Librairie Universelle (p. 63-104).
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III


Dimanche, J’ai fait mon ménage à fond, le matin, pour me réchauffer. L’après-midi, je me suis promenée jusqu’aux Buttes-Chaumont.

Les dimanches précédents, j’avais rendu visite à mon oncle, mais je le dérangeais. Ce jour-là, il reçoit les attentions d’une jeune personne qui a été élevée à Saint-Denis, à la Maison de la Légion d’honneur, et qui ne montre pas d’estime pour moi.

Je n’ai pas d’amies à qui je puisse confier que je suis femme de service et que j’habite la sinistre rue des Plâtriers, et il ne me plaît pas de mentir.

Mes amies !… Ayant encore beaucoup à apprendre, j’aurais tort de retourner à elles et de contrarier mon adaptation par des fréquentations inopportunes.

Car, — ne l’ai-je pas déjà signalé ? — nous autres, gens de Ménilmontant, nous proférons un langage spécial et nous nous entretenons de sujets spéciaux.

Un amour de deux ans, — à cet âge, ô mes amies, où les chérubins de votre monde inventent une poésie pour jaser des douceurs dont on les entoure, — un amour de deux ans balbutie toujours ses premières paroles, à l’école, pour se plaindre d’avoir été malmené. Il faut le voir froncer les lèvres : « Yose ! Yose ! » des lèvres qui ont l’air de vouloir téter encore :

— Yose ! sale gosse là-bas, m’a f… une bâfre su’ la deule

Et les mignonnes de six ans, l’une des choses dont elles ont le plus à disserter, savez-vous ?… Elles ne disent pas : « Maman va m’acheter un petit frère ». Non, mes amies, on ne s’exprime pas ainsi dans le quartier des Buttes-Chaumont.

On a six ans, des jupons de poupée, des mollets minces à faire pleurer, un tablier à manches courtes laissant voir la chair trop frêle des poignets, une figure de soubrette ratée, sérieuse et chiffonnée, avec un nez drôle retroussé ; on jabote en se promenant dans la cour de l’école.

Une camarade demande :

— Pourquoi que ta mère ne vient plus te chercher, à la sortie ?

On ne dit même pas : « Maman est enceinte ».

On se penche, on pointe le menton, et l’on jette d’un ton péremptoire et résigné, applicable aux faits périodiques, inévitables et ennuyeux :

— Maman !… Elle a sa bulle.


La Maternelle
LA RÉCRÉATION.

Vraiment, je ne peux plus aller rendre visite à Mlle Yvonne de Pérignon, avenue de Villiers, près du parc Monceau.

Mme Paulin m’avait invitée, au début.

— Venez donc prendre le café, rue des Maronites, à deux pas d’ici ; y a des voisins, des jeunes gens ; on blague.

Je n’ai pas accepté, à cause de mon oncle, censément. Et je suis affreusement seule.

Le quartier revêt son aspect du dimanche : quelques boutiques sont fermées, les commerces de vins sont plus encombrés, ils vendent beaucoup « à emporter », le comptoir devient ami de la famille ; on voit des bambins se hausser sur la pointe des pieds pour poser leur fiole vide sur le zinc. Les passants plus rares s’offrent une allure de baguenaude ; les gens « bouclés » pendant la semaine se mettent à l’air, les autres au contraire, fatigués d’être dehors, restent chez eux. Ces gens du dimanche rendent la rue inhabituelle et plus étrangère.

Au cours de ma promenade, j’ai reconnu avec plaisir des enfants de l’école. Devant chez moi, deux garçons, à plat ventre sur le trottoir, soufflaient dans le ruisseau sur un bateau fait d’un bouchon et d’une allumette. Quelques-uns, mêlés à des grands de l’école primaire, armés de manches à balai, formaient des groupes belliqueux ; je ne suis pas sûre que les grands seuls fumaient. Une bande, se livrant au jeu ultra-chic du traîneau, fauchait le trottoir : deux gamins s’accroupissent sur une planche supportée par quatre roues hautes de trois doigts ; les camarades poussent, appuyés à la planche et au chargement ; avec un formidable vacarme de cris et de roulement, le traîneau, mené de travers, heurte les boutiques ou verse sur la chaussée. On relègue les voyageurs assommés dans un coin ; d’autres marmots se disputent à qui fera le nouveau chargement.

Une fillette m’a dit bonjour. Elle a sept ans, on ne lui en donnerait pas quatre ; ses condisciples l’appellent « la Souris ». Elle accompagnait sa mère, marchande des quatre-saisons, elle poussait le dessous de la voiture et criait d’une voix drôle, courageuse : « Quat’sous les pommes, quat’sous la livre » ; une vieille voix des rues, qui n’aurait pas pu servir à aucun jeu d’enfant.

Les Buttes-Chaumont ! Cela m’a rappelé mon enfance : du bonheur confiant, simple et doux. Des choses inutiles à mettre ici.


La Maternelle
LE SOIR MA RUE ME FAIT PEUR.

Je suis rentrée avec la nuit, parce que, le soir, ma rue me fait peur avec toutes ses lanternes d’hôtels meublés, ses faux éclairages de marchands de vin et des gens qui rôdent et s’effacent, et d’autres plantés là qui semblent vous évaluer. La façade sombre de l’école ménage un espace louche, en retrait, où stationnent toujours des femmes, des hommes, et, au loin, c’est le boulevard de Ménilmontant, encore plus hasardeux, trop vaste, avec ses arbres égarés et ses tramways hurleurs qui fuient le long des réverbères.

Je suis rentrée pas très réchauffée… On aimerait voir un visage en ouvrant sa porte ; on aimerait voir autre chose qu’une fumeuse, une table de jeu et une rocking-chair… J’ai toujours un serrement de cœur sur le seuil de ma chambre « qui n’a pas de chance ». Au-dessus de la fenêtre, un piton à rideaux, trop haut planté, conserve un bout de cordon qui oscille et accueille mon arrivée.

Mais je ne veux pas me laisser agripper par le découragement. J’ai pris un livre, sans retirer mon manteau ; l’haleine tiède de la lampe est venue sur mon front et m’a empêchée de lire : j’ai pensé à des promenades de famille, d’amis, de fiancés, dans un décor de quartier opulent… nous marchons, souriants… l’avenue se profile claire et monumentale… quand les mots ont été très caressants, nous nous taisons pour sentir leur douceur s’élargir à l’infini et, d’un accord spontané, nous nous retournons pour attendre les parents qui sourient derrière nous… J’ai rêvé à de l’affection, à la bonté des choses…

L’obsédante physionomie de M. Libois s’est imposée à ma méditation.

Est-ce drôle ! Mon ex-fiancé disparaît dans un passé chimérique, ses traits échappent à ma mémoire. Je ne le hais pas.

Quel soulagement j’éprouverais pourtant à détester quelqu’un ! Je le sens bien, voilà ce que cherche mon intime vitalité : un dérivatif de rancune. Et j’aimerais bien mieux les enfants !

J’ai peur que le délégué cantonal ne porte un intérêt sincère à la malheureuse population de l’école. Cela me le gâterait, ce monsieur d’importance. Il faut que le personnage garde cette propriété de crispation qui galvanise une femme… Oui, voyons… à l’avenir je savourerai un âcre plaisir à être encore à genoux par terre, les mains dans l’ordure en sa présence. Je me complais dans ma bassesse. Ainsi, un enfant puni dans son amour-propre se barbouille, se rend ignoble par bravade, par excès de rage.

Les hommes ne mépriseront jamais assez les femmes. Mme Paulin m’a lu, hier, ce drame sur son cher Petit Journal : un désespéré n’ayant pu obtenir la haute position qu’il convoitait a corrigé le sort par deux coups de revolver. Nous recelons plus de lâcheté, nous, les femmes : si nous ne pouvons pas gravir les marches, nous acceptons de les laver…

Un frisson m’a secouée ; j’ai attrapé mes paperasses, je me suis mise à les feuilleter, à faire un brin de toilette à mes notes ; j’ai attifé des phrases, comme si elles devaient un jour se produire en public. Et, finalement, je me suis obligée à songer à mon métier. Je veux « rejoindre » l’employé qui a la nostalgie du bureau et ne saurait se livrer à la moindre spéculation en dehors du service ; celui-là est un sage, il construit du bonheur avec les éléments mesquins que le sort lui a départis.

Demain, j’aurai une journée fatigante ; les enfants sont durs à tenir le lundi… Ah ! m’y voici : voici le préau avec ses boiseries jaunes, sa barrière marron. Voici la classe de la normalienne ; derrière le bureau, deux tableaux noirs et des ouvrages de marqueterie, en laine sur carton, accrochés au mur ; les tables ; dans un coin, le poêle, dans l’autre coin, l’armoire qui renferme des livres, des cahiers et les fournitures pour le travail manuel, obligatoire tous les jours de trois heures et demie à quatre heures ; de la paille de différentes couleurs pour le tressage, du papier en bande pour le lissage, du carton pour le piquage, des perles, de la laine, etc. Au mur encore, très haut, sur de grandes pancartes, sont représentées des îles, des montagnes, des mers, pour aider l’explication des termes géographiques, puis des plantes, des fruits et des légumes, illustrations des leçons de choses. Voici la classe de la directrice, autant dire ma classe : les cartes murales montrent des animaux ; les tables et les bancs ont la hauteur du « petit banc » cher aux ouvreuses ; l’armoire contient du papier de différentes couleurs (car les tout petits font déjà du pliage compliqué) et des jeux de constructions et des guignols ; il est si difficile d’occuper, d’amuser, de garder assis ces bambins ! J’ai dû apprendre à faire les marionnettes… Ah ! mon Dieu, demain matin, à six heures, mes feux ; pourvu que l’allumage ne rate pas… Pourvu que le temps reste sec ; je n’aime pas manipuler des épaves. Je vois l’arrivée, l’inspection de propreté, la conduite aux cabinets, l’entrée en classe… pourvu que le pain ne soit pas mouillé dans les paniers… pourvu qu’on n’entende pas trop souvent les appels d’alarme : « Rose, venez vite, Chéron saigne encore du nez. — Rose, conduisez Guittard au lavabo… »

Comme je me sens mieux ! on dirait que la lampe a réchauffé toute ma chambre. J’aurais tort de me plaindre : n’est-ce pas moi qui ai la plus belle famille ? Je peux dépenser à plein cœur toutes mes forces d’affection et, voyons, cet attendrissement qui me pénètre me prouve aussi que je suis aimée !

Mais oui ! Je connais tous les petits par leurs noms (je n’ai plus besoin de les chavirer pour lire leur marque) et ma sensibilité sait même établir une distinction entre chaque… Il y en a de si laids que leur regard m’arrache de ma place et me fait venir, toute penchée. Ces exigeants, ils m’ont complètement adoptée ! Il arrive aussi qu’un petit se dérange sans parler et, levant irrésistiblement vers moi son museau souffreteux, m’apporte ses pauvres mains rouges à dégourdir… Alors, alors, il faut bien croire que la maternité est en moi, sans quoi cet enfant ne la solliciterait pas si impérieusement… alors, il est bien certain qu’un petit enfant, quel qu’il soit, appartient à toute grande personne… des fibres rattachent une génération à une autre.

Je connais aussi, par leurs noms et par leurs types, la plupart des moyens et des grands ; mais eux ne commercent guère avec moi.

On ne se figure pas combien il est rare que des enfants accordent leur attention à qui ne les soigne pas constamment. Ils vous lorgnent, ils notent vos ridicules au passage, avec leur extraordinaire faculté d’observation, ils s’adressent à votre complaisance, mais vous ne faites pas partie du monde de leur pensée. Cela me chiffonne… surtout les élèves de Mlle Bord : ce sont déjà des personnages définis, je désirerais être admise dans leur intimité, je me sens à leur niveau… Et pourquoi donc me dédaigneraient-ils ? Est-ce qu’ils copieraient la correcte et supérieure politesse de Mademoiselle à mon égard ? Quand la sculpturale normalienne me parle, ses yeux ne posent pas sur moi, ils s’étendent au delà ; elle ne doit pas savoir si je suis brune ou blonde. Ses élèves empruntent ce regard distrait, négligent, pour me demander leur panier, leur béret. J’ai beau les aider, à l’arrivée, au départ, les rafistoler dans la journée, leur servir à déjeuner, ils ne m’aiment pas à la façon de mes tout petits. Je me sens pareille à une demoiselle habituée aux adulations, qui croit sa beauté irrésistible et qui rencontre un jeune homme parfaitement indifférent : elle le déteste, elle cherche des rivales à détester, elle devient capable des pires sottises pour s’imposer à lui… Eh bien, oui ! je suis ambitieuse, orgueilleuse, jalouse ! oui, jalouse… Et j’ai voulu obtenir de l’attention ; j’en ai obtenu.

Je ne parle pas de Richard, l’affreux gamin à tête de singe malade, à qui j’ai révélé le goût des pastilles de chocolat. Le cas est tout à fait à part. Il existe entre nous un pacte, intensément sérieux, exempt de sentimentalité. C’est Richard qui a délimité nos rapports. Je lui avais donné un bonbon ; sa stupéfaction diminuée, il a exigé de rentrer dans le raisonnable ; on ne peut pas vivre sans attribuer aux faits une logique. Son expérience ne lui permettait pas de concevoir un don gratuit, il a tiré de sa poche un bout de papier crayonné.

— Tiens, alors je te donne un dessin, a-t-il dit simplement. Et son alors contenait l’inflexibilité essentielle des obligations réciproques.

Depuis cette époque, presque chaque jour, il y a échange entre nous, après quatre heures, dans le préau. (Vers trois heures, la normalienne distribue des carrés de papier et des crayons et autorise l’art fantaisiste.) Je tends un bonbon, Richard tend son croquis, nous ne sourcillons pas.

Pourtant un sentiment ondule chez Richard, mais je ne discerne pas si c’est de la reconnaissance, ou un souci d’honnêteté. Il a œuvré pour moi, expressément, avec conscience, avec goût, selon l’invariable répertoire graphique des jeunes enfants : une locomotive, un bateau, un cheval, un bonhomme. De plus, je constate qu’il laisse le moins de blanc possible ; il affiche un air satisfait qui signifie : « Tu es bien servie, j’espère ? » Très attentif au sort de sa création, il ne me quitte pas des yeux que je ne l’aie précieusement logée dans ma poche.

Quand je me flatte d’avoir obtenu de l’attention, je fais allusion à une autre histoire.

Vendredi dernier, il était dix heures passées, je profitais de la présence de Madame dans sa classe pour préparer les tables du déjeuner ; soudain j’entendis la normalienne qui se fâchait à l’extrême :

— Vraiment, c’est intolérable ! Adam ! je ne veux plus de vous ; sortez cinq minutes à la porte, dans le préau, avec Rose.

Depuis le premier jour, je connaissais Adam, le mauvais sujet de la grande classe ; sept ans bientôt, assez grand, trapu, blond, le teint coloré, la face tauresque ; l’apparence d’un hercule pas méchant, un peu narquois, doué de cette intelligence ronde qu’on appelle un gros bon sens ; le regard gai, hardi, coutumier d’une fixité limpide à déconcerter même les grandes personnes. Il représente la vie puissante décidée à s’élargir sans précaution ; au déjeuner, il finit les gamelles restées en souffrance, il mange le gras ; à la récréation, il règne, il conduit toujours une bande, il est particulièrement autoritaire avec les filles.

Il vient à moi, son tablier retroussé, les deux mains dans les poches de pantalon et tranquillement, avec philosophie, le regard voyageur, il me dit :

— Elle m’a f… à la porte.

(Les enfants ont un langage d’apparat pour les maîtresses, mais entre eux, dans la cour, dehors, ils reprennent le style du quartier.)

— Tiens ! qu’est-ce que tu as donc fait ? m’informai-je avec beaucoup d’intérêt.

Un haussement d’épaules :

— Ah ! je rigolais.

Et il se détourna vers la cour sans plus s’occuper de moi. Je fus piquée de ce peu d’expansion ; une impulsion inexplicable me fit simuler la plus violente indignation :

— Eh bien, je vais la disputer, Mademoiselle. Dans un instant c’est la récréation : gare là-dessous ! Ah ! elle te met à la porte ! je m’en vais l’arranger moi : elle n’a pas le droit de te renvoyer… et, si elle n’est pas contente, je suis plus forte qu’elle.

Adam se campa en face de moi, considéra mon visage, me toisa ; il n’y avait pas à douter de ma résolution : j’avais à demi retroussé mes manches, ce qui — à Ménilmontant — est l’indice du sérieux. Il ne répondit pas, ne sourit pas, mais une houle passa dans ses yeux bleu foncé, profonds, énigmatiques.

Presque aussitôt retentit le coup de sifflet ; la longue mèche se déroula : les grands sortant directement dans la cour, les petits venant derrière dans la grande classe, par la porte de la cloison vitrée ; et, à la queue, les moyens descendant du premier étage. La mèche éclata. Je me dirigeai vers la normalienne en station près du marronnier. Adam se collait à moi et tâchait de lire ma physionomie. J’allais d’un air décidé, querelleur. (Mon intention était de dire : Je vous amène Adam repentant, qui désire prendre part à la récréation.)

— Nous allons voir, annonçai-je en secouant mon poing, quand je ne fus plus séparée que par une chaîne d’enfants de la normalienne qui me tournait le dos. Ah ! ah ! Mademoiselle.

Brusquement, Adam me saisit la main droite et y planta un coup de dents terrible.

Arrêtée net, je poussai un cri : je me dégageai : — Oh ! le vilain méchant !

Il ne se sauvait pas, il continuait, par son attitude, à me défendre d’avancer. Ses yeux combattaient, implacables, ce n’étaient pas des lueurs mauvaises, mais des lueurs « de justice ». (Je parlerai un jour du sentiment de la justice chez les enfants.)

Je cachai ma main saignante sous mon tablier. Les clameurs de la récréation avaient dominé mon cri de douleur. La normalienne rejoignait sa collègue.

— Je plaisantais, dis-je à Adam, tu es un brutal ; je voulais que tu demandes pardon à Mademoiselle.

Une espèce de sourire détendit son énergie ; il allongea une moue significative vers ma main cachée : « On ne fait pas de ces blagues-là, tant pis ! »

Des voix en folie le requirent ; il rompit là, sans autre formalité. D’un geste, il rallia toute une bande.

— Au chemin de fer ! ordonna-t-il. Et il s’élança, imitant le sifflet de la locomotive et suivi de sa cohorte grossissante.

Tout de même, je suis contente. Adam fait attention à moi, maintenant.

Samedi, à plusieurs reprises, il m’a frôlée avec prudence, le regard en coin sur mon pouce entortillé, puis l’air dégagé comme un qui ne se souvient pas.

— Alors, tu aimes bien Mademoiselle ? lui ai-je demandé au moment de déjeuner.

— Je sais pas.

Ses prunelles ont miroité hardiment sur moi pour ajouter : « Recommence à vouloir l’attaquer, tu verras ! »

Le soir, à la sortie de quatre heures, je n’arrivais pas à former la queue du rang, dans le préau ; une vingtaine de mioches, occupés d’une bêtise, clignaient gentiment, riaient et ne faisaient rien de ce que je commandais. Je n’en pouvais plus de m’égosiller, de m’élancer vers l’un, vers l’autre. Adam s’est retourné, les épaules remontées, le mufle tendu, menaçant :

— Voulez-vous vous mettre en rang, tas de m… morveux !

Cette aimable apostrophe les a décidés immédiatement. Et j’ai senti, dans mon instinct femelle, que maintenant Adam me protégeait.

Aujourd’hui lundi, je savais bien que la tâche serait rude. Mme Galant a été indisposée, prise d’étourdissements, tellement « les moyens » étaient insupportables. De fait, pendant toute la durée de la classe, je n’ai cessé de les entendre taper des pieds. Les petits, excités par le vacarme au-dessus de leur tête, galochaient aussi, tant qu’ils pouvaient. La directrice a fini par passer la main.

— Rose, j’y renonce, je me réfugie dans mon cabinet. Ouvrez l’armoire et tâchez de les calmer avec les guignols et les constructions.

L’inévitable M. Libois n’est-il pas entré tout de go dans la classe, croyant y trouver la directrice ? J’oserai dire que nous avons croisé nos regards.

Selon ma consigne, j’étais dans le bureau, à la place même de la directrice.

(Que voulez-vous, monsieur le délégué, on ne peut pas toujours me contempler à quatre pattes ; j’ai quelquefois ordre de me tenir debout.)

Je l’avais vu venir, par la porte vitrée : aussi, Dieu me pardonne ! ce sont les yeux de l’Autorité qui ont « flanché », comme nous disons à Ménilmontant.

(Eh ! eh ! cher monsieur, un de vos congénères a bien voulu, naguère, concéder que mes yeux noirs possédaient une certaine force… et vraiment, vos yeux slaves sont un peu trop pâlots…)

Et puis, l’Autorité n’a pas eu le temps de rentrer toute l’amabilité préparée pour Mme la directrice, il en est même resté quantité considérable : un déférent et gracieux penchement d’homme du monde. Dommage de perdre tant d’élégance pour une femme de service !

(Je crois que vous auriez voulu dire quelque chose, monsieur le délégué ? Mais il ne m’appartient pas de vous entendre.)

Avec la même intonation qu’une authentique institutrice, j’ai ordonné à mes mioches de se lever en l’honneur de l’Autorité et je les ai gardés sous mon geste jusqu’à ce qu’il vous ait plu de battre en retraite.

J’ai eu l’impression d’une insistance… Mais je pratique aussi bien qu’une autre cet abaissement de paupières qui étend une barrière infranchissable

C’est incompréhensible : le lundi, l’école présente un aspect particulier ; les enfants ne chantent pas de leur voix ordinaire, leur visage porte des traces de fatigue malsaine.

— Ils ont des têtes « de lendemain de noce », dit Mme Paulin.

À dix heures moins un quart, la normalienne n’avait pas commencé les exercices de lecture. À onze heures, son récit de géographie se coupait à chaque phrase d’une distribution de mauvais points ; l’instant de montrer une presqu’île sur la carte murale, trois gamins poussés par leurs voisins tombaient le derrière par terre.

Adam était à tuer ; ses camarades aussi lâchaient l’excessif de leurs propensions. Richard se grattait des pieds à la tête et envoyait des coups de pattes à Gillon qui le pinçait. Il faut, du reste, que j’introduise ici les personnages marquants de la grande classe.

Une réunion de soixante enfants possède un certain lot de types : six ou sept individus complets, fortement caractérisés, ressortent et résument l’ensemble ; les autres sont des exemplaires inférieurs, des copies plus ou moins effacées. Eh bien, dans la classe de la normalienne, les types, je les dégage et les vois constamment émergeant, frappés de lumière ; c’est maladif, j’allais écrire « vicieux », plus exactement peut-être. Connaître à fond ces enfants personnalisés, garçons et filles, correspond à une exigence de ma nature, de ma féminité : le malsain est que cela se relie à des imaginations, à des regrets, à des aspirations… Parfois, je suis effrayée de ma perspicacité, en quelque sorte inavouable.

J’ai commencé par Adam, continuons l’exhibition.

Le lundi, parmi les élèves qui ont encore plus mauvaise « touche » que d’habitude, la palme revient à Bonvalot et la normalienne peut lui prodiguer les leçons de morale ! Il siège à la dernière rangée des tables ; il constitue le type « inquiétant » : blême, les pommettes vieilles, sinistres, la bouche torse, les yeux coupants, il a la manie de crachoter continuellement ; du reste, il doit fumer. On rencontre, dans le quartier, des adultes à sa ressemblance, de ceux que les faits divers des journaux désignent comme de « pâles voyous ». Ses joues se plissent d’un rire jaune, pas gai. Il est détesté par ces dames et même par Mme Paulin, sans motif bien précis, car on ne remarque pas qu’il dévalise les petits ou qu’il batte les filles plus que ne le font les autres grands. À vrai dire, on ne le punit pas énormément : on l’exclut, du regard on le rejette ; il perçoit la réprobation et s’endurcit. Je ne peux considérer son long cou sans un malaise étrange et cet enfant au tablier rapiécé, aux souliers troués m’inspire encore plus de pitié que de répulsion : une pitié glaciale, frissonnante… Ses cheveux laids, d’un châtain terni, mal plantés, encombrent ses tempes et paraissent toujours trop longs. Je retrouverais Bonvalot dans les journaux illustrés : tête d’assassin, tête d’assassiné.

Croirait-on que je le préfère à Gillon qui trône à la table du milieu ? Gillon, espèce de méridional, brun frisé, fils d’un employé, étale l’insolence, la santé, la superbe, la suprématie de la sottise. Quand il approche trop bouffi, trop engoncé de vêtements chauds et que rien ne se sauve autour de lui, je sens la bêtise reine du monde. Cet après-midi où la classe était déjà si agitée, pendant la leçon de calcul à deux heures, pendant le dessin à trois heures, pendant le travail manuel, il n’a cessé de réclamer : « Mademoiselle ! Mademoiselle ! » d’une voix exaspérante. Du reste, tous les jours, à toutes les leçons, il se plaint que ses voisins « copient sur lui », ou se moquent de lui. Et il a des camarades qui le suivent, qui l’écoutent ; dans la cour, il organise des jeux tels que d’empêcher les filles de parler en venant fourrer la tête entre elles pour les écouter, en les séparant de force lorsque, bras dessus, bras dessous, à quatre ou cinq, elles déambulent en vraies commères ; d’autres jeux consistent à « faire les cornes », à conspuer, à entourer d’un rond dansant et grimaçant les punis, les malchanceux, les plus décriés de l’école, ceux qui arrivent trop barbouillés, trop mal ficelés et que je suis obligée de remettre en état. Certes, je préfère encore à Gillon l’idiote Berthe Hochard reléguée dans la classe de Mme Galant ; l’idiote au moins n’a pas d’idées, elle n’est pas haïssable ; Gillon n’a que des idées bêtes. Oh ! la binette obtuse et arrogante de Gillon déclarant : « Mon père à moi est employé dans un bureau. » Je le vois devenu grand… officier d’académie… détenteur d’une parcelle d’autorité… Tenez, j’aime Bonvalot, à qui j’ai donné, en dedans de moi, un surnom sinistre, un surnom blême et fuyant…


La Maternelle.
LA POPULATION DU QUARTIER.

À la première table, tout près de la cloison vitrée, Louise Cloutet se tient droite, reflétant exactement la sagesse de la normalienne ; c’est elle que les camarades ont surnommée « la Souris » à cause de sa taille minuscule. Brune, son bout de natte serré d’une rosette grenat, non pas en ruban, mais en tresse vulgaire, la peau foncée, les yeux noirs, petits, luisants, la figure déjà faite, elle a une physionomie sérieuse de femme pauvre, entendue et courageuse. Son tablier noir bouclé d’une ceinture de cuir jaune est presque toujours paré de la croix : avec ses gros souliers de garçon, ses chaussettes noires et ses mollets bis, incroyablement minces, elle n’offre aucune séduction de petite fille ; mais elle fait aimer la vie, elle vous porte à savoir accepter la destinée allègrement. Elle me présage la ménagère parfaite ; ses gestes disent l’économie, la résolution, l’affection, l’indulgence généreuse. C’est surtout la femelle dans le sens de la bonté infinie. Il faut la voir arriver avec son panier, son carton et son frère, un bambin de trois ans, de l’espèce naine aussi, qu’elle appelle son « poussin » ; il faut la voir, au déjeuner, surveiller la nutrition du poussin ! Dans la cour, elle ne joue qu’avec lui comme une poupée. Son dévouement s’est communiqué à trois ou quatre autres gamines ; elle groupe les maternelles et, par amour pour « le sien », elle soigne, elle amuse les petits des autres. Elle danse en rond ; comme elle sait se rapetisser, se rajeunir ! Le poussin est laid et grognon ; quand il murmure une phrase, le visage de sa sœur, admiratif et ravi, se tourne vers chacun : « Hein ! est-il gentil et intelligent ! » Au milieu de la récréation, si la bande des brise-tout vient à passer, Louise Cloutet transporte le poussin à pleins bras, de place en place, hors de leur atteinte ; son front bouge, la vigilance semble le tendre et l’arrondir : Adam pourrait s’approcher avec sa grosse face et ses épaules de déménageur, il trouverait à qui parler !

Le poussin m’a néanmoins adoptée, comme les autres tout petits. Louise alors ?… Cela n’a pas été long : la première fois qu’elle a vu son frère cramponné en maître à mon tablier, elle m’a absorbée d’un regard intense et elle m’a connue. La Souris m’a promue son égale. La Souris ! Je tâche d’être digne de cette compagne maternelle qui, noyée dans le tas, d’un signe ami, m’élève aux régions immenses de sa brave sérénité.

Virginie Popelin, à la deuxième rangée, derrière la Souris, c’est la vicieuse née, incorrigible et hypocrite jusqu’au merveilleux. Blonde claire, bouclée, avec un minois de coquette chiffonnée, trop maigre, d’un rose trop déteint, agréable seulement à distance ; je la vois grandie, très dévergondée, mais pas dans la catégorie des filles perdues ; au contraire, je l’imagine mariée, jouissant de la considération bourgeoise. Pendant les récréations, elle n’est occupée qu’à une chose : farfouiller les culottes des petits garçons soi-disant déboutonnées, ou conduire des garçons aux cabinets, ou inviter les garçons en robe à se baisser pour jouer dans le sable. Douée d’un regard sournois étonnamment rapide, elle singe la maternité de la Souris. Quand on la surprend de loin, en faute, rien ne saurait donner une idée de sa promptitude à rejeter ses mains derrière son dos, à attraper une pose insouciante, distraite, le nez en l’air ; on lui adjugerait tous les agréments : candeur, réflexion, rêverie charmante. Saisie sur le fait, elle nie, les paupières baissées, le bas du visage pincé, avec une obstination de fausse pudeur absolument déconcertante.

Je demande quantité de renseignements à Mme Paulin pendant le sursis restaurateur où nous sommes seules, dans la cantine, avant le déjeuner des enfants. Mme Paulin conserve dans les archives de sa mémoire l’histoire de tous les habitants du quartier.

Il y a huit ans environ, la mère de Virginie, mariée, sans enfant, jeune, ronde, fraîche, était concierge d’une maison où demeurait un contrôleur de l’enseignement, célibataire. Sans instruction aucune, elle épelait à peine les noms des locataires. Un jour, faute d’avoir su déchiffrer la mention « très urgent », elle néglige une lettre adressée au monsieur vérificateur. Grave affaire.

— Eh ! mais, dit aux concierges le destinataire lésé, vous voyez le danger ! Madame ne peut rester complètement illettrée, elle a des dispositions et de l’intelligence, il faut qu’elle monte chez moi, le soir, après dîner, prendre quelques leçons.

J’ignore, déclare Mme Paulin, si la culture a bien marché, mais, un fait certain, c’est que Virginie est née un an après. Et cette gamine-là, elle a bien hérité de la coquetterie de sa mère, mais je vous promets aussi qu’elle en a de la rouerie d’inspecteur ! Moi, à la regarder faire la sainte nitouche, je reconnais le miel de ces messieurs fonctionnaires qui sont tout indulgence et justice et bonhomie par devant vous et qui vous flanquent des rapports salement traîtres au derrière. Je ne dis pas qu’ils sont tous taillés dans le même drap, ces gros messieurs, mais j’ai vingt ans d’école et je sais ce que je sais…

Revenons au portrait actuel. Virginie hésite à se frotter aux garçons de sa classe qui sont trop grands et surtout elle ne peut pas leur imposer ses complaisances ; mais alors, comble de la ruse, elle leur demande service.

Une fois, elle s’était rencontrée dans le coin du lavabo avec Bonvalot : celui-ci attiré par un gamin qui suçait un bout de sucre d’orge ; elle-même alléchée par le susdit gamin qui laissait voir un coin de sa chemise. Empêchée, elle a sollicité Bonvalot :

— Boutonne-moi mon tablier.

— Voilà.

Je lavais les éponges des tableaux noirs. J’ai remarqué son sourire remerciant, gâté d’incitation perverse, et, un instant après, sa voix courtisane :

— Resserre-moi mon nœud de ceinture, derrière, veux-tu ?

Mais Bonvalot l’a empoignée par une épaule et l’a fait pirouetter, en grognant d’un accent canaille inimitable :

— Ah ! mais, t’as pas fini, toi ? Tu sais, j’aime pas à être embêté par les femmes.

Bonvalot n’est pourtant pas insensible au beau sexe. Aujourd’hui encore, dans la cour, je l’ai vu pousser Julia Kasen et la faire cogner du front contre le marronnier, parce qu’elle déclinait ses amabilités. Depuis longtemps, je suis peinée de certaines persécutions impunément exercées. Parbleu ! la surveillance détaillée est si difficile dans le pêle-mêle hurleur et forcené de deux cents enfants ! Et il n’y a que deux maîtresses « de service de récréation », après le déjeuner : les deux adjointes, ou la directrice et une adjointe. La troisième maîtresse, ayant participé au service du réfectoire, déjeune à son tour.

Les deux surveillantes se promènent sur la bordure asphaltée ; pour plus de vigilance, elles ne doivent pas se parler, d’après le Règlement. Mais leur regard pédagogique a beau courir sur les types, les Adam, les Bonvalot, les Popelin, il ne peut s’arrêter qu’aux gros faits excessifs.

Julia Kasen est une brune pâle à face orientale, d’une coulée pure, ombrée de sourcils et de cils splendides. Si je ne comptais sur la régénérante influence de l’école, je dirais que sa destinée infaillible est de devenir une misérable esclave de la débauche ; et, chose curieuse, cette enfant ne passe jamais auprès de moi sans me regarder à la dérobée, ou franchement avec un sourire faible et honteux, comme si « nous savions », elle et moi. Ses parents sont des journaliers estimables quelconques, mais elle est jolie, d’une certaine joliesse spéciale, professionnelle quasiment, et son allure se ressent aussi d’une sorte de nonchalance fataliste. Et pourquoi Bonvalot a-t-il l’instinct de la cramponner sans cesse ? On devine qu’elle le déteste, elle se crispe, essaie de s’échapper, puis elle le subit, elle se laisse promener par le bras, soumise.

Eh, mais ! Où ai-je donc élaboré cette certitude de diagnostic ? Il y a quelques mois, une pareille science m’était totalement étrangère. J’ai donc respiré la psychologie du quartier ? Et voici le plus extraordinaire : à mesure que je me familiarise avec l’école, mon observation, d’abord superficielle et chercheuse d’ensemble, s’habilite parfaitement aux sondages individuels. Suis-je pas heureuse de pouvoir noter, au début de l’année scolaire, l’état d’un certain nombre d’enfants et de pouvoir suivre les améliorations successives jusqu’à la transformation acquise en fin de période ? Peut-on vivre une œuvre plus intéressante ?

Et j’ai fait bien d’autres progrès ! L’esprit me vient ! Le « bel esprit » s’entend.

Avant-hier, comme je cherchais le nom d’un enfant, Mme Paulin m’a soufflé : « Georges Dubois, presque le nom de notre délégué cantonal ». J’ai oublié ma réserve habituelle : parodiant cette boutade célèbre d’un pamphlétaire qui reprochait à un mulâtre de ne pas avoir eu le courage d’être nègre tout à fait, je me suis mise à persifler :

— M. le délégué n’a pas eu la simplicité de s’appeler communément Dubois. Il a poussé le sens de la distinction, l’effort imaginatif et précieux jusqu’à se nommer Libois.

Mme Paulin bayait, ahurie. Vite, je lui ai ri au nez. Alors, soulagée, elle a éclaté aussi :

— Vrai ! Vous nous en sortez de bonnes !

C’est que… le temps n’atténue pas la curiosité de M. Libois ! Au contraire…

Pourquoi me fait-il penser à un juge d’instruction très fort, qui, avec une souveraine pénétration, déciderait :

« Je suis sûr de ma piste. J’attends. Les événements me serviront. La seule obsession de ma vigilance agira. »

Pourquoi ce regard pâle « qui n’en finit plus », et que l’on sent peser sur soi, lorsque même on a le dos tourné ?

Parfois un ressentiment intolérable me brûle :

« Si ce cynique indiscret lisait en moi ! »

Mais, qu’ai-je donc d’inavouable en moi ? Ai-je donc commis un acte d’une gravité dépassant les apparences ? J’ai eu tort de provoquer sa curiosité, — d’accord. Voilà-t-il pas un bien grand crime !… Et puis après ?…

— Rose, Mademoiselle a dit que vous veniez essuyer par terre.

Saluons Léon Chéron communément chargé des messages de la normalienne ; un brun qui saigne souvent du nez, petite tête régulière, sans accentuation, un type par le définitif de sa banalité. C’est l’échantillon de l’écolier sage, toujours décoré, toujours inscrit au tableau d’honneur ; tablier noir bien tiré, bien boutonné ; intelligence moyenne, droite, pas futé, mais appliqué. À la première table, il est le plus relié à la maîtresse par son attention tendue ; ses oreilles sont écartées, croirait-on, par excès de zèle. Au plus fort des jeux, dans la cour, il ne manque pas de jeter des regards raisonnables sur Mademoiselle. Des parents à principes doivent l’élever sévèrement ; il a deux frères qui ne le vaudront pas : un, avec Mme Galant et un, dans les tout petits, qui vient de la crèche. En somme, une volonté suffisante et louable. Je le détermine, — par transposition d’âge : artisan à nombreuse famille, besogneux et optimiste ; bon contribuable, bon électeur, bon père, bon travailleur ; l’élément régulier, conservateur, pondéré dans le peuple.

Oui, c’est Léon Chéron le préféré de la normalienne ; mais la confiance de Mademoiselle, à force de solidité, devient trop distraite et il arrive que le détestable Adam reçoit bien plus d’attentions que le préféré. Je saisis même que les beaux yeux marron de la normalienne fixés sur Adam affectent une sévérité menteuse, et quand Mademoiselle s’indigne vers la directrice : « Madame, voyez ! encore ce monstre d’Adam à cheval sur cette porte de cabinet ! » je dépiste là-dessous un certain sentiment féminin dont ne bénéficiera jamais le sage Léon Chéron.

À considérer ces deux enfants si dissemblables, on mesure déjà combien importante est l’éducation de la volonté, mais, pour être édifié complètement, il faut étudier Léon Ducret : celui-là n’a pas de volonté du tout ; un gamin blond fadasse, à visage anguleux, incolore, qui reste où on le consigne sans oser décamper. Ni bon, ni méchant, il n’est pas sympathique ; il tortille un dos craintif de bas fonctionnaire ; ses jeux diffèrent de ceux des camarades ; tous ses gestes ont des crans d’arrêt : on dirait que la surveillance l’a aplati jusqu’à lui retirer du souffle, jusqu’à l’estropier. Il désobéit, mais bêtement, pour des riens et avec une ruse mesquine ; il fait penser à l’employé qui use ses facultés à tromper la vigilance du chef, pour des niaiseries : pour lire son feuilleton, pour s’absenter dix minutes. Par exemple, Ducret fourre des cailloux dans ses poches, à la récréation, puis, dans la classe, dissimulé par les élèves assis devant lui, il lime furtivement des entailles à sa table. Pris en faute, il s’anéantit, sans ressort. Et pourtant il a été placé à la crèche dès sa naissance et, depuis quatre ans, il vit à l’école maternelle. Fallait-il qu’il fût d’une nature inconsistante ! Car enfin, ce ne peut pas être l’élevage administratif même qui l’ait plié comme un chiffon et rendu si nul ? D’ailleurs, il a une sœur et deux frères plus jeunes et de pire acabit : rabougris, affamés, hagards.

Pour faire pendant à Léon Ducret, côté des filles, je citerais plutôt dix noms qu’un : Berthe Cadeau ? Gabrielle Fumet ? Vraiment je ne peux choisir, elles sont dix dans la classe qui se ressemblent comme des sœurs : visage vieux, allongé, chlorotique, grand nez, grand menton, physionomie d’une laideur triste vraiment pauvre, corps maigre sans grâce et même agaçant par trop d’apathie. C’est le type le plus nombreux et le plus adhérent au quartier. Ça ne parle presque pas, ça ne sait pas s’amuser, ça ne désobéit presque pas, ça décourage la taquinerie des garçons, ça n’existe presque pas : si bien, dis-je, que, dans le tas, il n’y a pas de sujet faisant relief. Et elles sont bêtes : l’esprit inextensible comme leur figure pierreuse, comme leur corps chétif ; enfin, au lieu d’énergie, de l’entêtement dans le nuisible, ou dans l’inutile.

Si l’école ne vivifie pas et n’arme pas cette enfance, que retrouvera-t-on dans quinze ou vingt ans ? une génération déjà végétante actuellement ; une humanité à peine profitable aux exploiteurs, lâche à décourager les philanthropes et stupide à justifier l’injustice exterminatrice. Reconnaissez-vous ces femmes capables seulement de geindre, d’encombrer sans lutter, n’ayant de fermeté que pour refuser d’oser ? travailleuses sans cases, toujours en surplus, quêtant, ramassant les bribes, se disputant les offres dérisoires ? bétail dépréciateur, désastreusement préposé à éterniser les salaires faméliques par sa production médiocre, lente, résignée ?

On ne se représente guère une famille fondée par les Berthe Cadeau, par les Gabrielle Fumet : ça doit disparaître on ne sait comment, sans laisser de traces… Ou alors, tout l’opposé ; ça pourrait avoir des enfants, des avortons, beaucoup, sans conscience, par veulerie, presque par maladie, comme un animal a des portées successives… des enfants que ça laisserait croupir, sans les soigner… Heureusement que l’école va infuser son sang « à ces visages pointus ».

Au-dessous, il n’y a plus à mettre que Berthe Hochard, l’arriérée de chez Mme Galant : elle reste des heures immobile, assise ou debout, paraissant ne rien voir, ne rien entendre. De face, les yeux perdus dans l’espace, la bouche fixe entr’ouverte, les joues inertes, elle évoque l’idée d’une humanité à bout de souffrance, arrivée à l’éternel repos. De côté, l’on s’aperçoit qu’elle a la tête déformée, cabossée, aplatie, comme par de monstrueuses gifles et que les traits broyés tiennent leur expression immuable d’une superposition d’abominables épouvantes. Et l’on se demande quelles étapes affreuses la race a pu gravir, combien il a fallu de générations suppliciées pour aboutir à un tel anéantissement dans l’horreur ! Et l’on se demande qui a pu souffleter d’un tel outrage indélébile la majesté humaine !

Lorsque je monte au premier, dans la classe de Mme Galant, pour arranger le feu, le poêle étant à droite du bureau, face aux élèves, une cinquantaine de paires d’yeux s’enquièrent vite de ce que je fais ; seule, Berthe Hochard, assise à la première table, ne permet pas un vacillement à son regard de pierre. On chante ; les cinquante bouches s’ouvrent à qui la plus ronde sur les e, les i, les a, une partie des gamins rendent distraitement les sons par impulsion mécanique, les autres poussent les voyelles exagérément par sentiment des mots ou par espièglerie ; au milieu de ce jeu cadencé des gosiers, les lèvres mortes de Berthe Hochard exhalent sans fin le silence intérieur. Si la maîtresse improvise une leçon en s’aidant des pancartes murales qui représentent des plantes, des fruits, l’attention sort en couleur, en relief, des fronts, des yeux, des nez, des joues, la compréhension miroite et chatoie au fin bout des museaux, palpite aux cils et se pose aux mentons ; quelquefois, Mme Galant provoque volontairement un rire général qui fuse tout droit d’abord, puis trinque et se mêle de voisin à voisin ; alors, il faut bien frissonner : Berthe Hochard garde sa rigidité inexorable, hallucinante : elle est arrivée ! toutes les émotions, toutes les larmes, tout le sang, tous les cris, toutes les convulsions ont été arrachées d’elle — et elle attend patiemment que les autres voyageurs veuillent bien la rejoindre !

Je m’améliore beaucoup depuis que je connais des enfants de la grande classe.

Ces élèves ont un attachement vrai pour leur institutrice, mais ils ne sont pas précisément amis avec elle ; ils sont disposés, mais une mésentente subsiste.

D’une façon générale, les maîtresses abordent les enfants avec trop de pédagogie ; par préjugé de métier, elles les croient trop « enclins à mal agir ». En les abordant « comme tout le monde », au naturel, on doit mieux réussir.

Quelle précieuse découverte ! Je veux « être amie », moi ! Je veux leur cœur, leur caractère original ; je veux qu’ils daignent m’admettre dans leur intimité, qu’ils me fassent la charité de leur franche brutalité. Donc, je me rends le plus possible camarade et pareille à eux.

Et voici ma chance : ils portent l’odeur de leur famille, ils sentent le fer, l’huile, le charbon des machines et des outils, le vernis d’ébéniste, les pommes de terre frites, la sueur, le vin, le musc ; ils répètent aussi les manières de leur entourage : les uns font la chaloupe en marchant, les autres accusent l’allure lente d’ouvriers fatigués, l’air de traîner une voiture à bras derrière eux, l’air de tirer, du dos, l’immémoriale misère. Eh bien ! ils m’imprègnent de leur odeur, puisque je les manipule, puisque je nettoie leurs traces, puisque je m’agenouille… Oh ! cette fadeur que mes vêtements éparpillent dans ma chambre ! Je me rappelle que j’aimais la verveine autrefois… Non, je ne me rappelle rien… Eh bien, aussi, je prends leur allure, une dégaine peuple, ouvrière, carrée, lourde. Je traverse ballante le préau, j’appuie d’une hanche sur l’autre pour apporter une éponge de tableau noir, je me baisse d’une masse, avec une grâce de coltineur pour mon service des cabinets. J’ignore les hésitations de mains blanches, je tripote à même, aïe donc ! J’apostrophe les enfants comme si j’allais leur offrir un verre sur le comptoir et ma voix gratte l’accent de Ménilmontant. Telle est l’impression que je me fais à moi-même, à juste titre sans doute, car non seulement les enfants, mais les mères se familiarisent étonnamment avec moi. Je m’améliore beaucoup.

Il y a une porteuse de pain, Mme Fradin, qui, dès la Toussaint, s’est improvisée d’autorité mon amie. Son gamin est un grand qui vient tout seul à l’école et s’en va de même et je n’ai pas encore deviné comment elle me connaît si bien. Nos rencontres ont lieu le matin, dans la rue, à six heures. Elle m’interpelle :

— Hein ! ma vieille, on a du mal à commencer la journée si tôt ? Qui est-ce qui vous réveille ?… Ah ! oui, la vie est dure à nous autres ; c’est les pieds qui souffrent… pas vrai ?

Je suis forcée de m’arrêter et de soutenir un instant la conversation. D’abord, par tempérament, je désire garder les meilleurs rapports avec le quartier ; et puis, je n’oublie pas le mot d’ordre administratif : « Il faut être bien avec tout le monde » ; or la femme de service n’a qu’un moyen de réaliser ce programme, c’est de montrer les qualités d’une parfaite cancanière.

Chaque fois que Mme Fradin me trouve l’air un peu sombre, elle compatit :

— Hein, ma vieille, c’est les pieds qui souffrent !

Du personnel de l’école, c’est moi que les parents voient le plus souvent et de plus près. Le matin, à l’arrivée, je me tiens toujours contre la barrière du préau. (Maintenant que je suis au courant, la directrice ne descend plus dès l’ouverture.) À onze heures, avec une adjointe, je conduis au coin de la rue les élèves qui s’en retournent déjeuner ; des bonnes femmes m’attrapent par la manche, il faut absolument échanger quelques paroles : puis je délivre les enfants que l’on vient chercher ; encore quelques mots. À quatre heures, même conduite dehors, même nécessité de lambiner un instant sur le trottoir.

— Malheureux, que vous n’ayez pas le temps d’accepter un verre.

— Pas le temps du tout, merci.

— Prenez donc une prise.

De quatre à six, même remise d’enfants réclamés à l’intérieur, avec les quelques coups de langue indispensables. Enfin, passé six heures, s’il y a un gamin d’oublié — fait assez fréquent — je vais le restituer à domicile ; et, dame, il faut bien que la mère m’explique tout au long pourquoi elle l’a oublié. Si c’est qu’elle n’a pas eu le temps de courir jusqu’à l’école, je suis perdue : je ne me tire pas de l’explication à moins d’une grande heure dans le courant d’air du palier et de l’escalier.

Au milieu même de la journée, il m’arrive d’emmener un enfant chez qui le médecin inspecteur a reconnu des symptômes de maladie contagieuse. Les précautions sont des plus strictes ; la directrice fait écarter vivement les élèves, les adjointes, de l’enfant dangereux ; une sollicitude attendrissante vibre dans sa voix :

— Que personne n’y touche !… Rose, prenez-le par la main.

J’ai dû m’attribuer faussement une épouvantable gastralgie pour pouvoir refuser sans offense les nombreuses offres de café, imposées par le code du savoir-vivre. (À Ménilmontant, le hasard veut toujours, dans chaque maison, que le café soit justement prêt, là, sur le poêle.) Grâce à ma mine peu brillante, la chance m’a favorisée, il y a, comme ça, des réussites qui tiennent à peu de chose : non seulement ma gastralgie est acceptée, mais elle devient un fait du quartier ; j’ai déjà entendu plusieurs fois, dans le groupe des mères, devant la porte de l’école, cette apostrophe effrayante : « Quand vous aurez une gastralgie, comme Rose !… »

Le moment particulièrement propice aux rapprochements se doit situer entre cinq heures et demie et six heures. Quand il ne reste plus qu’une demi-douzaine d’enfants, la maîtresse qui était de service s’en va. Les mères viennent l’une après l’autre et, me trouvant seule, s’accoudent à la balustrade. Des « spéculations » variées :


La Maternelle
UN PÈRE.

— Quel sale temps ? Vous en avez du balayage dans ce préau ! Et ce poêle combien peut-il brûler de charbon ? C’est rudement commode votre lavabo ; nous, qu’il faut monter l’eau de la cour au cintième !…

J’ai presque toujours les mêmes visiteuses : la mère de Gabrielle Fumet, celle de Louise Guittard, la mère Doré.

La mère de Virginie Popelin, qui laisse souvent passer l’heure, me donne deux sous de pourboire toutes les fins de quinzaine.

Quel bouleversement, la première fois ! Ma main qu’il a fallu avancer… ces deux sous tout chauds… la marque décisive de mon métier, quoi ! (Le premier argent du déshonneur doit être ainsi difficile à tenir.) Mais là, pas de gastralgie pour m’excuser ; là, en conscience, je ne pouvais refuser que par orgueil, et je ne veux pas faire la fière. Enfin une pensée est venue, à point, aider mon geste ; au déjeuner, il se trouve toujours des paniers dégarnis : il est bon, par conséquent, d’avoir quelques deux sous de pain à distribuer. J’ai accepté, pour mes petits becs affamés, mentalement ; j’ai pu articuler le remerciement et corriger la pourpre honteuse de mon visage par un regard presque content, presque brave.

Halte-là ! je ne dis pas tout et je me fais meilleure que je ne suis : en un brusque frisson j’ai revécu mes lointaines ambitions de jeune fille et c’est surtout l’amertume du regret qui m’a décidée à empocher un pourboire.

Comme on a de la peine à se résigner, sans manifestation, à être une créature finie !

Moi, par accès intermittents, je me repais de ma déchéance à tel point que me rehausser serait peut-être le plus grand tort à me faire ; sans le désastre à parachever, ma vie aurait encore moins d’intérêt…

Le Règlement défend aux gens de service de recevoir des sous. Je voudrais que l’administration fût informée de mon délit. Je voudrais subir l’interrogatoire de quelqu’un d’important ; il me semble que je m’enfoncerais dans l’ignominie :

— Oui, oui, j’ai tendu la main, j’ai quémandé des pourboires, afin, parbleu ! d’imiter mes pareilles, d’aller chez le marchand de vin.

Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai donc ? Ce mensonge me plaira, comme s’il devait faire souffrir… qui ?

J’apporte, le matin, le restant de mon pain, parce que « je n’aime pas le rassis », dis-je à Mme Paulin ; le morceau est généralement assez gros.

Mme Paulin m’a d’abord démontré que c’était bien facile d’éviter cette perte en achetant moins de pain à la fois. Puis, devant l’heureux emploi de mon superflu, elle n’a plus rien dit ; seulement, elle m’a inspectée longuement, passive, là, grattant ses gros bras nus, ayant l’air de subir une infiltration forcée ; et maintenant elle apporte aussi « ses croûtes ». Qu’est-ce que vous voulez, elle est comme moi, elle n’a pas l’appétit régulier ; elle a pris trop de pain, elle ne va pas le jeter peut-être ?

Une de mes habituées du soir, la mère Doré, décharge des réclamations retentissantes, quelquefois sur moi, à bout portant : « En vlà une boîte ! en vlà une équipe ! et dire que c’est nous qui payons ce monde-là ! ». Mais, généralement, elle demande audience à la directrice, elle emploie deux genres de hochements de tête qui alternent sans interruption ; les uns à mon adresse, pour signifier : « Nous sommes du même parti des opprimés, ce n’est pas à vous que j’en ai », les autres qui affirment l’énergie indomptable, la sombre expérience, la résolution mortelle de revendiquer sans merci un droit impérieux. Puis, du préau, j’entends son accent tragique :

— Madame, on a retiré un bon point à ma fille. Je voudrais savoir…

Les adjointes évitent le plus possible le contact avec les parents. D’abord, la hiérarchie exige que la directrice seule écoute les réclamations, et puis les adjointes ne veulent pas se commettre avec les femmes du quartier des Plâtriers, ni s’exposer à des invectives ou à l’offre d’un pourboire. Il faut voir la maîtresse « de service » le soir, après quatre heures. Les paniers ont été alignés près de la sortie, par terre. Quand on vient appeler un enfant, il quitte son banc et doit prendre son panier au passage ; mais, le plus souvent, il ne le reconnaît pas, malgré sa mère qui lui indique au travers des barreaux : « Celui-là… non… plus loin… » L’adjointe préside, à deux pas de la balustrade, moi je torchonne au fond du préau, ou même dans une des classes ; l’adjointe appelle de haut :

— Rose, trouvez donc le panier.

À aucun prix elle ne se mêlerait à la recherche de la mère.

Avec tous les individus que je connais maintenant, ma pensée travaille singulièrement : je peux, à tels enfants, attribuer tels auteurs, par induction, à tels parents, telle existence. Je constate en moi des acquisitions stupéfiantes et des erreurs, des préjugés en déroute, que j’aurais gardés forcément si je n’avais pas touché à la pâte même du peuple.

D’autre part, maintenant que l’école n’est plus un ensemble anonyme, je l’envisage sous un jour nouveau. J’avais commencé par discerner son rôle général, son but selon la théorie ; depuis quelque temps, mon observation devient pratique et je dois dire qu’elle n’est plus optimiste sans réserve. Je crains bien que cette espèce de pressentiment noir dont je suis obsédée pendant mon service ne se rapporte à l’enseignement même. J’entrevois un enchaînement formidable : les parents, les enfants, l’école, la société.

Le souci naît le soir, avec la fatigue, avec la diminution du vacarme scolaire.

Passé cinq heures et demie, le vaste préau prend un aspect morne et vacant de salle publique, avec ses papillons de gaz qui bougent de distance en distance. Les quelques enfants restant, épars sur un banc, sont disposés à sommeiller ou à pleurnicher. Je m’assieds en face d’eux et j’essaie de stimuler la conversation :

— Où demeures-tu, toi ? Et toi ? et ton papa qu’est-ce qu’il fait ? Es-tu allé sur les chevaux de bois, à la fête ?

Une remarque : les enfants, si bavards entre eux, ont peu de mots au service des grandes personnes semblablement les paysans ne savent quoi dire aux gens de la ville ; mais n’inférez pas, de là, qu’ils soient taciturnes.

Je persiste à discourir pour dissiper le noir qui me pénètre ; je veux me réfugier dans la douceur égayante des enfants. Voici Kliner penché comme un pantin disloqué ; il montre, à la gorge, une profonde cicatrice ; sa voix difficile scie lentement des sons en bois.

— Qu’est-ce que tu as donc eu au cou ?

— J’ai eu un coup de couteau.

— Où est-ce arrivé ? Chez toi ?

— Oui, chez nous.

— Ce n’est pas ton papa, pour sûr ?

— J’en ai pas.

— Qui ça alors ?

— Eh bin, pardié, un homme qui venait dormir.

— Qu’est-ce qu’elle a dit, ta maman ?

— Alle a dit comme ça : ah bin tant faire, aurait fallu le tuer tout à fait… Eh ! Rose, eurgardez donc le gaz comme i’danse ! i’fait guignol ! tututu, tututu, danse, danse, danse, tu…

Nous rions aux anges ; les paupières mi-closes, le nez en l’air, le gosier offert.

Le plus beau rire appartient à Irma Guépin. J’aime bien qu’elle reste tard, le soir ; je m’amuse à l’attifer, à ornementer sa chevelure opulente. Des yeux bleus écarquillés, un nez court, une bouche trop fendue, le front éclairé, une blondeur et une blancheur alsaciennes, elle rit tout le temps, à tout le monde et surtout aux garçons. Si elle ne changeait pas, ce serait le type de la fille facile par douceur, par envie de folâtrer, par tempérament bêta et bonasse. En voilà encore une sur qui l’école devra avoir une action des plus raffermissantes ! Pas de vice en elle ; ce ne serait pas une personne de mauvaise vie, à vrai dire, car elle ne garderait pas assez de rigueur pour vivre de son inconduite ; ce serait l’ouvrière sans mœurs, des romances populaires, en plein vent, qui se laisse cueillir par le plus hardi. Il faut voir comme Irma est « sans défense » devant Adam. Celui-ci, par exemple, n’a jamais de dessert, il n’hésite pas à s’adresser aux privilégiés et de préférence aux filles ; elles sont plusieurs qui ne lui refusent jamais. Il demande avec une autorité qui magnétise ; la gamine rit à son audace, à sa santé brutale, et donne. Il y a la soumission d’un sexe à l’autre ; on devine des générations de femmes battues par les mâles et gourmandes de la force.

Je m’assieds et elle se tient debout, entre mes genoux. Je ne possède plus de chiffons élégants, moi, je ne connais plus la coquetterie personnelle, et voilà qu’un plaisir m’alanguit comme si je reprenais mon miroir de jeune fille, mes colifichets d’autrefois. L’instinct de mignardise apparaît vite chez cette gentille Irma proprette et gracieuse ; elle se prête à mon jeu comme à une leçon de « bon goût ».

Ce soir, mon chiffonnage de ruban n’allait pas comme je voulais, rien de léger, de mousseux… Et soudain, j’ai vu mes ongles usés, mes doigts imprégnés d’une crasse indélébile par le nettoyage du poêle, par le balayage, le lavage. J’ai baisé Irma Guépin au front et j’ai laissé son ruban neuf, qui était d’une fraîcheur trop délicate pour les mains rugueuses d’une femme de service.

Que noterais-je encore ?

À l’école où j’ai fait mes études, les grandes élèves choisissaient toutes une petite qui était « leur fille », c’est-à-dire leur protégée et leur poupée. J’ai pris Irma Guépin comme fille, sans y penser, par répétition d’actes anciens. On s’est même aperçu de cette préférence avant que j’en eusse pleine conscience moi-même. La directrice m’a secouée une fois.

— Surveillez donc votre Irma, là-bas.

Quand je l’ai eu baisée au front, Irma est restée debout devant moi et, tout à coup, son rire a modulé une sonorité particulière :

— Mon ruban mauve, maman me l’a acheté avec une pièce de vingt sous que M. Libois m’a donnée.

— Bien, bien.

— Il attendait le tramway, il m’a parlé, M. Libois. Il m’a demandé qui j’aimais le mieux à l’école.

Irma m’observait dans les yeux avec un air extraordinairement futé et elle chantait :

— Oui, il m’a demandé… il m’a demandé, dé, dé, dé…

J’avais la bouche sèche. Est-ce bête ! On m’aurait tuée, on ne m’aurait pas décidée à poser une question à Irma !

Elle a continué à chanter, à faire des mines espiègles :

— Alors je lui ai dit… je lui ai dit quelqu’un… il m’a donné vingt sous.