Librairie Universelle (p. 9-36).
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I


L’école est dans une rue pauvre d’un quartier pauvre, assez différent d’un quartier ouvrier proprement dit.

Voici le paysage : les ruisseaux ont une maladie noire ; la chaussée, de la largeur de deux fiacres, sue gras quand elle n’est pas noyée par la pluie ; les trottoirs, trop peu respectés des chiens, des enfants et des ivrognes, abondent en épluchures traîtresses.

Les boutiques à badigeon sombre portent une gourme négligée d’éclaboussures ; les maisons, au-dessus, tendent leurs faces chiffonnières, cendrées, avec des traînées de larmes couleur de café ; les fenêtres étroites, malsaines, n’ont que de la friperie à laisser voir. Des lanternes interlopes, çà et là, dépassent seules l’alignement.

Une odeur de graillon suspecte et compliquée est attachée pour toujours à la vieillesse du sol et des immeubles.

Sur vingt boutiques, on en compte quatorze de marchands de vin et quatre de brocanteurs. Il y a le vins-restaurant, le vins-épicerie, la fruiterie et vins, le vins-crémier, le vins-tabac, le vins-concert et bal musette, le charbons et vins, le bar, la distillerie, le grand comptoir, et, pour chaque débit, un hôtel meublé.

La rue part du boulevard de Ménilmontant. Les fiacres y sont rares et les passants peu variés : la majorité des gens apparaissent en savates et nu-tête ; des journées entières peuvent s’écouler sans que l’on rencontre un pardessus ou un chapeau de haute forme. Cependant l’animation ne manque pas. Des quantités d’affaires se traitent dehors à grands éclats de voix et comportent l’appoint de solides horions. Quand l’école n’est pas ouverte, des déballages considérables d’enfants jonchent le trottoir et la chaussée.

Un drapeau déteint signale de loin un local d’utilité publique. De près, on reconnaît une école, aux fenêtres élevées du rez-de-chaussée, à boiseries jaune foncé et à l’architecture de pierres de taille agrémentée, dans le bas, d’affiches officielles et d’inscriptions scabreuses charbonnées par les gamins. Devant cette façade, le pavé en bois, succédant au pavé de grès, fait taire brusquement les voitures.

Quatre marches extérieures conduisent dans une vaste entrée dallée, peinte en gros vert jusqu’à hauteur d’appui, en vert d’eau jusqu’au plafond et caractérisée par trois tableaux d’honneur publiant les noms des meilleurs élèves. À gauche, la loge de la concierge et un escalier d’appartement ; à droite, le bureau de la directrice, le préau et la cantine ; en face, la cour de récréation.

C’est une petite école maternelle de trois classes, parfaitement insuffisante pour le quartier. Mais, que diable ! la grandeur d’une école dépend du terrain acquis et non du chiffre de la population.

Une directrice et deux adjointes se partagent un stock d’environ deux cents enfants. La directrice se charge des tout petits, de deux à trois ans ; les deux autres divisions comprennent les moyens, de trois à cinq ans, et les grands, de cinq à sept.

La classe des tout petits et celle des grands sont au rez de-chaussée, à la suite du préau. Le premier étage est occupé par la classe des moyens et par l’appartement de la directrice.

Dans la cour en rectangle, un marronnier au tronc noir est prisonnier, tout seul, à peu de distance du coin où s’alignent les dix cabines de water-closet. À cet arbre nostalgique, les propriétés mitoyennes ne montrent que leur fond : trois grands murs aveugles, avec des ébrèchements de poutres et de meulières.

Mes fonctions de femme de service ont commencé le 1er octobre. Quelques jours avant, j’étais allée recevoir ma nomination de la directrice. Car c’est la directrice qui nomme ; seulement (il y a un petit seulement) sa délégation est soumise à l’agrément du préfet, et, lorsqu’une place est vacante, la préfecture a soin d’envoyer plusieurs postulantes et de faire savoir que l’une d’elles, expressément désignée, étant particulièrement recommandable et recommandée, « l’administration serait très heureuse » de lui voir accorder la préférence. À part cela, le choix de la directrice est absolument libre.

Ma directrice est une femme de quarante ans, veuve, encore très belle, extrêmement bien parée, avec toutes sortes de recherches pour dissimuler un embonpoint regrettable. J’ai admiré, dans sa réception, une pratique consommée de l’amabilité :

— Aimez-vous les enfants ? a-t-elle demandé d’une apostrophe rieuse, en m’analysant d’un regard perplexe, puis, sans écouter mes protestations de dévouement, elle m’a expliqué allègrement mes fonctions, d’après le Règlement, invoqué comme un avantage, à tout bout de phrase.

La femme de service est priée d’arriver strictement à six heures du matin, pour l’allumage des feux, en hiver, pour l’arrosage de la cour et l’aération des classes, en été. À partir de sept heures, en été, et de huit heures, en hiver, elle doit être continuellement à la disposition de la directrice et des adjointes pour tous les soins matériels nécessaires aux enfants et notamment pour la conduite aux cabinets et aux lavabos, à neuf heures, avant l’entrée en classe et à une heure, après le déjeuner. Le matin, pendant la classe, c’est-à-dire de neuf heures un quart à onze heures et demie, elle entretient les feux, prépare les paniers et les tables de réfection, répond à tous les appels, en cas d’accident malpropre, et garde les élèves si la directrice ou une maîtresse a besoin de s’absenter. Ensuite elle habille ceux qui vont prendre leur repas dans la famille, elle sert le déjeuner, sous la surveillance d’une maîtresse et aide les tout petits à manger.

Après le repas et le service de la cour, il faut dégraisser les tables et le parquet. À quatre heures, distribution des paniers, habillage et organisation de la sortie avec les maîtresses. Ensuite, nettoyage minutieux des classes évacuées, et, seulement après le départ du dernier enfant, balayage du préau. (Les enfants que les parents viennent chercher peuvent rester jusqu’à six heures en hiver, jusqu’à sept heures en été.) Dans les temps froids, on monte de la cave environ dix seaux de charbon de terre. En somme, la journée est à peu près terminée à sept heures, en hiver, et à huit, en été.

Je m’inclinai en grande satisfaction. Je n’entrevoyais pas plus de treize à quatorze heures de travail quotidien pour mes quatre-vingts francs par mois et je me disais : il n’y a encore rien de tel que l’Administration.

Avant de me congédier, la directrice ajouta rondement, avec un sourire de générosité personnelle :

— Quand deux jours de fête se succèdent, vous employez l’un d’eux, celui que vous voulez, à faire le lessivage général des parquets.

Les impressions de ma première journée furent diverses et fortes.

Un étonnement, dès le début : je n’étais pas seule de service, j’avais une collègue, particulièrement chargée de la cantine et du bureau de la directrice, mais tenue aussi de me seconder : Mme Paulin, une femme d’aspect torchon et bienveillant, de type méridional, brune, solide, vive et d’âge indéterminé : j’aurais hésité entre trente et cinquante ans.

M’ayant regardée mettre mon tablier bleu sur ma jupe noire, elle me demanda fort naturellement :

— Vous n’avez pas déjà servi dans une brasserie ?

À huit heures moins dix, la directrice arriva dans le préau qui fut laissé grand ouvert : une salle de vingt mètres de longueur sur douze de largeur ; quatre fenêtres sur la rue, trois fenêtres et une sortie sur la cour de récréation. Comme aucune personne étrangère à l’école ne doit pénétrer dans les locaux, l’entrée du préau, après la porte, est défendue par une barrière à claire-voie dans laquelle est pratiqué juste le passage d’un enfant.

À huit heures moins cinq, ouverture de la porte de la rue par la concierge, une vieille, à la bouche cousue. Aussitôt, des enfants apparurent dans le préau, comme s’ils poussaient la trappe d’un piège. La directrice siégeant devant un pupitre, contre la balustrade, à droite, — leur consigne est de passer devant elle, de lui remettre, s’il y a lieu, les deux sous de cantine, d’aller poser panier, coiffure et vêtements, au bout de la salle, sous les fenêtres de la rue, entre le calorifère et les lavabos, puis d’obliquer vers le mur, entre les deux portes de classes, face à l’entrée, où filles et garçons mêlés s’asseyent sur des bancs, en trois groupes différents, selon leur importance physique.

Je ne restai pas longtemps à bâiller, devant la trappe, l’air emprunté : vivement des gestes de la directrice me firent fonctionner ; je dirigeai, vers le coin du vestiaire, puis vers leur groupe, les tout petits, les hésitants, les lambins.

Au fond, du côté de la cour, ma collègue Mme Paulin, sur le seuil de la cantine, m’observait, un chou et un couteau dans les mains, prête à voler à mon secours.

C’était une arrivée ininterrompue, offrant cette première image, en gros : un monde lilliputien avec tabliers, mollets nus tout minces et grosses chaussures à cordons. Quelques enfants amenés par leur mère pleuraient en dehors de la balustrade, mais, une fois enclos, ils reniflaient une consolation immédiate, en s’entendant interpeller gentiment par la directrice :

— Eh bien ! eh bien !

Beaucoup arrivaient par paires : de taille inégale, ils se tenaient par la main et traînaient les pieds, puis se séparaient avec un « galochage » rapide.

« Mon Dieu, qu’ils sont petits ! Quels brimborions que les élèves d’une école maternelle ! » Telle fut ma remarque inattendue et j’étais saisie d’une disproportion presque comique entre la hauteur des bambins et la distance du plafond, à cinq mètres du plancher, au moins, car il faut grimper sur une chaise pour ouvrir les fenêtres et elles sont encore surmontées d’un vasistas.

La directrice tapa dans ses mains, sans grande conviction, vers les bancs grouillants et bruissants.

— Voyons, là-bas, un peu moins de vacarme !

Une centaine de jeunes têtes présentèrent pendant cinq secondes l’attention de leurs yeux vifs, puis redevinrent exactement aussi mouvantes et babillantes.

Une autre remarque : il y avait deux catégories de « binettes » : les parisiennes pures, plus mièvres et plus ciselées, et les parisiennes d’occasion, plus épaisses, avec des traits rudes, sous lesquels on déchiffrait le normand ou l’auvergnat.

Je plaçais toujours de nouveaux paniers et de nouveaux bérets. Un bruit confus d’éléments régnait dans le préau, j’avais l’impression d’un envahissement total, par écluses lointaines, de l’atmosphère. D’autre part, une disposition inconnaissable s’éveillait en moi. N’avais-je pas éprouvé, une fois, ce vague attendrissement à la vue de chats nouveau-nés ? Et la question de la directrice me revenait : « Aimez-vous les enfants ? »

J’étais toute drôle : comme gênée et sollicitée.

La directrice me montra un enragé bonhomme : je l’avais déjà fait asseoir deux fois, et il était encore debout qui interpellait et tirait ses camarades. Pour qu’il restât en place, je lui appuyai ma montre à l’oreille, une montre d’homme à fort tic-tac : « Écoute ! »


La Maternelle
QUELS BRIMBORIONS.

Il prononça aussitôt d’un ton d’attention grave et dégagé : « Toc, toc, toc, toc ! » puis, levant le nez, avec un sourire malin, supérieur :

— C’est pas une montre que tu me mets là, c’est une auto.

Ah ! cette assurance ! cette puissance riante et indulgente ! Avait-il trois ans ? Je n’attendais de ce tout petit qu’un gazouillis dénué de sens… Alors, brusquement, ce fut l’entrée de l’enfance dans mon cerveau ; ce fut net, entier, définitif comme une révélation. Jusqu’à présent je n’avais guère perçu de rapport vital entre moi et les enfants ; je ne spécialisais pas de sentiments à leur égard.

L’éclair de ma pensée pénétra l’immensité inconnue : ce petit être ne sait rien, vous y touchez, il en sort les plus notables réflexions. La clarté de son visage est faite de myriades d’expressions, comme une nappe d’eau est faite de myriades de molécules et cette transparence enfantine, pareille à celle de la mer, du ciel, est riche de tous les reflets créés depuis l’origine du monde et perdus par nous, grandes personnes : ce qui naît étant supérieur en passé et en avenir à ce qui a déjà vécu.

Je suis sûre que ma physionomie fut changée pour toujours et je continuai à manipuler les élèves arrivants avec l’aise forcée d’une personne qui a subi une atteinte subjuguante.

Quelques-uns devisaient tout seuls pendant que je les déshabillais.

Un autre choc : j’admirai subitement ce verbiage spécial caractérisé par la suppression du ne avec pas et par l’absence de liaisons : « C’est pas (h) une montre, c’est (h) une auto », et aussi par l’ignorance des élisions ordinaires : « Il a pleuré parce que il voulait pas (h) aller à l’école, si il avait pas du chocolat. »

Ce parler lent, poussif, bonhomme, fait pour conduire l’évidence tranquille, recèle une preuve touchante d’intimité avec soi-même et de franchise confiante ; c’est foncièrement et uniquement puéril.

Mais la voix de la directrice coupa mon attendrissement :

— Rose, Rose, là-bas !…

Un « moyen » pleurait sur son banc ; un camarade bien plus petit s’était dérangé et lui essuyait les yeux avec son mouchoir, d’un geste drôle, à distance, comme on effacerait de la craie sur un tableau noir. Il se dépêchait, le visage contracté, tâchant d’empêcher ces pleurs de le gagner lui même.

— Vite, Rose, le moins de contact physique possible d’enfant à enfant. Je vous ai donné les instructions relatives à la lutte contre les maladies contagieuses.

À huit heures et demie la directrice fut remplacée par une adjointe, Mme Galant, grosse femme assez commune, qui avait l’air d’une marchande des Halles cossue, plutôt que d’une institutrice. La directrice passa dans son bureau pour recevoir des parents d’élèves postés dans l’entrée.

Pendant la courte cessation de surveillance résultant du changement de maîtresse, éclata un brouhaha formidable d’enfants dérangés et querelleurs.

— Madame ! madame !

L’adjointe s’approcha des bancs, harcelée par ce mot crié sur tous les tons, archi-aigus, gémisseurs, rageurs :

— Madame ! madame !

On entendait de véritables miaulements, des voix de polichinelle.

Mme Galant se pencha, prononça des paroles perdues, allongea des gestes de magnétiseur, d’escamoteur, qui replacèrent les gamins sur leurs bancs, puis, redressée, elle frappa dans ses mains et commanda, s’adressant surtout au groupe des « moyens », ses élèves :

— Chantons !

On dit qu’il est un petit vieux

Cent bouches s’ouvrirent, rondes, d’où jaillit un son unanime :

On dit qu’il est un petit vieux
Qui vient le soir jeter du sable.
Dans tous les pauvres petits yeux
Des enfants qui sortent de table.

J’étais stupéfaite de la façon commode dont la maîtresse s’était débarrassée des plaintes, des cris, des pleurs : « Chantons ! » Et le comble c’était qu’en un instant le piaulement était devenu chant dans la bouche des enfants. C’est-à-dire que la bouche, ouverte pour exhaler un gémissement avait, par un brusque tour de clé, modulé une note gaie.

De nouveaux bambins entraient toujours, en file interminable.

Le chant augmenta et précisa ma particulière émotion de débutante et de dépaysée. C’était d’abord l’émotion de l’innombrable, une impression d’envahissement non seulement de l’espace, mais de moi-même. Je reconnaissais aussi l’école pour un lieu unique, retranché, où les gens, métamorphosés, prenaient une respiration de commande. Puis, je souriais malgré moi et j’avais comme une douce envie de pleurer.

Je sus que mon sentiment majeur était la pitié : le chant commun, traînard, grêle, révélait tout à coup les qualités des corps d’où il vibrait. Quelle singularité ! Tous ces enfants étaient de l’espèce chétive, de l’humanité miséreuse.

L’entrée ayant cessé, j’enfilai les bancs du regard ; l’aspect peuple était saisissant : un ensemble de figures pâlottes, propres, mais « pas fraîches » ; on sentait la chair creuse, la substance inférieure, les cheveux même paraissaient communs et fanés.

Ce n’était pas seulement l’enfance et sa fragilité, ce n’était pas seulement le mystère des existences commençantes qui m’inquiétait, c’était la notion pénétrante de pauvreté. Tous ces enfants formaient une seule race usée, dénuée, et l’habillement uniforme, — tabliers disgracieux, chaussettes mal tirées, souliers mal lacés, — reproduisait l’aspect miteux et déteint du quartier.

Obligés de lever la frimousse pour chanter, ils me scrutaient : j’étais du nouveau pour eux. Je sentis leurs yeux clairs me toucher ; puis, on aurait dit que toutes les bouches baillaient à qui crierait le plus fort, en mon honneur ; puis les nez, les oreilles me sollicitèrent. Le mélange des cheveux de filles et des cheveux de garçons me frappa aussi. Je me rappelle encore deux croix, avec des rubans rouges sur des tabliers noirs et, au bout d’un banc, un garçon : grand front, nez ébréché, joues caves, bouche de travers : il semblait bramer vers moi un appel interminable.

Avant neuf heures, la directrice revint, suivie de la deuxième adjointe. Celle-ci était toute jeune, brune, grande, mince, bien habillée. Son visage faisait penser à une image de Diane par la régularité grecque des traits et par une certaine expression majestueuse donnée au front et à l’abaissement des paupières : « Mortels, ne me touchez pas ! » Mlle Bord avait le gouvernement des « grands ».

Il y eut une rapide inspection de propreté. Quelques enfants furent envoyés au lavabo. Mme Paulin s’élança du fond de sa cantine, fit semblant de m’aider à passer l’éponge sur un nez sale et, désignant de la tête la jeune adjointe, me confia, comme le renseignement le plus important du monde :

— C’est la normalienne.

Là-dessus, elle s’en retourna dans sa cuisine ; elle n’était venue que pour me souffler cette grave parole.

Sur un coup de sifflet, trois rangs se formèrent et ce fut la conduite aux cabinets.

Je suis chargée du déboutonnage, du relevage de chemise et du reboutonnage des petits qui ne savent pas procéder seuls.

Dieu qu’ils sont bas ! pas plus hauts que le siège d’une chaise ! Il ne suffit pas que je me courbe en deux, il faut que je me tienne accroupie ; on ne se doute pas combien cette position est fatigante. Mes clients font la queue près de moi et arrivent dans mes mains chacun à son tour. J’ouvre, je trousse, très vite… cinq, six, allez ! Je reprends, je rajuste ; allez, allez !

Un blondin drôlement culotté que je crois avoir suffisamment préparé ne bouge pas ; il me considère fixement et me dit d’un ton d’autorité impatiente :

— Eh bien ! sors-moi ma bête !

Le toucher nouveau, inattendu, me donne une crispation et mes doigts ont peur comme d’une fragilité qui pourrait s’écraser. Mais quoi ! il n’y a pas à penser, il y a le devoir : allez, allez ! Je complète mon déboutonnage d’un tâtonnement ; je me hâte, les sourcils serrés, je ne veux rien éprouver… je farfouille…

— J’en ai pas encore, me dit bonnement une gamine à cheveux ras.

Dès que j’eus fini, s’effectua l’entrée en classe. Mon service est d’accompagner le rang des tout petits dans la classe de la directrice et de les placer sur les bancs, face au bureau.

— Pour vous les faire connaître rapidement, ce qui est indispensable, me dit la directrice, amusez-vous à les séparer par sexe.

Mais je me trouvai fort embarrassée : ces mioches de deux à trois ans étaient tous en robe et ils parlaient mal. Beaucoup n’avaient pas plus une tête de garçon qu’une tête de fille.

La directrice ne s’occupait pas de moi ; elle compulsait et signait des papiers.

Impossible de trier mon troupeau : en voici deux que j’ai mis à droite, je les reprends, je les range à gauche : pour celui-là, j’ai envie d’opérer le changement inverse.

— Comment t’appelles-tu ?

— Zizi.

Je ne suis pas plus avancée.

Heureusement, Mme Paulin apparut :

— Je me doutais que vous seriez le bec dans l’eau, dit-elle ; tenez, voilà la manière, quand on ne les connaît pas par leurs noms.

Sans s’attarder à des réflexions, elle attrapa Zizi à pleines mains, par le milieu du corps, le retourna la tête en bas et regarda la marque, comme on retournerait et regarderait l’envers d’une potiche. Cette évolution fut si rapide que l’enfant n’eut pas le temps de dire ouf.

— Allez, c’est une fille. Et toi ?… Louton ? Fais voir un peu ton bulletin. Crac ! les pattes en l’air. Elle en déchiffra ainsi une douzaine, à l’envers, en moins d’une minute ; absolument le chic de l’ouvrière parisienne : vite et bien.

Elle me laissa, et je me tirai d’affaire passablement.

Mais j’étais ahurie par le bruit incohérent de mes marmots ; leurs pieds surtout ne cessaient pas de tapoter et de racler. Mes « chuutt » et mes agitations de main ne produisaient aucun effet. Et soudain, derrière moi, la directrice proféra je ne sais quel mot, épandit je ne sais quel signe : tout se tut.

Alors, j’entendis et je vis qu’un exercice de lecture au tableau était déjà en train, dans la classe des grands, éclairée sur la cour et séparée de celle-ci, donnant sur la rue, par une simple cloison vitrée. J’entendis, au premier étage, dans la classe des moyens, une récitation unanime.

Et je connus le silence particulier d’une école : un silence ronflant, vivant. Ou plutôt, faut-il dire, le bruit ordonné, groupé, équivaut au silence. C’est le désordre du bruit qui est fatigant, mais le son réglé d’une classe ne se mêle pas à la représentation d’une autre classe, on l’écarte à volonté.

— Allez préparer vos paniers pour le déjeuner : n’oubliez pas la sciure humide sur le parquet. Surtout ne quittez pas le préau ; ces dames peuvent avoir besoin de vous d’un instant à l’autre.

Vers dix heures, des pas précipités me firent sursauter : un monsieur s’était introduit dans l’école. Il s’arrêta, le temps de me toiser et de me crier : « Madame la directrice ! » puis il fila tout droit à la petite classe.

Mme Paulin accourut, l’air effrayé :

— C’est le délégué cantonal ! Vous avez été nommée à la place de sa protégée ; il vient voir comment c’est arrivé. Il est furieux. Gare à vous !

— Comment, gare à moi ?

— Dame ! Il vous a déjà regardée de haut en bas. Et s’il indispose la directrice contre vous ? Il y a cinq ans, le délégué d’avant, un vieux, avait pris la femme de service en grippe, il a fini par la faire renvoyer.

— Délicieux ! Je vais être heureuse dans cette école. Mais je sais que la fonction d’un délégué cantonal est d’examiner la tenue de l’école ; il n’a nullement à s’occuper de moi.

— Oh ! dit Mme Paulin avec philosophie, tout le monde peut faire des misères à une subalterne : y a même pas besoin de motif.

— Est-ce qu’il vient souvent, ce délégué ?

— Pour ça, oui ! C’est de ces gens qui ne savent pas trop ce qu’ils veulent. Les enfants l’intéressent beaucoup ; il aime bien à bavarder, la directrice aussi ; alors, voilà, il s’amène.

— Bon ! Je pourrai l’admirer à loisir. J’ai seulement vu qu’il avait un pardessus noir, un magnifique chapeau de soie, à preuve qu’il avait oublié de le retirer, dans sa colère. Il est assez jeune ?

— C’te question ! S’il est jeune ? À peine trente ans. Il s’appelle Libois. Il est très bien pour un blond : ni trop grand, ni trop petit. Si la normalienne était maligne…

Je me souviens maintenant de la première récréation : de dix heures un quart à dix heures trois quarts.

Une file d’enfants sortait indéfiniment par la porte de la grande classe et, vue du préau, faisait penser à une mèche noirâtre tirée par une maîtresse le long du mur de la cour.

Subitement, à un signal, la mèche sauta : les enfants jaillirent, s’éparpillèrent, tourbillonnèrent, se croisèrent avec mille éclats de voix. Tous, sans exception, au moment précis, éprouvèrent le besoin d’exhaler un « aah ! » sauvage, de s’élancer, de faire le moulin avec leurs bras ; toutes les bouches étaient béantes, tous les corps agités, sans idée, par explosion, exactement. Puis, l’instant d’après, les têtes se cherchèrent, il se forma cinq ou six gros tas mouvants de tabliers et de mollets ; entre ces masses, des brimborions tournant, recueillis par leurs aînés, des fillettes qui se tenaient par le bras, à quatre, et marchaient, très occupées de leur bavardage, et aussi, dans tous les sens, des poursuites incompréhensibles organisées à grands cris.

Je lançais ma sciure à poignées, à la façon d’un garçon de café saupoudrant de sable sa terrasse, je restai le bras en l’air, saisie par un spectacle de foule. Dix fois, des poursuivants hurleurs étaient passés, dédaignés, près d’un groupe de « moyens » affairés à échanger des bons points ; soudain, comme par l’effet d’une onde électrique, tout le groupe se précipita, braillant avec les camarades, sans signification, sans motif ; alors, d’autres groupes frôlés se joignirent, des grands entraînèrent leurs petits frères, des causeurs tranquilles sautèrent, brusquement emballés, plus éperdus, plus frénétiques, clamant plus fort que les premiers, et ce fut une ruée d’élément, un haro unanime, un emportement destructeur et oppresseur : panique, assaut, joie brute. Puis, brusquement encore et sans cause encore, il y eut baisse et discordance des cris, éparpillement du nombre. Le mal que l’on pourchassait était-il censément puni ? Ou bien le fléau que l’on fuyait était-il évité ? Impossible de savoir, c’était la foule.

Les adjointes s’émouvaient peu ; elles réclamaient de la modération par acquit de conscience et ne quittaient pas une étroite longueur bitumée devant la classe et le préau. Les mioches branlants trouvaient un refuge dans la promenade de leurs jupes. Pourtant, quelques-uns furent bousculés. On m’amena une mignonne en pleurs qui avait été renversée et salie. Au lavabo, je lui passai l’éponge sur les mains et sur la figure ; je ne découvrais aucune égratignure et elle continuait à gémir.

— Qu’est-ce que tu as ? lui dis-je.

— J’ai mal.

— Où ça, ton bobo ?

— Là, au bras.

Je frottai, je posai un baiser ; elle geignait toujours.

— As-tu beaucoup, beaucoup mal ?

Alors elle, quittant instantanément le ton plaintif, toute rose avec une physionomie de supériorité indulgente et moqueuse :

— Mais non, grosse bête, si j’avais beaucoup mal, je crierais bien plus fort.

Et elle courut se remêler au tourbillon de la cour.

Encore mon étonnement devant le tohu-bohu d’humanité défectueuse ! Encore cette inélégance de la rue qui se réédite dans le fouillis des cheveux, dans les visages à l’air « de mauvaise qualité », dans le fagotage des sarraux, dans les chaussures cloutées ! Comme la minceur des mollets exprime douloureusement la débilité du corps ! Et pourtant, ces enfants sont gais, joueurs, autant que peuvent l’être ceux d’une meilleure condition ; mais leur insouciance ne réjouit pas précisément, elle oppresserait plutôt comme un signe d’incurabilité. Et puis-je me dire indemne de l’émotion répulsive causée par l’idée de race inférieure, pullulante, redoutable, et par l’idée de la contagion du paupérisme ? Mais oui, je souris : une espèce de poupée bohémienne, en pénitence contre le mur, près des cabinets, danse sur un pied, sans repos, face au marronnier, avec la plus grave conviction.

Les femmes de service mangent dans la cantine, un quart d’heure avant la sortie des élèves. J’ai le grand avantage de recevoir gratis de la viande et des légumes à volonté. (La cantinière prélève, de droit, deux gamelles et l’on tolère qu’elle partage avec sa collègue.)

Mme Paulin, qui entend bien garder sur moi un légitime ascendant, me dit avec une sollicitude sévère :

— Vous êtes anémique, il faudra vous bourrer solidement.

Elle essuie le bout de son nez avec son bras nu et me rapporte du bœuf. Elle me regarde grignoter, maternelle, et son visage s’éclaire d’une lueur gaie qui me fait rougir :

— Faut bien que jeunesse se passe.

Et je devine qu’elle excuse, qu’elle admire mon anémie dont les causes folâtres ne lui échappent pas.

C’est une excellente personne ; son zèle amical baisserait, si elle savait qu’il ne m’est rien arrivé, mais rien du tout, dans cette jeunesse qui se passe.

Je bredouille, la bouche pleine :

— Merci, vous êtes trop aimable… je ne mangerai jamais tout ça… je vous assure que je suis très bien portante.

Une singulière pudeur m’empêche d’entrer en explications autres, et je perdrais contenance tout à fait, s’il me fallait fournir ce détail de conséquence :

« Avant d’être ici, je n’avais jamais quitté ma famille. »

Les enfants qui déjeunent à l’école défilent dans le préau et prennent leur panier, entre le lavabo et le calorifère.

Je distribue, avec Mme Paulin, les cuillères et les gamelles toutes servies, légumes et viande coupée.

— Silence et les mains au dos ! On ne commence pas à manger avant que la distribution soit complète.

Les enfants doivent apporter leur serviette, leur pain et leur boisson. Quelques-uns ont du vin, beaucoup trop de vin ; très peu ont du dessert.

Mlle Bord « est de service de déjeuner ». Nous secourons les tout petits, nous obtenons qu’ils fourrent au moins autant de nourriture dans leur bouche que sur la table et sur leur serviette.

Je suis captivée par Mlle Bord : son aspect, sa voix, tous ses procédés sont remplis de pédagogie. Je constate que sa froide et régulière beauté exerce une souveraine influence sur la gent écolière.

— Quel âge as-tu, toi ? demande-t-elle.

— Quatre ans.

— Eh bien, puisque tu as quitté ta place sans permission, tu n’as plus que deux ans ; voilà ta punition. Tu as beau me regarder, je te dis que tu n’as plus que deux ans, mon bonhomme.

Le bonhomme, navré, suffoquant, suit mademoiselle, avec des yeux de chien battu.

Autre algarade :

— Mais, voyez donc, Rose, celui-là qui plonge ses mains dans sa gamelle ! Toi, pour le coup, tu mangeras ton pain à l’envers. Tu la vois, ta tartine, je la retourne à l’envers et mors dedans, maintenant. Regardez tous, il mange son pain à l’envers !

Le malheureux, couvert de honte, baisse les paupières et mâche avec amertume.

J’ai oublié de dire que la directrice m’avait demandé très aimablement si je voulais bien qu’on m’appelât de mon petit nom, tout court, Rose. Si j’avais été mariée, on m’aurait donné mon titre de femme, comme à la cantinière, Mme Paulin. Mais on nommait l’adjointe de la grande classe, « mademoiselle », la directrice « madame », la maîtresse de la classe moyenne « Mme Galant » ; quant à moi, vraiment, on ne pouvait se dispenser de cette appellation, d’ailleurs fort seyante : Rose.

J’ai fonctionné l’après-midi, comme le matin, sans trop de maladresse, guidée par ma collègue et par « ces dames ».

À quatre heures, avec Mme Galant, j’ai conduit, jusqu’au coin de la rue, le rang des élèves qui s’en vont seuls.

Il m’a semblé que je n’avais pas respiré la rue depuis un mois. Comme elle a une odeur, une clarté, une animation différentes de celles de l’école ! Et comme un enfant vu sur le trottoir ne suggère pas les mêmes pensées que vu dans l’école !

Une cinquantaine de bambins, que l’on vient chercher séparément, sont restés sur les bancs du préau.


La Maternelle
PASSÉ QUATRE HEURES.

Le dernier enfant parti, les maîtresses, la cantinière parties, une lâche mélancolie me saisit, quand je me trouvai seule, mon balai à la main, dans le vide immense du préau.

Immobile, je considérais les choses, leur demandant l’apparence d’être vivantes : les deux cents patères au mur, les cordes pendantes des vasistas, les quatre tuyaux à gaz tombant du plafond avec leurs abat-jour de métal émaillé… Je comptais les raies du parquet, je cherchais le souvenir des enfants sur les bancs reluisants.

Étais-je assez abandonnée ? Était-ce moi cette personne quelconque, empruntée, dépaysée, en tablier bleu, en costume vulgaire, en coiffure vieillissante ? Cette personne au visage réservé jusqu’à être inintelligent ?

J’aurais dû me réjouir, pourtant : d’après leur façon de commander, ces dames m’avaient jugée du premier coup : une fille pleine de bonne volonté, capable de comprendre le service, mais gniangnian, comme on est à la campagne. Cette appréciation me vaudrait un affable mépris, autrement dit : la paix, la sécurité, le bonheur…

Mon énergie s’affaissait, comme si le bruit de l’école l’avait seul soutenue jusque-là : « Voyons, femme de service, moi ?… rien d’autre ?… il faut terriblement tenir à la vie… »

Et, tout à coup, je pensai : « Il ne faut pas oublier que j’ai un ennemi dangereux : le délégué cantonal. Après son départ, il m’a bien semblé que la directrice m’apostrophait d’un ton plus sec. »

Fait curieux : l’idée de lutter me remonta le moral. Comme j’ai des choses amères en moi ! Comme cela me soulagerait de pouvoir haïr quelqu’un !

« J’espère bien, monsieur le délégué, que vous serez vaillant à venger votre mécompte. J’ai soufflé la place de votre protégée !… Comme je vous évoque bien ! Vous êtes l’Autorité et vous êtes un monsieur !… Jamais vous ne réunirez tout l’odieux que je souhaite, moi, l’ex-jeune fille du monde, l’ex-fiancée « promue » femme de service. Je n’aurais peut-être pas eu le courage de continuer mon dur métier, mais vraiment je tiens à vous fournir l’occasion d’exercer vos forces. Comment punissez-vous les femmes qui ont démérité : par insolence directe, ou bien, traîtreusement, par délation ? Je veux, quitte à en mourir, compléter mon expérience de la valeur masculine !… J’ai reçu indûment quelques baisers à valoir sur une dot que je n’ai pas pu livrer ; ils me reviennent aux joues quelquefois, ces baisers… Monsieur le délégué, j’aurais besoin, pour ma guérison, d’être souffletée de main d’homme… »

Mais j’aperçus la concierge de l’école qui, les lèvres pincées, m’épiait avec application par la porte vitrée de la cour. Je balayai.

Le manque d’habitude produit des résultats bien ridicules. Ne rentrai-je pas chez moi nantie d’ampoules à ne plus pouvoir fermer la main ! Par places la peau était enlevée. J’avais trop serré le balai.

Puis, de m’être courbée si bas sur les enfants, je me couchai avec le torticolis, avec mal dans le dos, mal dans les reins, mal dans les jambes.

Le matin, au réveil, chaque mouvement m’arrachait un cri. Mais quoi ! Il fallait marcher ou renoncer à mon emploi.

Je me suis rappelé l’opinion commune en usage pour les douleurs articulaires : « Il faut que ça s’échauffe ! » Je me suis bousculée ; ça s’est échauffé. J’ai pu continuer mon service, mais l’air piteux, voûtée, la bouche entrouverte, les yeux abêtis, à cause des lancinements intolérables.

La directrice, absolument charmante, m’a interpellée :

— Eh bien, Rose, à la bonne heure !… vous avez pris le courant du premier coup : restez ainsi et tout ira bien.

Mme Paulin, essuyant plus que jamais son nez avec son bras nu, a tourné autour de moi, du matin au soir, comme une mère poule inquiète.

À l’issue de ma troisième journée, au milieu de la petite classe, comme je me recueillais dans ce silence avide propre aux locaux administratifs et qui propage en sonorité creuse le moindre heurt du pied contre un meuble, — ce fait stupéfiant m’est apparu nettement : de tout le personnel d’une école maternelle, c’est la femme de service qui assume le rôle le plus indispensable ; une maîtresse, la directrice même peut s’absenter sans trop d’inconvénient, mais on ne saurait se passer un seul jour des deux manœuvres : la cantinière et la préposée à la propreté. Cette dernière, — la véritable femme de service, — s’honore de rapports exclusifs avec les enfants ; dix fois, vingt fois par jour, on la requiert dans chaque classe pour un office où personne ne peut la remplacer. Je sais même que, par un léger accroc au règlement, on lui confie la surveillance aux heures extrêmes où les enfants sont peu nombreux dans le préau : de huit heures à huit heures un quart, le matin, de cinq heures et demie à six heures, le soir.

Mais, voilà le plus renversant : vis-à-vis des tout petits, elle seule représente l’école. En effet, on ne leur fait pas la classe, à ces mioches, il s’agit en réalité de les garder et de les soigner. Or tous les soins appartiennent à la femme de service, d’une part, et, d’autre part, la garde lui incombe une partie du temps, la directrice étant souvent dérangée. Aussi la maîtresse est-elle bien plus éloignée des petiots que la journalière ; ils s’égalent aux enfants riches qui connaissent bien plus leur gouvernante que leur mère. À la moindre alarme ils savent bien : c’est le « tablier bleu » qu’ils cherchent, qu’ils attendent.

Certes, on ne doute pas que ces dames n’aiment leur troupeau : la directrice, notamment, se désole de son union stérile et elle adopte, du cœur, tous les bambins gentillets. Mais le dévouement du personnel enseignant n’amoindrit pas la femme de service : déchoir elle ne peut !

Je promenais mon plumeau sur les tables minuscules et mon ombre démesurée époussetait le mur, le tableau noir, les cartes d’histoire naturelle. « Ça y est ! » me dis-je, immobilisée tout à coup par l’évidence de mon souvenir, « en trois jours, les tout petits ont déjà pris possession de moi : ils m’appellent Rose, me tutoient, s’accrochent à ma robe. Que je veuille ou non, je sens bien que je ne m’appartiens plus : aujourd’hui, du matin au soir, j’ai manœuvré sans personnalité, captée, tirée, hypnotisée par eux. »

C’est qu’il faut voir ces brimborions, ces riens qui vous viennent à peine au genou : ces corps sans poids où saillissent des os de chat maigre, ces malheureuses frimousses cireuses ! Ça ne tient pas debout, ça vacille même assis, il faut continuellement que ça s’appuie des yeux sur une grande personne. Et il faut voir leur vigilance à ne pas perdre ma trace : dans l’isolement et la bousculade de l’école, je suis la consolation et la protection. Il faut absolument que je réponde à cette confiance touchante… C’est un peu fort !… je suis prise malgré moi… Mais quel rôle écrasant ! Pourrai-je ?… Voyons, mes pauvres enfants, je ne suis pas préparée, moi… si vous saviez : je ne suis pas maternelle… je suis une jeune fille qui n’a eu ni frère, ni sœur… J’essaie, je veux bien… un petit jupon détaché, un petit doigt qui a du bobo, voilà, voilà, je fais de mon mieux… Mais, mes pauvres enfants, vous êtes si peu appétissants, si lamentables !… et vous sentez l’aigre, la crasse, le linge douteux.