Librairie Universelle (p. 37-62).
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II


J’habite, à quelques pas de l’école, dans la même rue, une des rares maisons qui ne soient pas un hôtel meublé. Il y a une sage-femme au premier et un trafiquant en reconnaissances du Mont-de-Piété au troisième. Ma chambre est au sixième étage sur la cour.

Mon oncle, mon dernier parent, ayant fait un choix judicieux des meubles dont il pouvait se séparer, me les a donnés.

Mes biens mobiliers ne se composent pas seulement d’un lit de sangle et d’une malle, je possède, en outre, une étagère avec des livres, une table, une chaise et un fauteuil. Seulement, voilà : ma table est un guéridon de jeu, ma chaise une fumeuse, et mon fauteuil une rocking-chair en osier quelque peu détraquée ; si l’on ne s’assied pas juste au milieu, elle se déforme, gémit et fuit tout d’un côté ; on peut jouir à la fois du roulis et du tangage sur ce fauteuil ; pour se remettre, on peut faire du cheval sur la chaise.

Le soir, au sortir de l’école, je prends, au vins-restaurant qui est en bas de chez moi, du bouillon dans une boîte à lait et une portion dans une assiette. Il faut que je traverse la salle où s’alimentent des hommes et des femmes d’aspect étrange ; des boulettes de pain me cinglent la figure et des mots d’argot moqueurs courent après mes jupons. Je monte vite. Ma chambre cellulaire, au papier ridé, ne me ragaillardit pas ; mon dîner n’est pas bon.

Mais je ne veux pas me sentir abandonnée ; je ne veux pas m’ennuyer. Vite, je me débarrasse de la corvée de manger, puis je remue mes livres, je pose du papier sur ma table : la solitude et le silence font sortir de moi toute l’animation recueillie dans la journée, j’écris.

Mon premier dimanche, je le passai dans mon lit. J’étais à bout de forces, au point de me résigner au jeûne complet : descendre et remonter mes six étages pour aller chercher du pain et du lait ? jamais, j’aurais mieux aimé mourir là.

Dans l’après-midi, des coups frappés sur le palier secouèrent mon demi-sommeil.

Ma porte ouverte, la concierge apparut qui plongea les yeux dans mon réduit :

— Je ne vous avais pas vue de la matinée, j’étais inquiète ; c’est une chambre qui n’a pas de chance.

Elle dit, sinistrement, et me laissa la distraction d’évoquer à loisir le sort tragique des locataires précédents.

Des jours ont passé. Comment cela va-t-il ? Je ne peux pas répondre autrement : cela va bien.

Et d’abord, j’ai revu le fameux M. Libois, délégué cantonal.

Déception ! Malgré les dires de Mme Paulin, mon impression est qu’il ne m’honorera d’aucune persécution.

Il ne regarde pas les femmes de service, il a bien trop affaire avec la directrice : ce qu’ils en débitent tous les deux ! Pas possible, ils ne parlent pas de l’école.

Mme Paulin a raison sur ce point : ce monsieur n’est pas mal ; une belle santé, ma foi ! Il sait interroger les enfants ; son visage bienveillant, réfléchi, n’est pas précisément gai, il porte plutôt le reflet de la gaieté, avec une certaine lassitude élégante.

Ce monsieur tenait à la main des revues et un livre ; sans doute il fait de la littérature. Parbleu ! son affection pour les enfants consiste en la recherche de documentation. Ce monsieur met les pauvres en chefs-d’œuvre… Je m’étonnais aussi qu’il donnât son temps pour rien avec une telle prodigalité : le code masculin s’oppose aux dépenses sans profit.

Ses yeux pâles, des yeux de Russe, inventorient de temps en temps la normalienne. Bonne chance !

Je l’ai frôlé une fois par la nécessité du service, une autre fois, exprès ; je voulais m’assurer de son indifférence.

Je suis émerveillée à la fois du fonctionnement facile et des bienfaits de l’école maternelle.

Du reste l’agencement apparaît impropre à l’usage domestique, à la vie ordinaire ; dans l’air, dans l’odeur, la couleur, la disposition des lieux, il y a une incrustation de discipline, par quoi les gens et les enfants, une fois là, se trouvent changés, scolarisés… les gens eux-mêmes, moi-même… L’« administratif » s’empare de moi, bon gré mal gré, sous le plafond de cinq mètres.

Avant d’être du métier, je me demandais comment on pouvait manœuvrer à souhait cent, deux cents bambins. C’est relativement simple, à cause de l’aspect autoritaire que reçoivent les grandes personnes dans le désert des locaux, à cause enfin du groupement et de ses lois : sur une file de cinquante enfants, il suffit de cinq ou six qui exécutent un ordre pour entraîner les autres. Toutes les marches en rang, du préau aux classes, des classes à la cour, se font en chantant ; la tranquillité sur les bancs s’obtient aussi par des chants, ou par des mouvements de bras. Évidemment, il ne faut pas avoir peur de répéter, ni de crier le commandement ; mais enfin, je le constate, une réunion d’enfants ressemble à une mécanique bien engrenée : inutile que le conducteur touche toutes les pièces de la machine, il suffit de mettre en branle la force motrice.

Il est risible et touchant de voir le sursaut du « signal » chez des élèves de deux ans. Ces innocents qui sont l’instabilité et le bruit perpétuels, on les fait s’immobiliser, se taire pendant des quarts d’heure ! ces bébés qui devraient être l’insouciance, la libre impulsion même, on les fait obéir strictement au sifflet !

Je mets en principe que les enfants ne sont, par nature, ni très méchants, ni très audacieux ; et, à part quelques inconscients, ils sont très facilement intimidables.

Mais, grands dieux ! n’aurais-je pas un faible pour les indisciplinés ? pour les malintentionnés !! Je préfère ne pas approfondir et raconter un incident gentil.

Dans un petit espace, entre le mur et le tuyau du vaste poêle du préau, je cache un torchon qu’il m’est très utile de trouver sous la main, pour accourir, en armes, à toute réquisition. Dès le début j’avais adopté cet endroit et, chaque jour, trois, quatre fois, mon torchon était tiré de là et jeté par terre, à mon grand agacement, car la directrice me répète souvent avec sa haute autorité :

— Surtout, Rose, de l’ordre ; ne laissez pas traîner vos ustensiles !

Aujourd’hui, vers une heure, avant la conduite aux cabinets, comme la marmaille grouillait dans le préau, j’ai surpris une gamine, qui, sournoisement, l’œil sur moi, fouillait dans ma cachette. C’était la coupable ! Je n’avais jamais fait attention à elle, je ne l’aurais pas reconnue dans la rue pour une élève de l’école, mais elle, elle m’avait observée, elle savait ma persévérance à placer mon chiffon ; une poupée de six ans, tête brune, ovine, vaguement juive, les cheveux relevés par un peigne, ce qui favorisait l’avancée d’effronterie de ses sourcils, de son nez, de tout son petit museau.

Je m’approchai, réellement furieuse.

Alors elle, avec un sourire qui contenait toutes les réprimandes susceptibles de lui être adressées et toutes les excuses de sa part, et tous les appels à mon indulgence, de grande personne, avec un hochement de tête repentant et d’une adorable malice :

— Je suis méchante, hein ?

Oh ! ce prodigieux, cet incommensurable inattendu de l’enfance ! Et quelle féminité dans ce brimborion ! J’ai vu une jolie femme accoutumée à tourmenter son mari, cumuler ce jeu irrésistible, cet aveu qui subjugue et oblige à tous les pardons, cette inspiration aux racines introuvables qui fait servir la méchanceté même à obtenir un redoublement d’affection.

— Petite Louise Guittard, je me souviendrai de toi… quand j’aurai des bonbons.

Dans la classe de la directrice, tout en assurant le mouchage des nez et l’équilibre des bambins, parfois mobiles sur leurs bancs comme des feuilles au vent, je m’intéresse aux travaux de Mlle Bord. Mon infime emploi me devient cher, parce qu’il me permet de constater, sur le vif et dès l’origine, la fonction grandiose de l’école maternelle.

La méthode actuelle consiste principalement à faire des récits. À travers la cloison vitrée, je vois et j’entends la normalienne, debout à son bureau, qui raconte une leçon. Correctement vêtue de noir, calme, sculpturale, ni gaie, ni triste, elle est à sa juste place et remplit son rôle exact. Elle représente le bien, elle le dégage, elle le projette.

Et j’ai un plaisir grave à compter, en face d’elle, cinq rangées de douze enfants : les garçons tondus, les filles, aux cheveux noués d’un bout de ruban. L’ensemble apparaît toujours gris, piteux, mais, grâce au large éclairage de serre, un aspect vivant, printanier, prometteur, se découvre aussi. Tous reflètent et absorbent la maîtresse, les uns avec vibration, les autres avec un abandon végétatif : le buste mou, la tête inclinée sur l’épaule, les lèvres disjointes. Mais la signification est unanime :

« Tiens : nous sommes la simple, sereine et ouverte nature ; va, tu n’as qu’à susciter en nous la potentielle richesse. »

Mon impression s’accentue : il n’y a rien d’arrêté dans ces âmes, ni bon, ni mauvais ; c’est l’indécise éclosion. Et alors ?… On dirait que mon corps se resserre et que mon front s’évase… Pensez donc : non seulement on accueille les enfants à deux ans, mais la plupart viennent de la crèche où ils ont été admis dès leur naissance ! Comme cet élevage est prévoyant et généreux de la part de la société ! L’humanité a procréé, voilà son sang ; attention ! dame Société, c’est pour vous que vous travaillez !

Une fois, au milieu de ces réflexions. Mme Galant me fit appeler dans sa classe pour un enfant pris de vomissement. Cette maîtresse, en contact avec ses élèves, me parut bien épaisse et bien placide ; je fus étonnée du peu d’acuité, du peu d’élan, du peu de flamme de sa physionomie. Il me semble que moi… Car, enfin, il n’y a pas à douter : l’école maternelle tente le premier labourage et la première semaille… Voyons : la normalienne, la directrice, la grosse Mme Galant, les a-t-on placées là, au hasard, au petit bonheur, comme on en aurait placé d’autres ?… Laissons ces idées ; tout est pour le mieux. Aurais-je eu la grande âme d’une bonne institutrice ? Aurais-je eu le don ?… Allons, pas d’extravagances… à chacun son lot… à chacun selon ses moyens.

À genoux et à force de bras, j’ai lessivé longtemps le parquet souillé, et quand mes genoux et mes bras ont été brisés, j’ai retrouvé la perspective juste.

Certes, l’attitude correcte de ces dames à mon égard ne se dément dans aucune circonstance ; mais, quand elles réclament Rose pour certaines besognes, elles possèdent vraiment, sans affectation, un air, un accent qui établissent la distance infranchissable entre nous ; on sent combien un tablier bleu différencie une femme d’une autre ; on apprécie que le rang est le rang, dans le monde. Ces dames préféreraient supporter les pires privations plutôt que de toucher à mon torchon. J’avoue que ma corvée est souvent pénible ; et quand il faut se baisser, s’aplatir, s’appliquer à la propreté sous les yeux hauts et froids d’une supérieure en tablier noir, sous les yeux amusés de cinquante enfants, Rose devient un peu pâle… et s’il n’y avait pas les quatre-vingts francs par mois pour vous remettre le cœur…

Bien entendu, M. le délégué cantonal a daigné me regarder pour la première fois avec quelque insistance, à un moment où je nettoyais le plancher.

Il a dû le faire exprès ! Toute ma dignité de créature humaine a réagi en une sueur subite.

M’a-t-il assez examinée, ce monsieur, avec ses mains gantées pleines de brochures et son air de somnolence pensive ! Il expliquait à la directrice les avantages du linoléum sur le parquetage.

Dessine-t-il ?… J’ai l’échine un peu maigre, n’est-ce pas ?…

A-t-il comparé les postures ? La normalienne n’était pas à trois mètres de me marcher sur les mains.

Si ce Libois avait donc pu glisser et s’étaler tout de son long !… Il me semble que désormais nous ne serons quittes qu’à égalité d’humiliation.

D’ailleurs, ce monsieur est fondé à montrer quelque suffisance : la présence d’un personnage mâle détenteur d’une parcelle de la puissance publique, dans une école tenue par des femmes, propage un indiscutable émoi.

Dans ce milieu si spécial, on aperçoit avec une singulière amplification « l’état de commerce » institué entre les deux sexes, — en ce sens que chaque personne cherche aussitôt à présenter son maximum d’importance.

Une rumeur électrique : M. le délégué ! Immédiatement, la grosse Mme Galant, elle-même, compose son maintien. La normalienne rectifie ses bandeaux et devient « d’un marbre plus pur ». Mme Paulin déploie sa malice guetteuse de femme du peuple : il lui faut un roman, du moment qu’il y a un coq parmi les poules. La directrice arbore une féminité particulière ; j’exclus tout soupçon de marivaudage entre elle et le délégué, mais ils se rendent satisfaits l’un et l’autre…

Eh bien ! moi-même… quel bavardage, la Rose au torchon !

Dieu merci, mes pires vicissitudes seront toujours distraites par la merveilleuse œuvre scolaire. L’admiration vous empoigne devant « l’emploi du temps » qui comprend, dès la classe moyenne, dans une seule journée, les matières suivantes : exercices de lecture, d’écriture, de langage, anecdotes, récits, interrogations portant sur l’histoire nationale et la géographie, calcul, chant, dessin, morale et travail manuel.

La normalienne fait un véritable cours et elle y joint le prestige d’une méthode brillante. Hier, je l’entendais discourir en géographie, puis poser des questions :

— Qu’est-ce qu’une mer ?

Un chœur unanime et chantant répondait :

— Une mer est une grande étendue d’eau salée.

Seulement, comme j’étais occupée à ramasser des papiers sous le dernier banc, je me suis aperçue que plusieurs rangées d’enfants criaient avec un entrain parfait :

— Ma grand’mère elle est étendue dans l’eau salée.


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PASSÉ QUATRE HEURES.

Les mamans des élèves sont plus rapprochées de moi que ces « dames ». Je crois même que plusieurs m’accordent une familiarité d’égalité, comme font les bourgeois aux domestiques de grande maison dont ils attendent un service.

Passé quatre heures, quand a lieu la sortie surveillée des élèves rentrant seuls, on trouve toujours sur le trottoir, devant la porte, un groupe de femmes en cheveux, en tablier, camisole et fichu de laine, un panier ou un nourrisson au bras, jeunes mais fanées, qui regardent sortir le rang, apathiques et bavardes. Une à une, elles vont appeler leur enfant resté dans le préau, ensuite elles se rejoignent à quelques pas de l’école et recommencent leur conversation, flanquées de leurs gamins qui se houspillent.

Quelques-unes me font signe : « bonjour », au passage du rang, puis me demandent : « Envoyez-moi ma bonne pièce ! »

Mais chez la plupart se révèle un sentiment double : entre elles et moi, il existe la séparation compliquée de la domesticité et de la force. D’une part, je suis payée pour leur préparer et leur servir leur enfant et, à cet égard, je mérite un certain mépris malveillant ; d’autre part, j’appartiens à l’administration à laquelle se doit quelque déférence intéressée.

Le jour de mon début, une mère à qui je délivrais sa fillette l’arrêta contre la balustrade :

— Fais voir si tu as ton mouchoir ? Ah, bon ! le voilà… C’est que je ne veux pas vous en laisser un tous les jours, dit-elle, en me toisant de coin et en secouant la tête pour ajouter implicitement : Je sais que vous empochez les mouchoirs qui traînent, mais, moi, on ne me roule pas.

Mme Paulin, énergique et protectrice, me « remonte » de temps en temps.

— Il faut être d’accord avec les parents des gosses, mais il ne faut pas avoir peur de leur parler.

En grattant ses bras nus, elle m’étudie avec curiosité et mécontentement ; elle flaire en moi quelque chose de pas ordinaire et qui ne l’enchante pas :

— Vous, vous auriez mieux réussi d’être entretenue par des étudiants, m’a-t-elle dit une fois, dans sa bienveillance bougonne.

Et, de fait, en un mois, je ne suis pas encore adaptée. Pour être bien la femme de mes fonctions, il faut que je devienne du même monde que les enfants, que leurs mères, que Mme Paulin. J’y incline : je sens que le milieu me transforme, que des quantités de forces contribuent à me niveler, à m’incorporer. Malheureusement, « la bête ne vaut pas cher » ; et, d’abord, je me rends bien compte que je manque de camaraderie avec ma


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LE SOIR MA RUE ME FAIT PEUR.

collègue ; il semblerait que j’aie désappris la phraséologie :

je demande de bon gré les brèves indications de service, je souris le plus sincèrement possible, je prodigue les acquiescements obligeants, mais, en dépit de mes efforts, je ne trouve rien à raconter. Or la vraie cordialité n’existe que par la longueur des histoires que l’on dévide, d’une bouche à l’autre, entre commères. Je le sais, je le sais ! j’ai honte de ma sécheresse : des femmes que j’ai vues, à quatre heures, s’épancher ensemble, devant l’école, je les repince à six heures, au même endroit, en pleine effusion.

D’une façon générale, je pèche par défaut de gaieté ; malgré mon tempérament plutôt espiègle et quoique j’arrive à balayer, torchonner, arranger des culottes avec une patente sérénité, il reste un nuage.

Pourtant j’ai emprunté un tic à Mme Paulin : dans l’action des besognes particulièrement fatigantes ou répugnantes, je souffle entre mes lèvres, trois ou quatre notes, en échappement de vapeur, toujours les mêmes : tuu… tuutuutû — tû — tûtûtu. C’est très pratique ; cela empêche de penser : on va, on va, comme une machine.

Mais la vraie gaieté peuple, à fond d’insouciance et d’inconscience, je ne l’acquerrai sans doute qu’avec les années.

En attendant, je me suis offert un petit amusement.

Le régulier, le périodique, le calamiteux M. Libois avait passé dans les trois classes, il avait recueilli les hommages de ces dames : « Oui, monsieur le délégué, — Bien, parfaitement, monsieur le délégué », et des révérences et des gestes obséquieux.

Il revint dans le préau en disant à la directrice :

— Amenez-moi donc cet enfant ici, en dehors des autres.

Il resta un moment seul, planté non loin du lavabo, à moitié dissimulé par un pilier ; ses brochures placées sur un banc.

Je ne sais par quelle impulsion, je sortis de la cantine qui nous sert d’observatoire, à moi et à Mme  Paulin, j’obliquai vers le lavabo, l’air affairé, une éponge à la main, comme si j’ignorais la présence de l’intrus. Je me disais : « Il m’agace, ce poseur avec ses brochures ».

Je reconnus sur le banc la Revue des Deux Mondes. Alors, ce fut plus fort que moi, je bougonnai tout haut, sans m’arrêter :

— Qui est-ce qui nous amène Brunetière ici ?

M. le délégué dut virevolter à la manière d’un enfant dont on a sournoisement tiré les cheveux par derrière.

Je lavais mon éponge tranquillement. Je retournai vers la cantine, le nez en l’air. Vous pouvez m’examiner tant qu’il vous plaira, cher monsieur ; à mon tour de négliger votre quelconque personnalité.

Le 31 octobre, il a plu toute la journée. Ah ! la pluie d’arrière-saison à Ménilmontant ! La pluie ne doit pas pleurer si désespérément dans un autre endroit : je ne me souviens pas, du temps où j’habitais chez mes parents, d’avoir rencontré sous l’ondée, un arbre aussi noir, aussi désolé que le marronnier de la cour.

Les enfants sont arrivés, la plupart nu-tête et mal chaussés ; les uns, pareils à des épouvantails, avec leurs vêtements de guingois collés sur leur carcasse maigre, et des égouttures au bout des doigts et au bout du nez ; les autres, des petits tas informes, comparables aux vieux paillassons dont les balayeurs municipaux se servent pour barrer les ruisseaux. Des tignasses aquatiques rappellent la race bâtarde de certains vilains chiens d’aveugles.

Les premiers entrés ont marqué leurs pas juteux sur le parquet, de la barrière aux patères et des patères aux bancs ; bientôt, un chemin de boue s’est dessiné dans le préau.

À dégrafer les capuchons, j’ai la peau des doigts frisée comme après une lessive.

Tiens ! voici Louise Guittard ; elle me convie à rire des perles qui pendent aux oreilles des garçons.

Mais je m’agace de la stupide et pernicieuse manie des foulards. Il semble, dans le peuple, qu’un foulard dispense de donner à un enfant une coiffure, des chaussures, un vêtement suffisant ; du moment qu’il a un chiffon au cou, il est bien soigné, il n’attrapera pas de mal !

Attention ! Là-bas, sur les bancs, s’élève une rumeur que je connais bien : la rumeur des accidents de culotte ; et je distingue chez une gamine cette inquiétude dont la source ne se dissimule pas.

Je m’approche en même temps que la directrice : une mare s’est étalée sous la gamine et celle-ci, terrifiée, mal parlante, se défend :

— J’avais… j’avais pas envie.

Une plus grande la montre du doigt et glapit d’un air enchanté :

— Madame ! c’est la môme Prévot…

— Hein ? Comment avez-vous dit ? je n’ai pas bien entendu, interrompt la directrice.

— C’est Marie Prévôt, madame, c’est son tablier qui coule ! Sa mère part à six heures, alors, madame, all’ était dehors, toute mouillée ; c’est moi qui l’amène, madame, all’ demeure dans ma maison.

— C’est bon ! du silence… Adam aura trois mauvais points… Tiens, toi, et ne tousse pas, surtout.

La directrice donne une pastille à Marie Prévot, et tourne le dos, après avoir réfléchi un instant.

La femme de service ne peut se permettre de formuler un avis ; aussi m’en gardais-je bien ; seulement je ronchonne distinctement :

— Parbleu ! on ne va pas encombrer notre cantine…

La directrice fait volte-face et me foudroie.

— Votre cantine ! dirait-on pas que c’est un sanctuaire ?… Justement j’y pensais : conduisez-moi cette enfant, à Mme Paulin et qu’on l’asseye près de la cuisinière.


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LA RÉCRÉATION.

La pluie a comme grossi des tares invisibles autour de moi. La pauvreté ambiante m’afflige, et de plus — voilà où se manifeste le grossissement — un fait existe ici-même, sans jamais cesser, qui est profondément douloureux… parfois des souffles d’avertissement affreux sortent des murs de l’école, comme, par moments, dans le quartier, des relents d’infection émigrent des ruisseaux et des allées de maisons. Et surtout, dans cette matinée du 31 octobre, vers dix heures, quand les trois classes fonctionnaient, les tout petits chantant, les moyens et les grands écoutant un récit, j’ai eu l’intuition d’un grand malheur : puis, le coup de folie amusante de la récréation est arrivé avant que rien se soit précisé.

À moi la faculté de réagir ! Los au double contenu — favorable et adverse — des faits et des idées !

Le mauvais temps rend particulièrement évidents les bienfaits de l’école, et il n’est pas besoin de prouver combien le vaste abri administratif est préférable à la rue noyée, au logement étroit et malsain.

La récréation dans le préau, — à cause de la cour impraticable — produit des totalisations de bruit où l’on catalogue successivement le fracas d’une gare de chemin de fer, le grondement d’un déversoir, les éclats d’une salle de vente à la criée.

Les enfants lâchés font penser parfois à des volailles qui cherchent à picorer ; ils quêtent, s’approchent, on dirait qu’ils vont becqueter les camarades ; ils se fuient, se réunissent, rient, se fâchent, s’évadent ; il y a des volontés brutales, des minauderies, des complots, des promesses, des menaces ; des trésors sortent des poches, y rentrent ; des gestes se précipitent, se retirent. Des tout petits se griffent, des fillettes interviennent, justicières ; des commères ne tarissent pas, des forcenés glissent, tapent du talon, chantent, braillent, en amateurs solitaires. Le cri pointu des filles se dégage en maître.

Quelques mioches sont curieux : ils se prennent par le cou, s’embrassent ou plus exactement se frottent le museau, se flairent, se font des gentillesses animales ; ou bien ils se tiennent les mains, comme s’ils allaient se raconter un tas de choses, puis se regardent, se tortillent, ne sourient même pas et, sans parole, se quittent. C’est simplement l’instinct d’être de la même espèce chétive. Les fillettes de six à sept ans qui caressent ces mêmes bambins obéissent au contraire à un instinct « d’importance ».

Encore un bienfait scolaire révélé fortement par la récréation : le mélange rend les enfants égaux.

À vrai dire, les classes de la société ne sont guère tranchées. Pourtant, on pourrait établir trois catégories : 1o les enfants de boutiquiers ; 2o les enfants de marchands ambulants, d’employés manuels, d’ouvriers à travail et à ménage réguliers ; 3o les enfants de gens à métier inclassable, à existence instable, — ces derniers, les plus nombreux. Car il est caractéristique, dans ce quartier, que des quantités de familles (?) logent dans les hôtels meublés ; des locations qui se paient à la semaine, voire à la journée !

Ce n’est pas un semblant de mélange dans notre école : j’en atteste le tableau suivant. (Heureusement que la directrice ne le voit pas ! autrement, gare aux fameuses prescriptions d’hygiène !) Près du lavabo, un gros blond, à tête de Normand, admet cinq camarades à partager un sucre de pomme : mais les doigts se poissent sans parvenir à casser le bâton ; alors, après la manipulation générale, on le passe de bouche en bouche : chacun a droit à cinq ou six sucements ; pendant que l’on déguste, les autres écarquillent les yeux, remuent à vide les lèvres et la langue, avalent leur salive. Mais la plus égalitaire tendance comporte des restrictions ; il y a des réprouvés : tout seul contre le mur, délaissé, ignoré, un bambin affreux, à tête de singe malade, suit la scène de sucement avec une effrayante expression d’avidité et de résignation ; il croise ses bras sur sa poitrine, il les serre, il les enfonce ; je vois sa peau remuer ; il frémit des pieds à la tête.

Je suis allée lui montrer une pastille de chocolat ; il n’a pas bougé ; ses sourcils froncés ont exprimé qu’il était blasé sur ce genre de mauvaise plaisanterie et qu’il avait sa fierté stoïque. Je lui ai mis le bonbon entre les lèvres ; vite, il l’a happée mais il me regardait, tellement saisi par une notion extraordinaire que, certainement, il ne sentait pas le goût. Richard est son nom.

À l’exemple des maîtresses, je suis toujours munie de sucreries. Car, à l’école maternelle, les dragées font partie des récompenses, avec les bons points et la croix. On a ainsi utilisé ingénieusement, pour la discipline et l’émulation, les trois principaux instincts des enfants : instinct de gourmandise, instinct de propriété, instinct de domination.

On amène de petits animaux, l’école dirige l’éclosion de leurs appétits vers une sage sociabilité. La récréation ne me montre-t-elle pas la société en raccourci ? toute l’agitation, tous les gestes se rapportent à prendre, à manger, à paraître.

Par le bénéfice du rassemblement, les énergies à divers degrés se heurtent et s’humanisent. Je vois un garçon et une fille, en discussion, confronter d’abord, l’une, un visage trop violent, l’autre une mine trop bornée, puis acquérir tous deux une même expression moyenne, ni trop exigeante, ni trop cédante et je me rappelle la théorie des vases communiquants : les esprits s’équilibrent par contact. Vive l’école ! Il me semble aussi que le tourbillon, à force de passer devant les tout petits parqués dans le coin du calorifère, fait reluire leur intelligence, par frottement.

La grosse Mme Galant, debout, loin de moi, contre la porte de la cour, crie beaucoup et confisque des bons points, des billes, des soldats en papier, des bouchons ; voilà donc pourquoi ses poches de tablier se gonflent, telles des mamelles supplémentaires.

La directrice et Mlle Bord sont en grande conversation près de la balustrade : très droites, très nobles de lignes, elles avèrent l’impériale faculté de planer au-dessus de la multitude, sans la voir, sans l’entendre.

J’ai bien réussi d’avoir bougonné après Brunetière ! M. Libois n’en est pas encore revenu. Il m’accable de sa curiosité. Je redouble d’impassibilité, d’inattention à l’existence de ce bipède pareil à tous les autres.

Sur une question qu’il a posée pendant que je trimais pour la sortie du déjeuner, la directrice m’a considérée au passage, avec étonnement, et elle a répondu : « Non, non, je ne crois pas ».

À vrai dire, il m’ennuie énormément, il m’exaspère. Je n’ai pas de goût pour la gloire.

— Enfin, dis-je à Mme Paulin, jamais un délégué cantonal n’a montré pareil zèle ! Il ne rate pas une semaine.

— Chuutt ! malheureuse ! a soufflé Mme Paulin. Il est médecin, il n’exerce pas ; mais, souvent, il remplace le médecin de l’école qui est un de ses amis et qui devrait inspecter ici au moins toutes les quinzaines, sans manquer. Vous avez bien vu, l’autre jour : M. Libois a passé la revue générale des enfants dans les classes, parce que son ami était empêché sans doute. Surtout, pas un mot ; censément il n’y a que la directrice qui sait le truc.

Je me suis découvert des tendances à la délation.

Je comprends très bien maintenant « le besoin de méchanceté » chez les enfants ; cela existe comme une sorte d’appétit physique. J’aurais éprouvé un bonheur immense à pouvoir aller jacasser partout, telle une gamine malicieuse : « Le délégué cantonal et la directrice s’entendent pour tromper l’administration ; le médecin de l’école signe des rapports sans se déranger ; le délégué cantonal sort gravement de son rôle… »

La conduite aux cabinets, d’une heure à une heure un quart, a eu lieu sous une averse torrentielle et tout l’après-midi, les enfants ont été insupportables. On ne se doute pas combien la discipline scolaire est influencée par les variations du baromètre. Il semble notamment que l’humidité atmosphérique s’interpose pour diminuer le magnétisme autoritaire des maîtresses.

La directrice m’a laissé complètement les petits, devenus hargneux et qui n’arrêtaient pas de s’asticoter, de se tortiller sur leurs bancs.

J’ai organisé le premier et le plus simple des exercices de pliage. Chaque enfant reçoit un morceau de papier, à charge de le rouler en balle, « comme si l’on voulait faire jouer le petit chat ». Explications concomitantes :

— Pourquoi le papier se met-il en boule ? parce que le creux de la main est rond.

— Pourquoi des balles de plusieurs grosseurs ? parce que les morceaux de papier n’étaient pas tous pareils et aussi parce que Totor a serré plus fort que Marie, — c’est un homme !

Nous jetons les balles en l’air et nous les rattrapons, d’abord dans les deux mains, puis dans une seule main, la droite, la gauche. Je pose un vaste cornet sur le bureau ; chacun essaie de lancer sa balle dedans, puis tous ensemble bombardent le but.

Je donne sept balles à un enfant, il les renvoie en annonçant avec moi : dimanche, lundi, mardi, mercredi, etc. Tous ces jours-là font une semaine. Chaque jour a ses qualités : le dimanche est le premier jour de la semaine ; le samedi est le dernier, le jour numéro sept, le jour où l’on distribue les croix, etc.

À Julie Leblanc (trois ans) :

— Qu’est-ce que c’est le samedi ?

Julie devine qu’on veut lui faire dire une gentillesse ; elle se contorsionne, baisse les paupières et sourit sans répondre.

— Tu ne sais pas ?

— Si.

— Tu ne veux pas le dire ?

— Si.

— Eh bien, qu’est-ce que c’est le samedi ?

Alors, la mignonne délicieuse, fière, séraphique :

— C’est le jour où qu’on se soûle.

Je n’entends pas. On n’entend jamais ces étourderies qui sont sans réplique ; on bifurque vivement :

— Eh ! toi, là-bas, ne déchire donc pas ta balle ! Nous allons ranger notre ménage, car il ne faut pas de vilains fouillis dans la classe, et il ne faut pas gâcher ses affaires ; déplions les papiers soigneusement et nous les mettrons en pile dans l’armoire pour les retrouver demain ; ils serviront à faire des bateaux ou des cocottes.

Les deux adjointes, de leur côté, se sont égosillées au point que la normalienne souffrait le soir d’un éraillement de larynx pénible à entendre.

J’ai été étonnée de la détérioration complète des grands, rendus intolérants et rapporteurs par l’humidité.

— Mademoiselle ! il a craché par terre.

— Appelez Rose… Non, elle ne peut pas quitter les élèves de Madame. C’est toi, Adam, qui as craché ! Tu vas essuyer avec un papier et le jeter dans le poêle.

Tumulte. Adam récrimine : « Sale cafard ! » Le mot court : cafard ! cafetière ! Mademoiselle crie, se dérange, lance des gestes exaspérés pour maintenir les têtes immobiles. J’entends que le cracheur et le cafard seront punis : ils rendront leur cahier, ils n’écriront pas.

La pluie a apporté le bruit nouveau de la toux. Les enfants toussent comme ils rient, par contagion ; mais certains rauquements véritables me cognent dans l’estomac ; les rangées grises de marmots figurent des ballots de marchandises avariées ; çà et là, quelques enfants de commerçants assez bien habillés, joufflus, roses, font ressortir davantage la moisissure du stock.

Bah ! au diable le pessimisme ! En rang pour la sortie : les élèves sont enchantés de retourner patauger et de trouver la rue obscure à quatre heures.

Un maçon et sa femme attendent leur progéniture sous la pluie. Ils ne possèdent qu’un chapeau de famille, un vieux feutre marron taché de plâtre ; c’est la femme qui l’a sur la tête, mais voici la gamine attendue : à son tour d’en jouir. Elle disparait comiquement sous ce couvercle trop vaste ; les parents recueillent et renvoient de gros rires à droite et à gauche : ils ne donneraient pas ce « coup de temps-là » pour cher. Qu’importe leur propre chevelure marécageuse ? Ils rentreront par le chemin le plus long.

Tant mieux ! Le peuple use d’un excellent moyen ; la moisissure dont il ne peut se défaire, il en plaisante lui-même.

Il faut pourtant que je me mette à l’unisson ; il faut me fourrer dans l’esprit que j’ai affaire à « la crème de Ménilmontant », que ces enfants sont « de la grosse camelote ».

Personne, ici, n’a de prétention à la suavité. La petite du maçon, au moment du départ, pleurait en tenant son derrière à deux mains.

— Qu’est-ce que tu as, ma mignonne ?

Un garçon blasé sur le pleurnichage féminin a haussé les épaules et m’a renseignée :

— C’est Machin qui lui a flanqué un coup de pied dans l’livarot.

Ce vocable est d’usage courant, il possède force d’épreuve ; il est philosophe et devancier. Une foule de locutions existent — de même concentration réaliste — qui dispensent de réclamer niaisement l’inaccessible éther. La jovialité durable n’a pas d’autre secret : il faut adhérer carrément à sa propre condition, — et l’on évite ce travers oiseux de déplorer ce qui est et ne peut changer.