Librairie Universelle (p. 105-138).
◄  III
V  ►


IV


L’indiscrétion est le défaut des gens de service. Le soir, j’aimerais à fureter dans les armoires des classes, dans les bureaux de ces dames. Malheureusement tout ferme à clé.

Chaque fois que les enfants quittent les classes (récréations ou déjeuner), je dois ouvrir les fenêtres, car la ventilation est un des soins les plus recommandés. Au milieu de la journée, ces dames laissent les meubles ouverts et leurs affaires sur leur pupitre ; vite j’inspecte, je farfouille ; mais comment satisfaire sa curiosité en quelques secondes ? Il y a surtout des paperasses, des livres, des brochures que je voudrais examiner à loisir.

Ce soir, Mme Galant est partie, oubliant dans son sous-main une petite brochure bleue : le Règlement des écoles maternelles. Inutile de dire que je l’ai emportée, je la replacerai demain matin.

Ce document, des plus intéressants, malgré son peu d’indications concernant les femmes de service dont le rôle important n’apparaît même pas, contient le plan d’études et les instructions sur l’organisation pédagogique. J’admire tout de bon l’intelligence et la largeur d’idées caractérisant cette partie de programme et je déclare, en sincérité, que les bienfaits de l’école maternelle me sont confirmés vigoureusement.

Je copie. Ne fais-je pas une besogne défendue ? des ombres veillent autour de ma chambre, comme dans les mélodrames. Mais non, j’ai le cœur content ; je me pelotonne dans ma rocking-chair et ma lampe va être assez gentille pour empêcher l’onglée de me pincer trop tôt.

« L’école maternelle n’est pas une école, au sens ordinaire du mot : elle forme le passage de la famille à l’école ; elle garde la douceur affectueuse et indulgente de la famille, en même temps qu’elle initie au travail et à la régularité de l’école.

« Le succès de la directrice est jugé par l’ensemble des bonnes influences auxquelles l’enfant est soumis, par le plaisir qu’on lui fait prendre à l’école, par les habitudes d’ordre, de propreté, de politesse, d’attention, d’obéissance, d’activité intellectuelle qu’il y doit contracter pour ainsi dire, en jouant. D’où ce principe général : tous les exercices doivent aider au développement des facultés de l’enfant, sans fatigue, sans contrainte.

« Le but à atteindre, en tenant compte des diversités de tempérament, c’est que les élèves sachent bien le peu qu’ils sauront, c’est qu’ils aiment leurs jeux, grâce à la patience, à l’enjouement, à l’affection ingénieuse de la maîtresse.

« Une bonne santé, l’éducation des sens ébauchée par des petites expériences ; des idées enfantines, mais claires, sur les premiers éléments de ce qui sera l’instruction primaire ; un commencement d’habitudes et de dispositions sur lesquelles l’école puisse s’appuyer pour donner plus tard un enseignement régulier ; le goût de la gymnastique, du chant, du dessin, des images, des récits, l’empressement à voir, à observer, à écouter, à imiter, à répondre, l’intelligence éveillée enfin et l’âme ouverte à toutes les bonnes impressions morales, tels doivent être les effets des quelques années d’école maternelle.

« La méthode sera nécessairement celle qui consiste à imiter les procédés d’éducation d’une mère intelligente et dévouée.

« Comme on ne se propose pas d’exercer un ordre de facultés au détriment des autres, mais de les développer toutes harmoniquement, aucune méthode spéciale qui se fonde sur un système exclusif et artificiel, une méthode essentiellement naturelle, familière : beaucoup de jeux, d’exercices manuels, de leçons de choses, de causeries. »

Voilà qui est bien, j’espère ! Et le Règlement insiste pour que les causeries morales soient mêlées à tous les agissements de la classe et de la récréation, de façon à inspirer aux enfants, par dessus tout « le sentiment de leurs devoirs envers la famille, la patrie et Dieu ».

Je ne saurais trop approuver l’importance donnée à l’éducation morale ; mais j’entrevois une difficulté : chaque maîtresse gouverne un trop grand nombre d’élèves. Le temps lui manque pour les morales particulières, appliquées ; il faudrait, à tout moment, prendre tel ou tel enfant sur le fait et dire : « Tu as mal agi, parce que… » On s’y astreint dans la mesure du possible, mais combien insuffisamment !

Ainsi, au retour du déjeuner, Louis Clairon avait battu sa mère dans l’entrée du préau. Tandis qu’il reniflait et se fourrait les poings dans les yeux, Mme Galant baissée à sa taille l’a morigéné doucement devant les camarades.

— Tu ne le feras plus jamais ?

— Oh ! non.

— Elle est bonne, ta maman, tu l’aimes bien ?

— Oh oui ! elle m’a acheté des bonbons en chemin.

— Tu vois ! il ne faut pas la rendre malheureuse ; pourquoi l’as-tu battue ?

— Pour faire comme papa.

Je me rappelle que Mme Galant a coupé là trop court ; un tumulte s’élevait sur les bancs, Gillon poussait des cris exagérés.

— Veux-tu te taire ! ordonna-t-elle.

— Non, je ne me tairai pas… hi… hi… hi…

— Qu’est-ce qu’on t’a fait ?

— On m’a fichu des coups de pied.

— Eh bien, toi, quand tu en donnes aux autres ?

— Plus j’en donne, plus i’m’en rendent… alors, alors, hi… hi… hi, ça n’me console pas…

— Tu ne te tairas jamais ?

— Non, j’aime mieux brailler.

— Allons, que celui qui a fait du mal à Gillon vienne le consoler et l’embrasser… Non, non, pas Virginie Popelin, je sais que ce n’est pas elle…

Quand je suis dans la classe des tout petits, à les amuser avec les guignols, avec les constructions, à leur répéter les formules de la directrice, premières notions du bien et du mal, à les empêcher de s’égratigner, je trouve encore le moyen, à travers la cloison vitrée, de noter l’ordre des leçons de la normalienne. Je laisse passer sans attention le calcul, la géographie, la lecture, le dessin, l’écriture, les exercices manuels, mais les causeries de morale m’émeuvent toujours. La normalienne les répand dans la perfection ; un manuel lui fournit des canevas qu’elle développe d’abondance et selon la méthode. Je la vois, debout dans son bureau, sa voix sonne d’une sincérité pénétrante, son visage fin nuance et anime les propositions, son corps flexible situe les choses ; tous les élèves se penchent, obéissent à un rythme et, en un instant, une totale harmonie possède la classe.

« Écoutez bien comment le petit Gaston a été puni pour n’avoir pas obéi à sa maman… »

C’est la grande œuvre ! Le récit familier, c’est la source où rafraîchir et vivifier cette fragile humanité.

15 janvier. — Un fait est venu brusquement bouleverser mes idées, puis leur imposer un cours nouveau, torrentiel.

Ah çà ! est-ce que les bienfaits de l’école ne seraient que théoriques et apparents ? est-ce que l’enseignement commettrait cette erreur prodigieuse de ne pas tenir compte de la réalité, de se baser sur le convenu, sans souci du vrai ?

C’était après quatre heures, je revenais de conduire le rang au coin de la rue, avec Mme Galant. La mère Doré demandait sa fille, une brunette louchante, d’une joliesse maladive et elle parlait à la directrice par dessus la barrière du préau. Je me mis à transporter près de la sortie les paniers restés entre le poêle et le lavabo.

Et voilà que j’entends cet énoncé d’une conviction sévère :

— Punissez-la, madame la directrice, car elle est vicieuse et je ne veux pas de ça… Mademoiselle, à cinq ans, se connaît déjà et ne demande qu’à se montrer… Je ne veux pas de ce vice-là, maintenant… quand elle aura l’âge, elle aura l’âge…

Et la femme, en scandant cette dernière phrase, arborait les signes hautains d’une expérience absolue, indiquant que le vice était de rigueur, promettant de l’admettre quand il faudrait et promettant que ce serait très prochainement.

J’écarquillai les yeux : la mère Doré est grande, robuste, la poitrine canonnante, les bras nus ; brune avec un peigne de cuivre dans les cheveux étagés impérialement, elle a une mine de voracité charnelle fixée par l’habitude, une laideur de Junon sans âge, à traits grecs exagérés, grossis, couperosée par les liqueurs chères aux laveuses.

Elle détenait un air parfait de « parent d’élève » ; elle était bien dans la fonction, rien de faux ne jurait dans son accent, ni dans sa pose ; c’était bien la mère, avec son droit calme et supérieur de diriger l’enfant, droit sacré, fortifié, éternisé par l’ensemble des institutions et des idées ; et elle s’appuyait solidement, normalement, sur l’école.

La directrice obligée d’acquiescer hochait la tête vers l’enfant.

Et, dans le même instant, juxtaposée à la puissance de la mère Doré, j’ai revu la sérénité, la fascination irrésistible de la directrice, de la normalienne, de Mme Galant, haussées dans leur chaire et proclamant à leurs troupes :

« Vous devez obéissance à vos parents — vous devez suivre l’exemple de vos parents ; tout ce que vos parents disent, ordonnent et font est bien dit, bien ordonné, bien fait, car ils incarnent la sagesse éprouvée en dehors de laquelle vous seriez perdus. »

Eh, oui ! les devoirs envers la famille, devoirs de soumission et de conformisme, c’est la leçon de tous les jours, c’est l’anneau de départ qui commande l’enchaînement du reste.

Cependant, la mère Doré s’en allait ; on criait les noms d’autres enfants, je donnais les capuchons, les paniers.

Je sentais comme des griffes qui labouraient en moi cette notion : Mais non ! les parents ne sont pas parfaits, bien au contraire ; ce qu’ils font est rarement bien fait ; il ne faut pas que les enfants les imitent… Eh, mais, alors… alors l’enseignement de l’école se trompe !

J’étais tout ahurie, je boutonnais de travers, je confondais les paniers, je présentais un béret à Bonvalot ! une coiffure sur les cheveux délayés de Bonvalot ! C’était aussi cocasse que d’allouer des gants à un manchot. La directrice m’appelait, je n’entendais pas ; une courbature extraordinaire m’était causée par l’exercice habituel de m’accroupir, de me relever, de m’accroupir encore devant les tout petits. Mme Paulin traversait silencieusement le préau avec un seau plein de son mouillé pour le balayage des classes, je sursautais : « Hein ? qu’est-ce que vous voulez ? »

Pendant la dernière heure de garde, j’étais encore mal équilibrée. Je ne trouvais rien à dire à « ma fille » Irma Guépin, j’ai fini par remarquer bêtement :

— Tiens, tu n’as plus ton ruban mauve ?

— Celui acheté avec les sous de M. Libois ? Non, je ne l’ai plus, il est tombé dans la boue.

Elle m’a contemplée fixement avec un rire émoustillant, selon son habitude. Pourquoi ai-je rougi jusqu’aux cheveux ? Pourquoi cette moiteur aux mains, — et cette singulière sensation de vide quand Irma a été partie ?

Ce soir, dans ma chambre, là, posément, j’essaie de mettre un peu d’ordre dans mes idées. Voyons, je suis bien de sang-froid, les choses n’ont pas changé : voici ma fumeuse, et ma table de jeu, et le


La Maternelle
LE SOIR AU PRÉAU.

piton à rideau, là-haut… Eh bien, la population du quartier, ces gens, les parents des enfants, je les vois bien aller et venir dans la rue, je connais leur extérieur, leurs gestes, leur langage et je sais le secret de leur activité ; ce sont, pour la plupart, des pauvres hères assez bas, travaillant trop ou croupissant trop, mangeant mal, buvant mal, tournant dans un cercle étroit de souffrance, de laideur, d’ignorance et de préjugé, ayant une petite animation cérébrale désastreusement entretenue, une intelligence de samedi de paie, de café-concert, de lendemain de noce et de tirage au sort… Eh bien ! tout examiné, le but serait que les enfants diffèrent d’eux le plus possible ; je n’extravague pas !

Réfléchissons maintenant à cet enseignement si intransigeant sur le chapitre spécial de la famille ; voyons, je ne me trompe pas non plus, j’entends bien raconter tous les jours l’histoire du petit mouton qui n’a pas voulu passer juste par le chemin où passait sa mère et qui, à cause de cela, a été mangé par le loup. Que signifie cette infaillibilité des parents ? À quoi tend ce dogme à voie unique ? Si ce n’est à rendre la génération qui vient d’éclore pareille à sa devancière ?

On ne se contente pas de dire : « Vous devez écouter les bons conseils de tranquillité, de propreté, de sobriété », non ! une insistance généralisante semble prévoir les ordres inadmissibles et prescrire la soumission passive même à l’absurde, même au mal.

Jusqu’à présent, les leçons de docilité m’avaient paru indispensables, adressées à des enfants de deux à sept ans. Quoi de plus naturel ? « Va faire les commissions. — Mange ta soupe comme papa. — Imite la tenue convenable des grandes personnes. » Oui ! Mais il faut penser à leur terrible faculté de tirer la conséquence totale d’une idée. « Si l’exemple des parents est bon pour une chose, il est bon pour toutes, » disent les enfants. Leur logique rudimentaire, de roc, de fer, est impénétrable à tout raisonnement contradictoire et « distingueur » ; elle se confond avec le sentiment de la « justice égale », lequel prédomine immanquablement, étant dérivé lui-même de l’instinct de conservation. (Jolie phrase et d’un poids montagneux ! Elle n’a que le défaut d’infirmer la donnée précédente — pas plus ; — car si la dialectique enfantine même est à voie unique, les préceptes absolus ne nuisent pas expressément, ou tout au moins, à quoi servirait-il de faire des réserves ?)

Quoi conclure ? On ne peut pourtant pas prescrire aux enfants de n’écouter personne en dehors de l’école et de discerner seuls le bien et le mal…

Je m’étais couchée, je me suis relevée. Les échos du soir étaient venus me tenir compagnie, comme d’habitude : ce furent d’abord, envoyés par la maison, un cognement de querelle de ménage, sourd, consistant et un autre cognement de « correction d’enfant » plus écraseur ; puis, envoyés par la rue, l’appel « à l’assassin » et la galopade ordinaire des bottes de sergents de ville traînant derrière elles une queue de rumeurs. On ne se lève pas pour si peu. Mais, de longs cris montent de chez la sage-femme, des hurlements affreux de douleur et aussi des râles de fécondité, d’assouvissement, qui se répercutent dans ma chair en une tristesse intolérable. Je me remets à écrire sans bas, en camisole, je veux avoir froid, je veux que mes jambes se glacent.

Je me rappelle des récréations où le courant est de jouer au papa et à la maman : cela tourne toujours de telle sorte que, malgré les remontrances antérieures, Adam embauche une bande pour faire la noce. Des chérubins roses, des fillettes aux yeux bleus hallucinants d’infinie candeur, des innocents de deux ans, savent déjà la règle du jeu.

— Ohé, les autres ! on est en bombe.

— Tu paies un verre ?

— Viens donc, on a touché sa paie.

— Mais non, on est des « tonscrits » avec des « liméros ».

Ils se tiennent à sept, huit, par le bras, ils chantent avec des gestes, des zigzags de godaille. Les voix prennent le ton crapuleux :

— Eh bin, de quoi ? tu vas pas turbiner, j’espère !

La troupe grossit. Quelle ardeur ! quelle transfiguration ! Les plus misérables, les petits à nez sale qui ont toujours froid, ressuscitent. Richard l’affreux, qui ne joue jamais, cesse d’être délaissé ; on l’accepte, bras dessus, bras dessous. Julia Kasen se trémousse au bras de Bonvalot.

Il est défendu d’imiter l’homme soûl, dans la cour ; on entraîne Vidal, il ne demande pas mieux que de marcher en tête du cortège. Quelle joie hurlante ! Vidal bossu, déjeté, sans équilibre sur de pauvres jambes tordues, se déplaçant avec un sautèlement, un battement de membres, une oblicité tombante d’oiseau blessé ou de crapaud mutilé, Vidal fait le pochard au naturel !

La folie gagne.

La Souris, chargée de son précieux fardeau, se décide : avec son air de femme sérieuse voulant que son enfant ait sa part comme les autres, elle crie : « Attendez-moi donc ! et mon poussin ! il en est aussi ! »

Ah ! c’est bon d’avoir froid ! Mais cette femme hurlante n’en finira donc pas ?… Tiens, je ris maintenant.

Un jeudi matin, j’ai reconduit le plus jeune frère de Léon Ducret qui avait été pris de vertige en arrivant à l’école. Dans la cour de sa maison, la concierge avait voulu tuer un lapin en lui crevant simplement un œil et en le suspendant par une patte la tête en bas. La marmaille du lieu faisait cercle, près de la pompe. Le lapin gigotait depuis longtemps sans doute, car toute une pluie de sang était visible au mur et sur les pavés. Comme je passais, la concierge en colère gourmandait :

— Ah çà ! tu n’en finiras donc pas de mourir, toi, ce matin ?

Elle employait le ton sévère des parents qui ne tolèrent pas qu’on prenne de mauvaises habitudes.

Je ris. Il me semble que je n’ai plus de jambes… Je crois bien que l’enseignement moral se fiche du monde : il supposerait tranquillement que les parents, non seulement sont exempts de tout défaut, mais possèdent les plus hautes vertus et beaucoup d’argent avec. Cet enseignement ainsi basé serait d’un comique prodigieux dans mon quartier des Plâtriers.

J’ai vu tant de drames en reconduisant les enfants ! et ces drames dont j’aurais désiré enfouir le souvenir, les cris de la femme les arrachent et les étalent.

La directrice est logée au-dessus du préau. Un soir elle descend :

— Comment ! Gabrielle Fumet est encore là ? On l’a oubliée, reconduisez-la bien vite.

Elle va consulter les fiches dans son cabinet et me rapporte l’adresse : rue de Palikao, 29.

Au cinquième étage. La porte s’ouvre de cinquante centimètres. J’aperçois une femme sur une chaise, qui coud et deux enfants tout habillés sur un lit. Je n’entre pas et pour cause.

La femme s’excuse, par l’entre-bâillement, d’avoir laissé sa fille ; elle n’a pas d’horloge et elle espérait qu’il n’était pas si tard. Mon Dieu, quelle heure est-il donc ?

— Sept heures et demie.

Elle sursaute et fond en larmes.

— Ah Dieu ! voilà que mes doigts se ralentissent !

Et elle me raconte (toujours par l’entre-bâillement) :

— Je couds des épaulettes, six sous le cent. Jusqu’à présent j’abattais à toute vitesse mes cinquante à l’heure. Mais voilà un cent pas fini, je l’ai commencé vers cinq heures.

Je reste là, je bredouille une consolation : elle se sera trompée d’heure.

La petite Gabrielle se glisse devant moi et grimpe sur le lit.

— Déchausse-toi, au moins, dit la mère toujours pleurante ; elle continue, de mon côté :

— Je suis veuve, il faut pourtant que j’arrive à gagner mes trente sous pour nous quatre. Et vous voyez, quand je suis levée, il faut que les enfants soient sur le lit, je ne me couche que lorsqu’ils sont partis. Je sors sur le carré pour qu’ils se préparent ; il n’y a pas de place par terre pour nous quatre ensemble.

Brusquement, elle s’effare :

— Eh, mais ! je suis là, mon aiguille arrêtée !

Elle s’est accordée la récréation, le luxe de pleurer !

Une voix d’enfant vieille et sentencieuse s’échappe du lit :

— Oui, tes yeux vont se brouiller, tu vas bousiller et tu auras encore « du refusé ».

Je me suis esquivée, en me demandant quel salaire fantastique pouvait toucher celui ou celle qui assumait ce métier terrifiant de refuser de l’ouvrage fait à la veuve Fumet ! Je ne l’ai pas dépeinte, elle… parce qu’il faudrait des mots trop livides ; mon sang se retire, je me trouverais mal.

Voici pourquoi j’ai ri tout à l’heure. Gabrielle Fumet est une élève de Mme Galant et j’évoque cette maîtresse, dans son bureau, grosse, bonne, avec une accentuation posée, pénétrante, des gestes sûrs et réglementaires ; elle dit : Écoutez bien cette histoire : « La chambre de Louise », et son jeu de physionomie friand fait ouvrir les yeux, les becs et les âmes.

« Huit heures sonnent à l’horloge ; Louise va partir à l’école. Elle va chercher son panier dans sa chambre. À la bonne heure ; voilà une chambre dans un ordre parfait. Rien ne traîne sur les meubles. Les chaises sont à leur place. Le petit lit blanc est admirablement fait. On aperçoit des pantoufles bleues dessous. Les effets de nuit sont soigneusement pliés. Tous les jouets sont rangés avec goût dans une armoire. La poupée et le trousseau sont dans un tiroir. C’est que Louise a beaucoup d’ordre et de soin. Jamais elle n’égare son mouchoir, ni ses rubans. C’est une grande qualité que l’ordre et tous les enfants devraient ressembler à Louise. Dans une maison, il faut une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. »

Je ris tout haut !… La veuve Fumet, obligée d’attendre pour se coucher que ses enfants soient partis Ah, ah, ah ! Gabrielle toute ratatinée, à qui sa mère doit recommander de ne pas grandir, pour laisser un peu de place ; cette pauvrette moribonde, le cou tendu, le bec ouvert, recevant la pâtée morale de Mme Galant !

Ma maison plonge enfin dans le silence. La femme a dû finir d’accoucher ou de mourir.

Délimitons l’importance des choses. Évidemment, il y a deux parts : l’enseignement des connaissances primaires, inerte, et l’enseignement moral, sensible. Ce n’est pas la géographie ni le calcul plus ou moins justement serinés qui influencent l’enfant pour toute la vie, ce qu’un enfant subit de grave à l’école, c’est la culture des sentiments. Il apprend à vouloir ou à refuser. Il ne fait que tâter constamment avec l’instinct ce qui convient ou ne convient pas à sa propre pousse. Je me représente d’imperceptibles prolongements de nerfs dans l’espace, fouillant, s’allongeant, se retirant à la manière des cornes d’escargot. L’école propose des préférences, des habitudes, des directions à ces invisibles tentacules nerveuses.

Comment, à la fois, montrer à l’enfant du possible à aimer — et rejeter l’erreur routinière de lui rendre chères sa servitude, ses tares ?

Justement hier, — non, avant-hier, — M. le délégué cantonal, dans une conversation avec la directrice, a émis cette opinion.

On n’introduit rien dans un enfant ; il possède des germes, les uns ataviques, les autres actuels, que l’on développe ou que l’on étouffe, pas plus…

Très juste ! mais cela n’améliore pas l’enseignement.

M. Libois s’approchait machinalement du lavabo où j’étais occupée. J’ai eu l’impression qu’il haussait la voix, qu’il façonnait sa phrase, pour que la directrice ne fût pas seule à jouir de son discours. La normalienne était dans le préau.

Je lavais une bosse, dans les cheveux d’un bambin. M. Libois est intervenu en sa qualité de docteur :

— Ça ne te fait pas mal là ?… ni là ?

Il se pourrait que la vibration mâle de sa voix eût un charme pour les enfants ; ils sourient avec confiance, ils n’ont pas peur de ses mains longues de savant.

M. Libois m’a demandé du ton le plus naturel :

— Petit traumatisme ?

On appelle cela, je crois, « jeter une sonde ».

Et moi, surprise par cette interpellation, au lieu de feindre de ne pas comprendre son mot grec, j’ai répliqué comme une étourdie :

— Ce n’est pas une plaie, une simple ecchymose.

J’ai senti, d’un choc, son regard et ma bêtise tout à la fois, comme un inculpé saisit, à l’avidité du juge d’instruction, qu’il a parlé imprudemment.

M. Libois a tourné les talons trop vite, tel un visiteur indélicat qui emporte un objet chipé.

Après tout, je m’en moque de sa curiosité.

Le fait grave, c’est que mon beau programme de suivre les améliorations quotidiennes jusqu’au bilan total ne m’inspire plus le même enthousiasme.

Et pourtant le drame est bien plus poignant que je n’avais cru tout d’abord : Adam, Louise Cloutet, Irma Guépin, Bonvalot, Gillon, Virginie Popelin, Julia Kasen, Léon Chéron, Léon Ducret, ces enfants types et leurs dérivés, vivent leur dernière année d’école maternelle, avant l’école primaire, c’est la fin de la petite enfance. J’assiste à l’année décisive : à la clôture, du définitif sera acquis, de l’irréparable sera consommé !

16 janvier. — Ce matin, la rue et la façade de l’école m’ont semblé toutes changées ; il gelait au moins à dix degrés ; la rue déserte et sonore dormait comme la cour triste d’un vieil et sale immeuble. Devant ma porte, un gros pavage extraordinairement bossué et défoncé résume le délabrement du quartier ; plus loin, le bout de pavage en bois paraît emprunté à une partie riche de Paris ; la façade de l’école cubique, en pierres de taille, d’une estompe de monument, avec son drapeau, ses affiches au rez-de-chaussée, tranche sans pouvoir s’accorder avec le gris jaune des maisons en plâtre, ni avec les devantures de boutique en bois peint de rouges variés.

J’ai attendu dans l’entrée que la concierge eût tourné le compteur et allumé le gaz. La lumière a jailli tout d’un coup, et j’ai regardé, comme si je ne les avais jamais vus, la vieille femme toujours muette, la loge, le cabinet et l’escalier de la directrice, les murs peints couleur vert d’eau et les trois tableaux d’honneur.

J’ai vite fermé les vasistas du préau, des classes et commencé l’allumage des poêles. Les bouts de cordes se balancent longtemps, comme, dans ma chambre, fait le cordon de rideau au-dessus de ma fenêtre : bonjour, bonjour. Un petit béret de fille oublié, coiffant une seule des deux cents patères du préau, évoquait une idée d’enfance et aurait suffi à indiquer à un étranger l’usage de la vaste salle, meublée, tout autour, de bancs très bas. L’odeur de crayon, de chien mouillé et de pommes de terre frites, que je ne remarquais plus les jours précédents, m’a causé une espèce de crainte administrative ; le bruit de mes pas m’a fait sentir le vide et la grandeur des classes. J’étais dépaysée comme après des vacances.

Mme Paulin est arrivée, bonne femme, indulgente, charitable ; elle m’a dit :

— Vous avez des yeux comme des entonnoirs à baisers… Alors, c’était son jour à votre ami ?

Elle approuvait que sa jeune collègue se fût payé un peu de bon temps. J’ai souri, les bras tirés par mes seaux de charbon.

Mme Paulin m’a porté plusieurs seaux, d’un poêle à l’autre, par complaisance et elle emmanchait de grands coups de tisonnier, en maugréant :

— Vous avez bien raison de profiter de votre jeunesse ; seulement je voudrais vous voir manger davantage… y a rien dans c’te poitrine-là, ma petite… M. Libois m’a demandé si nous étions bien nourries…

Y a rien !… Il est de fait que je me rétrécissais, tout incomplète.

L’arrivée des enfants m’a beaucoup secourue ; d’autant plus que le premier entré a été un petit boiteux qui fait toujours le chien après moi : il enfonce sa tête dans mon tablier, frotte ses cheveux, relève son museau qui voudrait lécher et, plusieurs fois, avant d’atteindre sa place, il se retourne, s’arrête sur une patte et me contemple, souriant de bonté espiègle.

Par ce froid terrible, les enfants apportent des têtes violacées et pochées d’ivrognes pleurards. Des petites filles clopinent raidies, cassées en deux comme des vieilles, les mains ramenées au creux de l’estomac, un panier au coude, au lieu de cabas. Je dénoue les grands fichus de laine attachés derrière le dos ; des avortons allongent leurs mains tuméfiées devant mon tablier bleu, comme ils les approcheraient d’un poêle brûlant.

Dans le bruit grandissant des galoches et des nez mouchés, j’étais dolente, le cerveau usé, le cœur fondant, sans aucune envie de critiquer. J’avais froid aussi ; le préau et les classes ne s’attiédissent à dix degrés que vers neuf heures et les seize degrés réglementaires, on ne les obtient que le soir, parce qu’il faut aérer à chaque sortie des classes, quelle que soit la température.

Bonvalot « radine » sans hâte, le visage plus coupant que d’habitude, l’air d’un condamné qui ne veut pas trembler. Des bambins mal éclos n’ont que leur tablier et une robe au ras du derrière ; quand ils se baissent, quand ils s’asseyent, on voit bleuir des coins de chair et leur mine piteuse, étonnée, dit qu’ils ne savent pas au juste d’où ils souffrent, ni pourquoi ils souffrent.

Les voix gelées sont affaiblies, les toux sont grossies. Lorsque je fourgonne le feu, une trentaine de tout petits me surveillent avec avidité : ils attendent que je leur procure la chaleur, comme ils attendent que je distribue les gamelles.

L’inspection de propreté. Le froid a mangé la crasse des mains comme il a supprimé la boue de la rue.

La conduite aux cabinets. Pénible nécessité ; un vent griffeur souffle dans la cour. La misère des accoutrements se révèle : des loques innommables servent de chemises, de jupons, de caleçons. Pitié ! des innocents n’ont même pas chaud à leur pauvre ventre ! Mes pauvres petits ! les garçons… on ne leur trouve plus rien ; des poupées, dont le dessous n’est pas assez protégé, tournent un regard désespérant, comme lointain et anxieux.

La directrice m’a laissé sa classe.

— Faites-leur exécuter des mouvements de bras pour les réchauffer ; j’ai mes écritures de décembre à terminer.

J’entends la normalienne :

— Puisque vous avez trop froid pour écrire, si vous êtes raisonnables, je vous raconterai encore « la Mésange »… Adam !

Je me suis ensoleillée de contentement et de désir, comme les élèves de Mademoiselle. « La Mésange ! » c’est une vraie récompense d’écouter cette histoire d’oiseaux qui ont des petits.

Instantanément, j’ai été ranimée ; toutes mes mauvaises idées sur l’école ont été bannies. Je n’avais plus pensé à « la Mésange ! » Dieu merci, je me trompais : dans le rôle des parents domine la beauté, un sublime fulgure qui annule toutes les ombres, et l’on ne peut décemment enseigner aux enfants à critiquer la famille ; il faut bien leur donner un aperçu, si disproportionné soit-il, de cette immensité : l’amour maternel. Et ce sentiment suprême existe dans sa pureté chez les femmes les plus déchues… on dirait parfois qu’il est en moi, comme une perversion.

Dimanche dernier, au retour de ma promenade habituelle aux Buttes-Chaumont, rue des Pyrénées, j’ai rencontré Louis Clairon qui tenait, par le jupon, sa mère, une phtisique de mise indigente. Rue des Pyrénées, il passe du beau monde. Louis a croisé un regard sans affinité avec un jeune monsieur de sept à huit ans (pardessus, gants, chapeau melon), accompagné de parents à vêtements cossus ; il a alors reporté sur sa mère ses yeux de loup, aussitôt contents, rassurés, vaillants. J’ai bien vu : après ce jupon lamentable, mal pendu, après ce corps étique, ce dos rond, cette face terreuse, il recueillait la totale sécurité, il trouvait plus de protection que dans tout le reste de l’univers, que dans les formes les plus opulentes, les plus belles, les plus solides. Et mentalement j’ai approuvé : Tu as bien raison de te sentir riche, comblé ; tant qu’il restera un tressaillement dans ce corps, fût-il aux griffes de la mort, ce tressaillement sera pour te sustenter et pour te défendre.

Dire que je suis condamnée au célibat ! Mes fibres stériles frémissent ! Quelle terrifiante compréhension est en moi : la puissance maternelle n’a pas de limites, c’est la bonté à l’infini, c’est l’audace enragée capable de briser les lois humaines et de s’insurger contre la nature même. Tiens ! Louis, si tu voyais qu’il faut mourir et que Dieu lui-même n’y peut rien, il faudrait appeler : « Maman ! » et tu aurais raison d’espérer encore !

Et vous, jeune monsieur, vous exposerai-je, avec ménagement, que cette mère en haillons vaut mieux pour Clairon que votre maman tout en soie ?… Je m’égarerais volontiers dans le domaine illimité du Relatif… Périodiquement, le père de Berthe Hochard vient chercher la petite idiote dans l’après-midi, pour aller faire une démarche au Dépôt. C’est un misérable garçon de salle qui s’acharne à réclamer « sa femme », une ex-fille galante devenue folle inoffensive.

Avoir comme joie, comme adoration, comme espoir une réprouvée démente ! Ce déshérité ne sentira jamais le grotesque ni l’indécent de son attachement. On n’a pas un bonheur aussi misérable ! Il est si simple d’aimer la saine beauté !… Et je comprends très bien que, dans les bureaux, on refuse de lui rendre « la créature ». Qu’est-ce qu’on refuse, en somme ? Rien, moins que rien.

Je lui amène sa fille Berthe jusqu’à la balustrade du préau. Il ramasse sa vie dans ses grands yeux vitreux qui remercient vaguement, qui fouillent d’avance le Dépôt, là-bas. Il me dit dans un transport : « Nous y allons ! » Et, forcément, avant de se sauver, il me serre la main… l’élan de son sang me prend…

J’ai connu une seule fois dans ma vie cette secousse franche et directe des doigts au cœur, — ce fut comme la transmission matérielle d’un serment, — et je ne revis plus jamais mon fiancé…

Faut-il noter aussi que, dans ma promenade, j’ai rencontré M. Libois, accompagné d’une dame élégante et jolie.

Elle a dû poser des questions et entendre des réponses bien risibles !

Je n’étais pas précisément « chic », quoique je ne sorte pas, le dimanche, sans voilette, ni sans gants. Il est certain que mon modeste chapeau noir n’avantage pas ma figure de brune.

Soyons juste : M. Libois a bien salué. D’autant mieux que, dans cette rue des Pyrénées, large, et encombrée, il pouvait parfaitement, sans impolitesse, se dispenser de me reconnaître.

Il a probablement voulu faire le généreux, l’homme libéral, avec son geste « de haute considération ».

Et justement, moi, je ne pouvais pas encaisser son salut comme une générosité, en y répondant par un petit hochement de tête et un sourire de connaissance : « Bonjour, bonjour ! » à la façon de Mme Paulin, par exemple. La compagne de M. Libois me regardait. Il y a telles circonstances où la comédie de l’humilité n’est pas possible.

Alors, ma foi, j’ai sans doute un peu exagéré la perfection de ce salut au passage qui n’appartient, dit-on, qu’aux femmes du monde initiées à l’art des réceptions en grande cérémonie.

Avant la délectation de « la Mésange », j’inventorie avec réconciliation les deux classes : les pancartes d’animaux et de plantes, les armoires, les


La Maternelle
À NOS ÂGES.

tables et les rangées d’enfants. Un mélange de chaleur, d’odeur et de bruit me pénètre, je soupire longuement et me regonfle. Je sens, comme au toucher, l’existence multiple, la respiration de l’école. Et j’aime les enfants-types qui ressortent dans le peuple des bancs ; j’aime la Souris et j’aime Bonvalot. J’aime le bruit des galoches au-dessus de ma tête, dans la classe de Mme Galant ; il ne cesse jamais nettement : dans le plus de silence que l’on puisse obtenir, il y a toujours, par-ci, par-là, des galoches qui raclent ; on pense à un locataire faisant son ménage et qui n’aurait jamais complètement fini.

Comment dire ?… Un bien-être fondant imprègne ma chair… je voudrais être sûre qu’il n’y a pas d’aspiration défendue dans mon enthousiasme pour le conte de maternité intitulé « la Mésange ».

Mademoiselle va commencer. Droite, sculpturale, le visage blanc et doux, au-dessus de son costume noir, elle a bien l’âme institutrice ; quelque chose d’unique, de professionnel s’émane d’elle et les enfants apprivoisés perçoivent bien qu’elle est d’une race à part.

Comme sa voix claire et prenante porte jusqu’à moi, au travers de la cloison, j’interromps les mouvements de bras et je dis à mes tout petits, d’un air de malice mystérieuse :

— Vous ne savez pas ? Nous allons écouter une belle histoire de Mademoiselle, comme si nous étions des grands !

Et nous voilà tous enchantés de cette espèce de larcin, de cette audition chipée aux grands.

Je sais que Mademoiselle illustrera son récit de dessins au tableau noir, merveilleux instantanés, faits de simples lignes ; je profiterai des pauses pour répéter les données principales à mes mioches. Ils placent les mains sur les genoux et lèvent le nez ; les uns bayent d’attention, d’autres rentrent leur lèvre inférieure et avancent leurs dents du haut à la moitié de leur menton ; des filles pincent un petit bec pointu.

« La Mésange, » je veux l’écrire d’un souvenir exact, parce que j’ai entendu la normalienne affirmer à Mme Galant que c’était une relation vraie, où pas un détail n’était inventé. (Notre délégué cantonal l’aurait écoutée une fois avec la plus vive émotion. Un bon point, monsieur ! Vous serez un excellent père.)

» Une vieille dame habitait à la campagne avec son chat nommé Mistigris. La maison était blanche avec un toit rouge, on y entrait par un perron, c’est-à-dire un escalier de pierre, comme celui de l’école, qui avait cinq marches et une rampe en fer.

» Le jardin, devant la maison, était entouré d’un mur blanc, au-dessus duquel on pouvait passer la tête et il était tout plein de soleil, parce que les poiriers, les pruniers et les cerisiers n’étaient guère plus hauts que le mur ; mais, en face du perron, il y avait un très gros marronnier, plus grand que celui de notre cour, qui donnait un bel ombrage sur la maison. Les arbres à fruits étaient placés sur deux rangs et, entre eux, on voyait une corbeille de fleurs dans le genre de celles des Buttes-Chaumont au mois de mai et on aurait dit d’une place de fête où les abeilles, les oiseaux et les papillons ne cessaient de passer et de se balancer.

» Chaque jour, après déjeuner, la vieille dame venait s’asseoir sur un fauteuil d’osier, au bas du perron et elle mettait ses lunettes et elle faisait de la tapisserie en levant les yeux de temps en temps sur le marronnier où les feuilles remuaient doucement et faisaient un chuchotement comme certains élèves qui se figurent qu’on ne les entend pas.

» Mistigris, qui ne quittait jamais sa maîtresse, s’installait sur la dernière marche. Assis, la queue sous les pattes, sans bouger, il regardait les abeilles, les papillons qui tournaient autour des fleurs. Des grains d’or remuaient dans ses yeux et il avait l’air d’écouter avec ses yeux le bruit d’une charrette sur la route, le sifflet du chemin de fer très loin. Si une mouche s’approchait, il faisait un mouvement de tête ; il surveillait aussi, de côté, sa maîtresse qui travaillait et quand il avait bien vu que rien n’était changé dans le monde, il se léchait les pattes, se mettait en rond et dormait.

» Un jour, comme la vieille dame allait s’asseoir dans son fauteuil d’osier, voilà qu’elle entend des cris d’oiseaux, ah, mais ! des cris aigus, précipités, affreux et elle voit deux mésanges qui voletaient comme des perdues autour du marronnier ; les ailes battaient vite et faisaient penser à des mains malheureuses qui tremblent, qui ne savent pas où se poser ; les petits oiseaux approchaient des branches, s’éloignaient, approchaient encore : Mistigris était dans l’arbre auprès d’un nid où les petits montraient leur bec et c’était le père et la mère qui criaient pour le chasser.

» Aussitôt la vieille dame, tout effrayée, appelle Mistigris ! Mistigris ! mais il ne veut pas venir, alors elle cherche quoi faire, elle ramasse des cailloux et les lance entre les branches.

» Mistigris tourne bien la tête brusquement, d’un côté, de l’autre, comme un malfaiteur inquiet, mais les cailloux ne l’atteignent pas ; il se jette sur le nid et vite, vite, il croque les petits, malgré l’égosillement affreux des deux mésanges.

» Il descend de l’arbre, en voulant avoir l’air ignorant et tranquille ; mais, avec des précautions de poltron, il avance une patte, puis l’autre, lentement.

» Dès qu’il est par terre, la vieille dame, pleurante et indignée, le gronde sévèrement.

» C’est abominable ce qu’il a fait là, et il n’a pas d’excuse, il venait de déjeuner ; et quand même il aurait eu faim, jamais, jamais il ne devait manger les petits oiseaux.

» Mistigris rampait, levait à moitié sa tête sournoise ; il voulait faire croire qu’il ne savait pas : on lui avait appris que c’était bien d’attraper les souris, alors il attrapait toutes les petites bêtes.

» Non ! la dame disait qu’il ne devait jamais tuer, même des souris ; car les souris sont de pauvres animaux qui ne font pas grand dégât.

» Et elle le chassa en jetant son dernier caillou :

— Allez-vous-en, vilain monstre !

» Mistigris s’en alla bouder dans la maison dont la porte restait ouverte.

» Le lendemain, comme d’habitude, après le déjeuner, la dame vient s’asseoir au bas du perron, à l’ombre. Mistigris derrière elle arrive, en s’étirant comme un paresseux ; il se place sur la dernière marche. Aussitôt, ah, mon Dieu ! une plainte déchirante sort du marronnier. C’est la mésange, la mère des petits oiseaux mangés, qui est perchée près du nid vide et qui reconnaît Mistigris. Elle lui envoie un cri, quelque chose comme un cuî, cuî, prolongé, mais non, un cri impossible à répéter et qui doit signifier : « Rends-moi mes petits, rends-moi mes petits ! »

» Et voilà cette plainte qui continue lente, pénétrante, toujours pareille. Alors, ce même gémissement, sans arrêter, toujours, toujours, cela fait une tristesse qui reste dans l’air comme du gris de brouillard et qui s’élargit, toujours, toujours.

» Les autres oiseaux du jardin se taisent ; on dirait que les feuilles cessent de bouger, que les fleurs se baissent, que les papillons se cachent.

» Ce n’est pas seulement une plainte d’oiseau que l’on entend, c’est bien plus grand : c’est une plainte de maman ! On dirait qu’il y a aussi l’arbre, le soleil, le ciel qui pleurent avec la mésange. Figurez-vous toutes les choses qui pleurent autour de vous. Sachez alors que toutes les mamans du monde, les mamans des enfants et les mamans des animaux, pleurent de la même manière quand on leur a pris leur petit, puisque l’on a fait du mal à la vie que nous respirons, puisque c’est tout qui souffre du même coup, c’est la maison et c’est la rue !

» Les chats ne comprennent pas le langage des oiseaux ; mais Mistigris a compris tout de suite la mésange, comme si c’était sa mère, à lui, qui pleurait ! « Cuî, cuî, rends-moi mes petits, rends-moi mes petits ! »

» Il a regardé vite, là-haut, dans le marronnier, puis le voilà qui fait semblant de ne pas entendre, il tourne le front du côté des poiriers et des pruniers, il s’occupe des mouches qui volent là-bas, il cligne ses yeux, comme si leur poussière d’or le gênait, et il a l’air de compter les fleurs penchées, plus loin encore, tout là-bas.

» Mais la mésange est toujours là, sur la branche, qui lève son petit bec, et le baisse et le relève, droit vers lui, sans arrêt, toujours, toujours, pleurant la même plainte : « Rends-moi mes petits ! rends-moi mes petits ! »

» Malgré lui, peu à peu, Mistigris ramène ses moustaches devant l’arbre, il les incline et flaire attentivement la pierre du perron à ses pieds.

» Mais la mésange continue de crier.

» Et peu à peu, la tête de Mistigris se relève, il faut qu’il regarde ! il faut qu’il entende ! il faut qu’il reste là, les yeux fixés sur la mésange qui le harcèle.

» Alors les cris de la maman qui se penche et se redresse sans faiblir sont comme des aiguilles que chaque balancement enfoncerait ; des frissons remuent le dos de Mistigris, ses poils font l’effet de l’herbe soufflée par le vent. Il se tient de plus en plus tendu d’attention, forcé de laisser entrer toute la peine et tout le reproche de la mère. Et le voilà torturé aussi de cette tristesse de toutes les choses qui se jette et s’amasse en lui. Il ouvre la bouche pour miauler, aucun bruit ne sort. Il veut se détourner, mais non, sa tête revient, il faut qu’il écoute.

» Encore des frissons le long de son corps, et la plainte frappe sans rémission, toujours pareille et il est malheureux, il ne peut rien, rien. Cela devient tellement intolérable qu’il arrive à faire vers sa maîtresse un miaulement suppliant :

» — Je t’en prie, délivre-moi, fais-la taire !

» La vieille dame écoute l’oiseau, malheureuse aussi, les deux mains sur ses genoux, ayant laissé tomber sa tapisserie par terre. Elle répond tout bas, gravement :

» — Non, non, Mistigris, tu as mangé ses petits.

» Mistigris reste cloué là et ne répète même pas son miaulement misérable.

» Tout à coup, il essaie encore de jeter sa tête de biais, son dos tressaille d’une secousse violente et ses oreilles s’aplatissent : voilà qu’il a peur !

» En effet, le cri de la mère change ; maintenant c’est un cri de colère : « Ah ! tu ne veux pas me rendre mes petits ! » C’est un cri de colère terrible, irrésistible ; il révolte l’air tout autour.

» Et un oiseau arrive près de la mésange, sur une branche : c’est le père des petits oiseaux mangés.

» — Va ! va ! crie la mère.

» Alors, excité, le père s’envole, fait un cercle, sans bruit, vers Mistigris et revient à l’arbre. Mistigris effrayé ne bouge pas et, malgré ses prunelles qui ne veulent pas, il voit l’oiseau ! Il entend le silence des ailes, il sent leur battement.

» — Va ! va !

» Alors le mâle décrit des courbes de plus en plus rapprochées de Mistigris, et chaque fois aussi il revient se percher de plus en plus près de Mistigris. Il ne le quitte pas, il le vise, il mesure la distance, le voici sur la plus basse branche, le voici sur la rampe du perron, le voici sur une marche.

» Mistigris baisse le cou, il respire en dessous, de côté, il ne peut plus bouger ; le cri terrible de la mère le paralyse.

» Et soudain, oui là vraiment, le petit oiseau pas plus gros qu’une noix s’abat sur le front du chat, entre les oreilles et tiens donc, tiens donc, à coups de bec, furieusement, sur son nez : tiens donc, méchant ! mangeur de pauvres petits innocents.

» Puis il s’envole, va rejoindre la mère mésange.

» Un grand silence. Tout le jardin regarde Mistigris.

» Mistigris abattu, sentant que toute la nature est contre lui, toutes les choses et tout ce qui respire, ne pouvant plus rester devant l’arbre, ne pouvant plus rester devant les plantes, ni devant la lumière, Mistigris se coule misérable, la tête basse, la queue basse, vers la maison ; il se traîne dans un coin noir.

» Et tous les jours, au moins pendant un mois, dès que Mistigris, après le déjeuner, apparaissait auprès de sa maîtresse, la mère mésange était là dans l’arbre qui l’attendait et qui commençait aussitôt sa plainte déchirante, incessante et toujours pareille : « Cuî, cuî, rends-moi mes petits, rends-moi mes petits ! »

» Mistigris l’écoutait, la tête fixe.

» Puis, le mâle arrivait.

» Mais Mistigris s’en allait dès qu’il le voyait voler en rond et s’approcher.

» Enfin, Mistigris n’eut plus le courage de se poser sur le perron. Il descendait les cinq marches, apercevait la mésange dans l’arbre et s’en retournait…

» Cette bonne mésange, ses petits lui ont été rendus ; le nid est refait ; le nid est habité.

» Mistigris a regardé le nid renaître, du haut du perron et un jour il a compris qu’il était pardonné. Il revient s’asseoir à sa place ordinaire sur la dernière marche, auprès de la vieille dame qui fait de la tapisserie.

» La mère mésange ne se plaint plus ; on voit sa tête qui sort du nid. Elle et Mistigris restent des heures à se regarder, sans crainte, sans méchanceté. Mistigris, devenu très sage, songe profondément. Il songe qu’une maman de mésange est plus forte qu’un chat armé de ses griffes et de ses crocs ; il songe à cette chose qui torture les chats mangeurs d’oiseaux, il songe à cette chose qui fait renaître les petits oiseaux mangés.

» De temps en temps, le mâle apporte la becquée. La mère se lève, les petits becs s’agitent dans le nid.

» Alors, Mistigris fait semblant d’avoir entendu du bruit dans la maison ; il se dérange tout doucement et se pose, tournant le dos à l’arbre. »

Je n’essaierai pas de restituer par des mots la beauté haute, électrisante, de la normalienne, auteur de ce récit.

Je ne peux pas dire non plus toutes les émotions des deux classes.

Seulement ceci :

À l’endroit où le chat croque les petits, plusieurs mioches se sont vite serrés l’un contre l’autre et sont demeurés recroquevillés, conscients d’être bons à manger, eux aussi. Une fillette a entouré sa sœur jumelle de son bras, et ses yeux noirs, bougeurs, scintillaient comme des diamants au soleil. Un tout petit a lancé les mains en avant :

— Rose, prends-moi !

Enfin, à ce passage : « Cette bonne mésange, ses petits lui ont été rendus… Mistigris a regardé le nid renaître… » là, un nouveau de la grande classe, dont je ne sais pas le nom, s’est dressé frémissant, menaçant, les yeux retournés, brute altérée de justice :

— Je veux pas qu’il les remange !

Tel fut son accent sauvage, tel fut son coup de mâchoire aveugle, que j’ai compris l’exactitude de symboliser le peuple par un lion très noble et très massif.