ma raison sensible, l’affreuse nouvelle ne put qu’achever mon hébétement. Je restai un moment à essayer d’atteindre la catastrophe avec ma pitié, à essayer d’accorder mes nerfs à cette affliction, les larmes ne jaillirent pas, il ne sortit de moi qu’une loquacité délirante ; parler me soulageait comme une émission de sanglots.

— Ah ! la mère est sauvée et justement qu’elle était enceinte ! c’en est une chance, là ! on peut dire !… Figurez-vous que j’arrive de loin et je les avais rencontrés tous les trois… elle portait le petit qui pleurait, il pleurait à fond, vous savez ces pleurs sans consolation où coule la détresse accumulée de toute une race… et la Souris, si vous aviez vu ses mignonnes jambes qui tricotaient ! Vous connaissez sa voix sage et bonne ? Voilà qu’en passant près de moi, elle raisonnait : « Il est bien petit, ton poussin, maman, mais il est bien méchant ! » Si vous aviez entendu la façon aimante dont elle appuyait sur l’e de petit : « Il est bien petit, ton poussin… » Et, faut croire que je me doutais de quelque chose ; en sortant de l’école, je suis allée par là sans motif… Mais je n’ai pas voulu les suivre et je me rappelle : au bout, c’était le Canal et l’on apercevait les deux montants d’une passerelle comme deux longs bras noirs vers le ciel… Alors, on l’a repêchée tout de suite, la mère ?

Ce récit terminé, je le recommençai presque identique, puis, n’étant pas encore apaisée, je portais la tête de-ci de-là, cherchant une continuation à mon discours.

À la longue, les deux femmes me regardèrent curieusement ; l’une dit :

— La mère Cloutet a bu un coup… ça arrive à tout le monde.

L’intérieur du marchand de vin tirait mon attention ; une gamine y dormait, le front sur une table de marbre, je reconnus Léonie Gras et me rappelai qu’elle manquait l’école depuis un certain temps. Alors, j’obéis à mon stupide besoin de verbiage.

— Tiens ! Léonie là-bas, ses cheveux frisés cachent presque le verre… vous ne l’envoyez donc plus à l’école ? Vous auriez tort, vous savez, pour façonner les enfants, dans leur intérêt moral…

Quelle surprise ! La mère Gras se pencha d’une détente brusque et me répondit :

— Venez donc un peu que je vous explique, vous Rose, la Maternelle ; y a longtemps que j’ai envie de vous causer… Venez donc là, dans le coin.

Elle bombait ses épaules et avançait le menton comme Adam quand il va se battre ; son intonation copiait celle des provocations en usage dans le quartier : « Viens donc un peu, su’ l’boul’vard, si t’es pas un faignant ! »

Je la suivis, moitié de gré, moitié parce qu’elle me tenait au coude. Elle se mit à me parler dans la figure.

— Non, elle n’ira plus à vot’école ma fille… c’est pas la peine, pour apprendre qu’il faut rester dans la débine comme père et mère et se tenir bien tranquille, en crevant de faim tout comme eusses et surtout pas oublier de dire merci… Mais c’est pas vrai, vos histoires ! il ne suffit pas d’être poli… Et qu’est-ce que t’avais l’air de rigoler en me regardant, avec ton intérêt moral ? L’intérêt c’est de bouffer… J’y ai été à l’école, moi, est-ce que ça m’a empêchée de crever la misère ?… Ah ! oui, j’ai fait comme ma mère, pour sûr !… Et quand ma gosse me répétait vos boniments d’école, je croyais entendre mes premiers patrons : de l’ordre, de la propreté, du respect, de l’obéissance, de la politesse… Oui ! et des dix-huit heures de travail et mal nourrie, et pas de pitié, pas de bon Dieu, jusqu’à ce qu’on vous flanque dans le ruisseau… Et v’là que c’est toujours les mêmes boniments que de mon temps ! mais je veux autre chose !… Dis donc, la Maternelle, est-ce que tu crois que c’est toujours les mêmes qui la danseront !… Dis donc, chienne de garde, chienne d’administration, me v’là, moi, devant ta baraque en pierres de taille, et v’là ma gosse… est-ce que tu crois que ça va recommencer ? Je te le demande ?… Qué que tu dis ?… Tu veux pas me répondre… De quoi que tu te mêles alors ?… On n’a pas besoin de toi, laisse donc les malheureux : tu n’auras pas ma gosse pour ton école de crève-la-faim !… Va-t’en de not’passage !…

Et du geste le plus irréconciliable qu’eût jamais précipité la maternité en révolte, elle me chassa de sa misère.





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